Refuser de soumettre un projet de loi au Parlement est (bien sûr !) un acte de Gouvernement… mais profitons en pour faire un point plus général sur cette question plus centrale et d’actualité qu’il n’y paraît….

L’acte de Gouvernement est une notion importante, car elle est au coeur de la séparation des pouvoirs, en interne, et de l’incompétence du juge national pour connaître des relations internationales, d’autre part (I). En dépit de remises en cause tant dans la vie politique interne que de la part de la CEDH (II), une série de décisions récentes du juge administratif réaffirment la vigueur de cette notion (III).

C’est dans ce cadre qu’il ne sera pas surprenant que, en décembre 2022 puis en octobre 2023, le Conseil d’Etat ait inclus dans la catégories des actes de Gouvernement le « refus du Gouvernement de soumettre un projet de loi au Parlement » (IV)…

Une évolution qui est à mettre en parallèle avec celle, récente, du juge en matière d’injonctions, et qui s’avère tout à fait déterminante quant à l’office du juge et, plus largement, à la séparation des pouvoirs dans notre Démocratie. Car une bonne foi pour toutes, nos concitoyens doivent un jour comprendre qu’ils ne peuvent à la fois critiquer la juridictionnalisation de la vie politique et réclamer plus d’intervention des juges quant à l’opportunité politique de telle ou telle réforme. 


 

 

I. Une notion au coeur de la séparation des pouvoirs, en interne, et de l’incompétence du juge national pour connaître des relations internationales, d’autre part

 

Les « actes de Gouvernement », en droit administratif, échappent à tout recours contentieux en annulation (ou en indemnisation pour faute), car ce sont des décisions qui touchent :

  • soit aux rapports entre pouvoirs constitutionnels de notre Pays (étant rappelé que d’autres Démocraties ont fait le choix inverse d’accepter des recours entre institutions publiques, y compris l’UE)
  • soit à des décisions, des agissements, qui ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France.

Sources : CE, 19 février 1875, Prince Napoléon, rec. 155 ; CE, 26 novembre 2012, Krikorian, n°350492… pour un cas classique, voir CE, 2 février 2016, Lecuyer, n° 387931…

Une telle jurisprudence ne vise pas qu’à donner à l’exécutif d’utiles marges de manœuvre. Elle sert surtout à :

 

J’avais fait en septembre 2022 une petite vidéo à ce sujet, de 8 mn 39 :

 

https://youtu.be/vv7ek2Qq-co

Cette notion, qui ne faisait parler d’elle que de loin en loin, trouve depuis quelques années d’importantes illustrations qui ne manquent ni de sel ni d’échos.

Exemples : CE, 3 octobre 2018, n° 410611 ; CE Ass., 12 octobre 2018, n°408567 (par analogie car nous ne sommes plus là dans l’acte de gouvernement stricto sensu) ; TC, 11 mars 2019, Mme R…, épouse D… c/ Agent judiciaire de l’Etat, n° 4153 ; CE, 3 août 2021, n° 443899 ; CE, ord., 25 août 2021, 455744-455745-455746 ; CE, 9 septembre 2020, n° 439520 ; CE, ord., 23 avril 2019, n°429668…

 

II. Des remises en question, externes à notre monde juridictionnel administratif, se sont multipliées récemment…

 

Or, voici que l’acte de de Gouvernement commence d’être un peu remis en question, sinon dans son fondement, à tout le moins dans d’importantes marges :

 

 

Souvent, la juridictionnalisation de notre société s’avère critiquée.
Mais, voici donc, de droite comme de gauche, que des voix variées demandent au juge national de s’immiscer plus encore dans les domaines qu’il n’avait pas encore conquis.
A court terme, c’est piquant. A moyen terme, c’est clivant.

III. En dépit de ces critiques ou demandes de juridictionnalisation des relations institutionnelles internes, voire internationales, une série de décisions récentes du juge administratif réaffirment la vigueur de cette notion

 

Ceci dit, il est notable que le juge français ait opposé une vive résistance à cette décision de la CEDH (Req 24384/19 et 44234/2, décisions précitées).

Citons par exemple cette décision du TA de Paris qui très clairement est un refus d’obtempérer à la cour de Strasbourg :

« 2. M. et Mme C demandent au juge des référés d’enjoindre au ministre de l’Europe et des affaires étrangères, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de procéder au rapatriement de leur petite-fille A C et de leur arrière-petite-fille E C, actuellement retenues dans le camp de Roj en Syrie. La mesure de rapatriement ainsi demandée nécessiterait l’engagement de négociations avec des autorités étrangères ou une intervention sur un territoire étranger. Ainsi que l’a jugé le Conseil d’Etat par ordonnances n° 429668, 429669, 429674 et 429701 du 23 avril 2019, une telle mesure n’est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France en Syrie. En conséquence, la juridiction administrative n’est manifestement pas compétente pour en connaître. Il y a lieu dès lors de rejeter la présente requête par application des dispositions précitées de l’article L. 522-3 du code de justice administrative.»

Source :

Ce mouvement n’est pas isolé car le juge administratif a eu l’occasion depuis quelques années de rappeler sa vision assez large de l’acte de Gouvernement, dans des cas peu discutables… mais aussi dans d’autres où même les citoyens soucieux de séparation des pouvoirs pourront tiquer un peu. Voici un florilège en ce sens :

  • Dans une affaire de 2018 (CE, 3 octobre 2018, n° 410611), l’acte de Gouvernement était brandi et accepté par le juge pour justifier que l’Etat n’indemnise pas les familles de harkis massacrés en Algérie en 1961-62 sans être, en raison d’ordres exprès, alors secourus par l’armée française… Il y avait donc là une appréciation fort large des relations internationales (puisque l’Etat Algérien n’existait pas encore du point de vue du droit français) et au moins pour une période, celle d’avant l’indépendance algérienne, nous étions dans une opération interne de maintien de l’ordre (ou de guerre peu importe sur ce point) qu’il a été audacieux de la part du Conseil d’Etat de faire rentrer dans une questions de relations internationales.
  • Dans une autre affaire (CE Ass., 12 octobre 2018, n°408567), se posait la question de savoir si le juge administratif est compétent pour se prononcer sur la validité d’une réserve formulée par la France lors de la ratification d’un traité international et, plus particulièrement, de la CEDH (réserve à l’article 4 du protocole n° 7 sur le non bis in idem). La réponse vint encore au profit de l’acte de Gouvernement, au nom d’une vision fort large de l’article 55 de la Constitution…
  • De même avons-nous eu une application des actes de Gouvernement sur la questions des emprunts russes (TC, 11 mars 2019, Mme R…, épouse D… c/ Agent judiciaire de l’Etat, n° 4153, B conduisant à une absence de responsabilité pour faute de l’Etat français mais avec une possible responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques).
  • De manière plus amusante, la Haute Assemblée était plus récemment, s’agissant de la nomination de l’actuel Garde des Sceaux, que… Une nomination au Gouvernement… est un acte de Gouvernement (CE, 3 août 2021, n° 443899).
  • Plus douloureuse , ô combien, fut la question ensuite traitée par le Palais Royal concernant quatre ressortissants afghans, dont trois bénéficient de la protection subsidiaire et un a la qualité de réfugié, et à qui étaient refusés le rapatriement par le Gouvernement français de leurs familles (CE, ord., 25 août 2021, 455744-455745-455746), grâce au pont aérien mis en place par l’armée française depuis l’aéroport de Kaboul en raison des limites de celui-ci. Cette affaire a donné lieu à un subtil équilibre entre les décisions qui relèvent de l’acte de Gouvernement (le rapatriement notamment) et celles qui n’en relèvent pas et se peuvent relever du contrôle opéré par le juge administratif (délivrance de visas, mais laquelle d’une part était en butte à des difficultés rédhibitoires et surtout n’était plus exigée pour évacuer ceux qui pouvaient l’être à la date de l’audience…).
  • cette catégorie a été renforcée par le Conseil d’Etat, y compris pour des décisions opérationnelles sous couvert de relations internationales (tunnel du Fréjus)… un acte administratif, même fort peu politique, même fort peu diplomatique, même d’une nature proche d’actes administratifs banals, continue donc d’être sanctuarisé juste parce qu’il est pris conjointement par des autorités de part et d’autre d’une frontière.
    Ou comment un tunnel permet de jeter aux oubliettes le droit aux recours contentieux. Voir : Conseil d’État, 24 février 2023, n° 463543, aux tables du recueil Lebon
  • Est un acte de gouvernement la réponse à une demande de portée générale tendant à la suspension d’autorisations préalables d’exportation de matériels de guerre à destination d’un Etat étranger (incompétence du juge administratif, pouvant donner à une simple ordonnance de rejet) : Conseil d’État, 27 janvier 2023, n° 436098, aux tables du recueil Lebon

Voir :

IV. C’est dans ce cadre qu’il ne sera pas surprenant que, en décembre 2022 puis en octobre 2023, le Conseil d’Etat ait inclus dans la catégories des actes de Gouvernement le « refus du Gouvernement de soumettre un projet de loi au Parlement »… Une évolution qui est à mettre en parallèle avec celle, récente, du juge en matière d’injonctions

 

En 2020, l’union syndicale professionnelle des policiers municipaux a saisi le ministre de l’intérieur d’une demande tendant à ce qu’il prenne les mesures visant à doter l’ensemble des policiers municipaux qui le souhaitent d’une arme à feu dans le cadre des missions de surveillance auxquelles ils sont susceptibles d’être affectés.

Cela eût imposé que l’article L. 511-5 du code de la sécurité intérieure fût modifié… et donc un projet de loi à l’initiative du Gouvernement.

D’où le rejet (logique), par le Conseil d’Etat, du recours contre la décision implicite de refus du Ministre, et ce en ces termes (le soulignement étant bien évidemment de nous) :

4. Le refus du Gouvernement de soumettre un projet de loi au Parlement, en application des dispositions de l’article 39 de la Constitution, touche aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels et constitue un acte insusceptible de tout contrôle juridictionnel. »

Source :

Conseil d’État, 28 décembre 2022, 460928

Or, hier, le Conseil d’Etat vient de confirmer qu’il entend donner une application large à ce cadre.

Passons des policiers municipaux aux cirques.

Fin 2022, le collectif des cirques a saisi la Première ministre d’une demande tendant à ce que les préfets soient dotés d’un pouvoir de substitution aux maires dans le cadre des pouvoirs de police qu’ils exercent pour réglementer l’accueil des cirques itinérants sur le territoire de leur commune ou à ce qu’elle adresse une instruction aux préfets afin qu’ils saisissent le juge, dans le cadre du déféré préfectoral, de tout refus opposé par le maire à l’accueil d’un cirque itinérant qu’ils estiment contraire à la légalité.

Là encore, le Conseil d’Etat a estimé que cela aurait nécessité de changer la loi (par combinaison entre l’article L. 413-10 de l’environnement et l’article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales, puis de l’article L. 2215-1 de ce même code).

La Haute Assemblée, en effet, estime qu’il :

« résulte de ces dispositions que l’interdiction, dans les établissements itinérants, de spectacles incluant des animaux appartenant à des espèces non domestiques prévue par la loi n° 2021-1539 du 30 novembre 2021 n’entre en vigueur qu’à l’expiration d’un délai de sept ans à compter de la promulgation de cette loi et que, jusqu’à l’expiration de ce délai, il appartient le cas échéant au maire, si les circonstances locales le justifient et sous le contrôle du juge, de réglementer, par les pouvoirs de police dont il dispose, conformément aux articles L. 2212-1 et L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, la tenue de ces spectacles sur le territoire de la commune afin d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques.»

Le Conseil d’Etat estime donc que demande aux préfets d’agir nécessiterait de changer la loi (ce qui se discute vu les pouvoirs du préfet par substitution des maires ou en cas de pouvoirs de police concernant plusieurs communes … mais les requérants auraient du encadrer leur demande à de telles hypothèses !)

D’où de nouveau le rejet avec la même formulation :

« 7. Le refus du Gouvernement de soumettre un projet de loi au Parlement, en application des dispositions de l’article 39 de la Constitution, touche aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels et constitue un acte insusceptible de tout contrôle juridictionnel. Les conclusions dirigées contre un tel refus ne peuvent dès lors qu’être rejetées.»

Quant à l’autre demande de la requête, elle ne pouvait guère être que rejetée (le soulignement est de nous) :

8. En second lieu, le collectif des cirques demande que soit adressée aux préfets une instruction qui rappelle le cadre juridique de la tenue des spectacles de cirques itinérants, tel que décrit aux points 2 à 4 de la présente décision, et leur demande de déférer au juge administratif tous les actes des autorités municipales réglementant la tenue des cirques itinérants qu’ils estiment contraires à ce cadre juridique.

9. S’il est loisible à une autorité publique d’adresser à ses subordonnés des instructions visant à faire connaître l’interprétation qu’elle retient de l’état du droit, elle n’est jamais tenue de le faire. Saisie par un tiers, elle n’est pas davantage tenue de répondre à la demande dont l’objet est de faire donner instruction aux autorités subordonnées d’appliquer les règles de droit à une situation déterminée, obligation à laquelle ces autorités sont en tout état de cause tenues.

Ce qui en sus d’être évident, s’avère confirmatif (de Conseil d’État, 5 avril 2022, n° 454440, à mentionner aux tables du recueil Lebon).

Voici les références de cette nouvelle décision :

Conseil d’État, 20 octobre 2023, n° 470965

Nous sommes là au coeur de l’acte de Gouvernement, et même dans la partie qui est la plus au coeur du fondement de cette notion tiré de la nécessaire séparation des pouvoirs.

C’est déjà pour les mêmes raisons, qui sont celles des limites de l’intervention du juge, que le Conseil d’Etat a récemment encadré ce qui peut être enjoint, ou non, à l’administration. Car là encore, il s’agit de savoir ce que peut faire le juge (imposer à l’administration de respecter une norme, d’appliquer un principe général du droit ou à valeur constitutionnelle) et ce qu’il ne peut pas faire (élaborer une politique publique, choisir entre diverses solutions…).

Sources : CE, Ass., 11 oct. 2023, Amnesty International France, n° 454836 ; CE, Ass., 11 oct. 2023, Ligue des droits de l’homme, n° 467771. Voir ici une vidéo à ce sujet et un article, dont je me permets vivement de recommander la consultation car le sujet est vraiment important.