CNEWS respectait-elle « l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion » quand elle programmait un camp le jour, et les autres la nuit ?

CNEWS pouvait-elle légalement, à quelques mois des présidentielles mais alors que s’appliquait encore le droit usuel et non le droit pré-électoral, décider de concentrer le temps de parole de la majorité présidentielle, d’une part, et de LFI, d’autre part… entre minuit et 5h59 du matin ? Le temps de parole diurne permettait de jeter tous les feux des projecteurs sur les autres camps politiques (essentiellement à droite et aux extrêmes-droites) ?

Non. Non. Bien sûr que non. Il est même étonnant que face à la mise en demeure reçue du CSA (devenu Arcom) sur ce point, cette chaîne de télévision ait eu l’idée saugrenue de croire qu’un juge trancherait autrement que ne l’avait fait, d’ailleurs de manière fort modérée, le CSA.

Rappelons d’abord qu’existent des différences dans le temps selon que l’on est loin, ou non, des élections proprement dites.

  • 1/ d’une manière générale, s’impose le « respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale  » ( voir les articles 1er, 13, 28 et 42 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, modifiée, avec des modalités reprises dans les conventions conclues ensuite avec les exploitants de ces chaînes).
    NB : ce paramètre s’impose aussi d’ailleurs à l’ARCOM dans ses propres missions d’attributions d’audience. Voir par exemple CAA de Paris, 13 mars 2017, 16PA01128.
  • 2/ et en particulier se mettent en place des calendriers propres à chaque période préélectorale. Dans le cas de l’élection présidentielle, il s’agit d’appliquer la loi organique du 25 avril 2016, laquelle a sur ce point notamment modifié la n° 62-1292 du 6 novembre 1962, avec des règles plus ou moins égalitaires au fil du temps :
    • règle de l’équité médiatique au « temps de parole » comme au « temps d’antenne » avant la publication de la liste officielle des candidats par le Conseil constitutionnel,
    • puis règle de l’équité médiatique s’applique entre candidats (et non plus la stricte égalité antérieure).
    • puis égalité de temps de parole et d’antenne 15 jours avant le premier tour et entre les deux tours.
      NB : sur ce régime, voir ici et . sur le fait que l’ARCOM elle-même a formulé des propositions pour faire évoluer ce dispositif, voir ici.

Cette nouvelle décision du Conseil d’Etat porte sur le temps ordinaire ci-avant évoqué en 1/ et non sur le droit propre aux périodes pré-électorales régies par des dispositions spécifiques susmentionnées en 2/.

Quand on en est juste à la phase où l’ARCOM (et auparavant le CSA, son devancier) doit juste «  garantir le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion en tenant compte de leur audience relative », et ce même si on est en phase de recueil des parrainages pour la future élection présidentielle, la mission de ce régulateur « [n’est] pas d’assurer à toute personne l’accès aux médias nationaux, mais seulement, dans le respect de la liberté de communication, de garantir le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion en tenant compte de leur audience relative. »

Source : Conseil d’État, 22 décembre 2021, n° 459602

Il n’en demeure pas moins que, même entre petits partis, s’impose un minimum d’égalité de traitement. Voir par exemple les exigences de la CEDH en ce domaine :

Cette obligation de «  garantir le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion en tenant compte de leur audience relative » laisse-t-elle de une marge de manoeuvre à la chaîne de télévision ou de radio ? Oui certes. Bien évidemment, et cela se révèle nettement par le contraste entre la période ordinaire régie par cette règle aux formulations souples avec le droit, parfois très (trop ?) rigide qui prévaut en périodes immédiatement préélectorale ou électorale.

Mais cette souplesse n’est pas sans limite, et le f… de g… en est une.

Car citons la narration des faits telle que relatée par le Conseil d’Etat lui-même :

«  10. Il ressort des relevés de temps de parole sur l’antenne du service CNEWS entre le 1er octobre et le 15 novembre 2021 que, d’une part, 82 % des interventions du Président de la République, de ses collaborateurs et des membres du Gouvernement et, d’autre part, 53 % de celles des représentants de  » La France Insoumise  » ont été diffusées entre minuit et 5 heures 59, alors que ces intervenants sont sous-représentés par rapport aux autres partis et groupements politiques au sein des programmes diffusés en journée, avec des proportions respectives de 8,6 % et 3,7 % du temps total d’intervention entre 6 heures et minuit […] à des heures où l’audience est très faible. »

Cette astuce grossière consistant à glisser la nuit ce qui ne convient pas à une ligne politico-éditoriale avait d’autant moins de chances de « passer » en droit que déjà, lorsqu’autrefois la chaîne TF1 avait tenté de passer ses quotas de diffusion d’oeuvres françaises au coeur de la nuit (avec le même procédé, mais à d’autres fins, donc), la censure du Conseil d’Etat avait déjà frappé ladite chaîne.

Source : CE, S., 20 janvier 1989, n°103063, au rec.

La même astuce sur un sujet sensible ne pouvait qu’entraîner une réaction du CSA (une simple mise en demeure) puis une validation de ladite réaction par la Haute Assemblée :

« En adressant à la société requérante une mise en demeure sur ce point, qui lui rappelle les obligations qui lui incombent et l’invite pour l’avenir à s’y conformer sur l’ensemble de la période au cours de laquelle leur respect doit être assuré, le CSA, loin de méconnaitre la délibération du 22 novembre 2017, s’est bornée à appliquer la règle énoncée au point 9 ci-dessus, sans porter atteinte aux principe de non-rétroactivité des actes administratifs et de sécurité juridique. Eu égard aux circonstances de fait qui viennent d’être rappelées, cette mise en demeure doit être regardée comme faisant une exacte application des pouvoirs conférés au CSA.»

Pour le juriste, la leçon à en retenir est retracée au début du futur résumé des tables du rec. tel que préfiguré par celui de la base Ariane :

« Si aucune disposition législative ou réglementaire ni aucune stipulation applicable aux services de radio et de télévision ne précise expressément que le respect des obligations en matière d’expression pluraliste des courants d’opinion fixées par la délibération du CSA 22 novembre 2017, prise sur le fondement des articles 1 et 13 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, doit s’apprécier en tenant compte des heures de diffusion des émissions, il résulte de l’objet même de ces dispositions, qui tendent à ce que les différents courants d’opinion soient équitablement diffusés afin de concourir à la formation de l’opinion des téléspectateurs et de contribuer ainsi au débat et à l’expression démocratique, que les obligations qu’elles édictent ne sauraient être regardées comme respectées sans tenir compte des horaires et des conditions de diffusion de ces émissions.»

D’un point de vue plus large, cela confirme que même quand une règle semble floue, ses contournements les plus grossiers seront censurés par le juge tel qu’en l’espèce, avec application d’un logique critère de finalité. A quoi ladite règle sert-elle ? Est-elle frontalement, ou non, violée par une pratique ? Avec un contrôle du juge qui reste en l’état de règles formulées de manière peu contraignantes, qui restera au cas par cas, avec sans doute un contrôle relativement restreint sans qu’il soit possible en l’espèce de le qualifier de manière précise quant à l’office du juge.

NB : on notera d’ailleurs que le même pragmatisme combiné avec un refus des contournements grossiers, et concernant le même groupe de médias, a déjà prévalu sur un autre point, qui est celui de la notion de personnalités politiques (au titre des données à fournir par les radios et télévisions à l’ARCOM : CE, 28 septembre 2022, n° 452212).

Et d’un point de vue plus anecdotique, on notera que décidément cette chaîne de télévision peine à avoir le respect du droit chevillé au corps de ses programmes. Il est vrai que respecter la légalité n’est pas la voie la plus directe pour imiter FoxNews

N.B. : voir par exemple cette Affaire CNews/ Eric Zemmour, où le Conseil d’Etat a confirmé que c’est aux télévisions de tenir leurs chroniqueurs, lesquels ne sont pas recevables à être parties à l’instance en cas de sanction de l’Arcom Source : Conseil d’État, 12 juillet 2022, n° 451897, à publier au recueil Lebon.

Voir cette décision :

Conseil d’État, 13 janvier 2023, n° 462663, aux tables du recueil Lebon

Voir aussi :