Même un acte qui, loin d’être le fruit de négociations diplomatiques, ressemble plus à un acte administratif conjoint entre deux pays, sur des questions opérationnelles très quotidiennes et qui sont, matériellement, proches des actes administratifs classiques… sera insusceptible de recours pour cause de rattachement à la notion d’acte de Gouvernement… laquelle s’avère, décidément, bien englobante ces temps-ci :
- I. Les actes de Gouvernement, souvent réaffirmés mais fragilisés, ces dernières années
- II. Reste que cette catégorie vient d’être renforcée par le Conseil d’Etat, y compris pour des décisions opérationnelles sous couvert de relations internationales (tunnel du Fréjus)… un acte administratif, même fort peu politique, même fort peu diplomatique, même d’une nature proche d’actes administratifs banals, continue donc d’être sanctuarisé juste parce qu’il est pris conjointement par des autorités de part et d’autre d’une frontière.
Ou comment un tunnel permet de jeter aux oubliettes le droit aux recours contentieux.

I. Les actes de Gouvernement, souvent réaffirmés mais fragilisés, ces dernières années
Les « actes de Gouvernement », en droit administratif, échappent à tout recours contentieux en annulation (ou en indemnisation pour faute), car ce sont des décisions qui touchent :
• soit aux rapports entre pouvoirs constitutionnels de notre Pays (étant rappelé que d’autres Démocraties ont fait le choix inverse d’accepter des recours entre institutions publiques, y compris l’UE)
• soit à des décisions, des agissements, qui ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France.
Sources : CE, 19 février 1875, Prince Napoléon, rec. 155 ; CE, 26 novembre 2012, Krikorian, n°350492… pour un cas classique, voir CE, 2 février 2016, Lecuyer, n° 387931…
Une telle jurisprudence ne vise pas qu’à donner à l’exécutif d’utiles marges de manœuvre : elle sert surtout à traduire en réalité le principe de la séparation des pouvoirs…
Cette notion, qui ne faisait parler d’elle que de loin en loin, trouve depuis quelques années d’importantes illustrations qui ne manquent ni de sel ni d’échos.
Exemples : CE, 3 octobre 2018, n° 410611 ; CE Ass., 12 octobre 2018, n°408567 (par analogie car nous ne sommes plus là dans l’acte de gouvernement stricto sensu) ; TC, 11 mars 2019, Mme R…, épouse D… c/ Agent judiciaire de l’Etat, n° 4153 ; CE, 3 août 2021, n° 443899 ; CE, ord., 25 août 2021, 455744-455745-455746 ; CE, 9 septembre 2020, n° 439520 ; CE, ord., 23 avril 2019, n°429668…
Voir :
- L’acte de gouvernement se réveille-t-il ? Ou est-ce une phase de sommeil paradoxal ?
- La notion « d’acte de gouvernement » continue d’être en grande forme (et elle s’étend [logiquement mais tristement, inévitablement] aux opérations d’évacuation en Afghanistan)
- Une nomination au Gouvernement… est un acte de Gouvernement. CQFD
- La notion « d’acte de gouvernement » (lato sensu) est en grande forme (CE, 3 octobre 2018, n° 410611 et CE Ass., 12 octobre 2018, n°408567)
- etc.
Or, voici que l’acte de de Gouvernement commence d’être un peu remis en question, sinon dans son fondement, à tout le moins dans d’importantes marges :
- sans que l’on soit dans l’acte de Gouvernement stricto sensu, à tout le moins, dans le domaine qui est celui de la non intervention du juge administratif dans les rapports entre exécutif et législatif, qui est le fondement aussi de la 1e branche de l’acte de Gouvernement, des voix se sont faites entendre pour exiger aussi que le juge puisse intervenir dans des domaines où, dans les relations entre exécutif et législatif, il n’intervient pas à ce jour. Ce qui revient à remettre en cause l’acte de Gouvernement ou des notions proches de celle-ci dans l’autre branche que celle qui vient d’être secouée un peu par la CEDH, à savoir les relations entre pouvoirs constitutionnels.
Sources : discours du Président Larcher en date du 1eroctobre 2020 au Sénat. Puis examen au Sénat le 14 octobre 2021 d’une proposition de loi en ce sens de M. Jean-Claude REQUIER. Voir aussi : CE, 31 décembre 2020, n° 430925, à publier aux tables du recueil Lebon ; CE, 23 novembre 2011, n° 341258 ; CE, 9 avril 2020, n° 428680. Puis voir les propositions du Président A. Lambert (communiqué du CNEN de 6 pages, non daté, août 2022). Voir :-
- Le Président du CNEN souhaite que le juge puisse exercer sa censure sur les études d’impact qui doivent précéder le dépôt d’un projet de loi. Une proposition qui soulève un nombre considérable de questions…
- Quand un parlementaire peut-il agir devant le Conseil d’Etat ? Cela va-t-il changer ? [mise à jour]
- Quand un parlementaire peut-il agir devant le Conseil d’Etat ? Cela va-t-il changer ? Avec quels possibles impacts ? [courte VIDEO]
-
- surtout, et plus directement, sur la seconde branche, voici que CEDH condamne le refus de la France de de rapatrier les enfants et petit-enfants des requérants détenus dans des camps en Syrie, « faute de formalisation des décisions de refus et de contrôle juridictionnel sur l’absence d’arbitraire » : CEDH, grande chambre, 14 septembre 2022, H.F. et autres, Req 24384/19 et 44234/20. Attention : la CEDH ne crée absolument pas un « droit général au rapatriement » de ces personnes : elle censure juste l’absence de procédures de droit au stade des décisions de refus, d’une part, et de contrôle juridictionnel à ce sujet, d’autre part. … Ce qui devrait imposer, pour ce second point, au Conseil d’Etat de revenir sur sa jurisprudence selon laquelle ces décisions sont des « actes de gouvernement » (décisions CE, 9 septembre 2020, n° 439520 ; CE, ord., 23 avril 2019, n°429668, précitées, entre autres).
Voir :- Enfants de djihadistes détenus en Syrie : la France, condamnée « faute de formalisation des décisions de refus et de contrôle juridictionnel sur l’absence d’arbitraire , va devoir restreindre la catégorie des « actes de gouvernement »
- mais pour un refus récent d’appliquer la décision de la CEDH ,de manière frappante, voir :
Voir :
Voici une courte vidéo faite au soir de la décision de la CEDH, pour une durée de 8 mn 39 :
II. Reste que cette catégorie vient d’être renforcée par le Conseil d’Etat, y compris pour des décisions opérationnelles sous couvert de relations internationales (tunnel du Fréjus)… un acte administratif, même fort peu politique, même fort peu diplomatique, même d’une nature proche d’actes administratifs banals, continue donc d’être sanctuarisé juste parce qu’il est pris conjointement par des autorités de part et d’autre d’une frontière.
Une convention entre la République française et la République italienne concernant le tunnel routier du Fréjus, signée à Paris le 23 février 1972, prévoit que les questions de toute nature soulevées par la construction et par l’exploitation de ce tunnel, y compris les mesures nécessaires à la sécurité de la circulation, feront l’objet d’accords particuliers entre les gouvernements.
Par une déclaration conjointe ” sur la modification du tunnel routier du Fréjus ” du 3 décembre 2012, des membres des deux gouvernements ont décidé qu’à l’issue des travaux pour doter ce tunnel d’une galerie de sécurité, cet ouvrage serait ouvert à la circulation sur une seule voie dans le sens de l’Italie vers la France et la circulation dans le tunnel existant serait réduite à une seule voie dans le sens inverse. Afin de garantir la limitation de la capacité de l’ouvrage, ils ont décidé que la commission intergouvernementale serait chargée de vérifier que la circulation ne dépasse pas les seuils énoncés par la déclaration. Ils ont donné mandat à leurs administrations respectives et aux sociétés exploitantes pour procéder aux études et aménagements nécessaires à la mise en oeuvre de ces décisions.
Tout de même, nous avons là des décisions opérationnelles, qui ne seront pas forcément déclinées en actes administratifs ensuite aisés à attaquer. Que cet acte soit lié aux relations internationales de la France est incontestable, mais si le juge avait voulu faire évoluer sa jurisprudence vers la recevabilité de recours contre des actes qui en réalité sont très éloignés de toute diplomatie et ressemblent juste à une coordination entre deux Etats sur leurs actes administratifs (conjoints, mais bien des actes administratifs), rarement un cas aussi parfait eût pu être trouvé pour faire évoluer la jurisprudence.
Mais le Conseil d’Etat s’y est refusé, alors qu’encore une fois nous avons là un acte administratif conjoint plus qu’un vrai acte diplomatique.
Il a estimé, très classiquement, de manière plus que conservatrice, que cette déclaration conjointe du 3 décembre 2012, prise en application de la convention du 23 février 1972 entre la République française et la République italienne concernant le tunnel routier du Fréjus, ainsi que le refus implicite opposé par la ministre de rapporter cette déclaration, ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France et échappent, dès lors, à la compétence de la juridiction administrative.
NB : d’autant que les frontières ne s’imposent pas toujours au juge administratif français. Restons en Italie avec un cas frappant : Le juge administratif français peut-il être compétent… en Italie ?
Il va devenir pour de nombreux sujets aisé de faire des structures internationales ad hoc pour éviter les contentieux. Pourquoi pas un traité sur les centrales nucléaires ou autres ICPE près de la frontière, pour éviter tout recours puisque cela aura été conclu par traité ? Cet exemple fictif, ce raisonnement par l’absurde, montre les limites de la jurisprudence du Conseil d’Etat…
Source :
Conseil d’État, 24 février 2023, n° 463543, aux tables du recueil Lebon

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