Le droit ne cesse de se préciser quant aux frontières entre actes administratifs attaquables ou non (I), avec trois notions à avoir à l’esprit :
- celle d’acte de droit souple (et par-delà cette notion, via l’arrêt Gisti, une frontière entre actes attaquables ou non) ;
- le concept d’acte préparatoire ;
- la notion « d’absence de portée normative »
Or, une intéressante application de ces définitions de frontières vient d’être faite en matière de « circulaire de localisation des emplois » de la Chancellerie .. au moins pour les emplois de magistrats (II).
Mais derrière ce travail de définition de frontière, se cache en l’espèce une zone de non droit. Voire de déni de justice.
Selon le Conseil d’Etat, une telle circulaire n’est pas attaquable car il s’agit d’une document de programmation et qui ne peut être de décision… la décision relevant du Président de la République, et non du Ministre de la Justice signataire de ladite circulaire (ou des agents signant cette circulaire par délégation).
De prime abord, le raisonnement semble imparable, même si alors une qualification « d’acte préparatoire » eût pu sembler plus conforme aux catégories forgées par la Haute Assemblée .
De prime abord seulement. Car une telle circulaire a des effets, avant même la signature du Président de la République, sur les agents concernés au delà de la liste des agents chargés de mettre en oeuvre la circulaire !
Mais, surtout, cela revient à ne pas pouvoir attaquer les choix en termes de ventilation de postes entre territoires qui sont ainsi opérés, car un tel choix — non susceptible de recours au stade de la note/circulaire, donc — n’est pas non plus (ou de manière très délicate) attaquable via les recours contre les nominations de magistrats une à une…. même si l’on voit bien les travers que le Conseil d’Etat a voulu éviter en ce domaine…
Au delà de ce cas d’espèce, fort discutable donc par delà une évidence d’apparence, retenons pour l’avenir deux leçons de tout ceci :
- en droit, cela conduit à penser qu’une circulaire de programmation de ce type, sera présumée comme non décisoire (une sorte de mesure préparatoire en fait même si hélas le Conseil d’Etat ne le formule pas ainsi) si elle émane d’une autre autorité que celle en charge de la décision finale
- en pratique, ces frontières qui depuis l’arrêt Gisti semble claires.. ne le sont pas, et le Conseil d’Etat ne manquera pas d’en jouer avec habilité pour tenir compte des domaines où l’administration doit conserver de larges marges de manœuvre, selon l’appréciation des juges du Palais Royal.
Bref, un totem d’immunité pourra être sculpté sur mesure dès qu’une frontière pourra sembler commodément imprécise.
I. Rappel rapide sur les frontières entre actes administratifs attaquables ou non, avec trois notions à avoir à l’esprit : celle d’acte de droit souple (et par-delà cette notion, via l’arrêt Gisti, une frontière entre actes attaquables ou non) ; le concept d’acte préparatoire ; la notion « d’absence de portée normative »
Toute décision ou information publique sera un acte attaquable, sauf régime spécial, même s’il prend la forme vaporeuse des actes de droit souple (« documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif», dont des cartes, des guides…) :
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s’il est « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre »
Sources : CE, 12 juin 2020, GISTI, n° 418142 ; pour les circulaires, voir le célèbre arrêt Duvignères (CE, S., 18 décembre 2002, n° 233618 ; voir aussi CE, 20 juin 2016, n° 389730) ; pour les directives de droit national, voir CE, S, 11 décembre 1970, Crédit foncier de France, rec. p. 750 ; pour le droit souple des autorités de régulation, voir les décisions d’Assemblée du contentieux du CE du 21 mars 2016, Fairvesta International, n° 368082, et Société Numéricable, n° 390023 ; s’agissant du refus d’une autorité de régulation d’abroger un acte de droit souple, voir CE, Section, 13 juillet 2016, Société GDF Suez, n° 388150, p. 384 ; sur les recours contre les actes de droit souple susceptibles d’avoir des effets notables sur les intéressés, voir CE, Ass., 19 juillet 2019, n° 426389. A comparer avec CE, 21 octobre 2019, n°419996 419997 ; pour le cas des décisions des autorités administratives indépendantes non décisoires mais pouvant avoir une influence, voir CE, 4 décembre 2019, n° 416798 et n°415550 (voir aussi CE, 30 janvier 2019, n° 411132 ; CE, 2 mai 2019, n°414410) ; pour les guides voir CE, 29 mai 2020, n° 440452 ; sur l’état du droit quant aux lignes attaquables ou non avant ce nouvel arrêt GISTI voir CE, 3 mai 2004, Comité anti-amiante Jussieu, n° 245961. Voir aussi l’intéressante quoique désormais datée étude annuelle du Conseil d’Etat, « Le droit souple », 2013.
Voir deux vidéos par moi commises à ce sujet :- Directives, lignes directrices de gestion, circulaires, droit souple… la grande unification [MINI VIDEO] ;
- voir aussi « Droit souple » : quel impact pour « mon » administration ? [VIDEO] .Pour une synthèse récente, voir : Droit souple : peut être attaquable une réponse à une FAQ
Pour une illustration récente voir un avis de l’ART qui n’est pas considéré comme ayant un impact (au sens de cette jurisprudence GISTI) sur les sociétés autoroutières (pourtant en réalité impactées), voir CE, 27 septembre 2023, n° 470331, aux tables du recueil Lebon. 2/
MAIS ENCORE FAUT-IL QUE CE SOIT UNE DÉCISION, ET NON UNE ANNONCE DE FUTURE DÉCISION OU UNE MESURE PRÉPARATOIRE… la frontière entre les deux étant parfois très incertaine.
En témoignent :
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- le célèbre avis contentieux du Conseil d’Etat à propos du non moins fameux logiciel Vauban, (CE, avis ctx, 25 juin 2018, n° 419227, au rec. : s’agissant en l’espèce de lettres par laquelle l’administration informait un militaire qu’il devait rembourser une somme indument payée… si la lettre informe son destinataire qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, un titre de perception lui sera notifié, elle est seulement une mesure préparatoire de ce titre et n’est pas susceptible de recours. Mais si elle l’informe qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, la somme sera retenue sur sa solde, il s’agit d’une décision susceptible de faire l’objet d’un recours de plein contentieux). Voir aussi CE, 29 décembre 2020, Université de Savoie Mont-Blanc et ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, n° 425728-429165. Ceci dit, en ce domaine, voir quelques évolutions récentes ici).
- le droit des marchés publics, au titre duquel un AAPC est un acte préparatoire non susceptible de recours (au contraire des délibérations lançant les DSP). Voir par exemple : CE 17 février 2010, n° 325520 ; CE, 10 mai 1996, n° 162856 (par analogie) ; CE, 23 juin 1997, n° 167865…Voir plus récemment dans le même sens, CE, 4 avril 2018, n° 414263.
- le droit de l’intercommunalité pour qui un arrêté de projet de périmètre (en création, ou de fusion, ou d’extension de périmètre) est un acte préparatoire insusceptible de recours (TA Nancy, 5 décembre 2017, n° 1601532 et 1603672 ; TA Orléans, Ord, 2 mai 2012, Sieur Pédard et autres, n°1201198 ; CAA Douai, 2 novembre 2004, Mme Annick X, req. n° 03DA00631 ; CE, 27 octobre 1999, Syndicat départemental d’électrification d’Ille-et-Vilaine, req. n° 160469, CE, 3 juillet 1998, Société Sade, req. n° 154234). Il en va de même lorsqu’il s’agit de proposer la création d’une commune nouvelle (voir Peut-on faire un recours contre une délibération demandant la création d’une commune nouvelle ?).A noter cependant qu’au moins une CAA a eu la fantaisie de se forger une opinion contraire (CAA de Marseille, 12 juin 2001, Ministère de l’Intérieur, n° 01MA00070, et al.).
- le droit de l’urbanisme pour qui l’adoption schéma d’aménagement de plage n’est qu’une mesure préparatoire (CE, 9 octobre 2017, n°396801).NB : et naturellement ne seront pas non plus attaquables les simples mesures d’ordre intérieur (MOI ; voir par exemple CE, Sect., 25 septembre 2015, n° 372624); mais en ce cas il y aura rarement communication urbi et orbi à grand renfort de trompettes de la part des exécutifs…
- Pour un discours du Président de la République relatif au nucléaire (acte préparatoire car les étapes ultérieures étaient annoncées : Conseil d’État, 9 août 2023, n° 462777).
N.B. la notion d’absence de portée normative est distincte des deux précédentes. Certains actes de portée non normative peuvent être des actes préparatoires. Et si un acte est dépourvu de portée normative, c’est qu’il aura été considéré comme n’étant pas non plus un acte de droit souple de l’arrêt Gisti : il n’aura pas été considéré comme « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ».
Ainsi la mention du « peuple corse » (insérée dans le PADDUC, qui en Corse ressemble aux SRADDET, SDRIF ou autres SAR des autres régions) a pu ne pas être censurée car dénuée de portée normative, et ce aux termes clairs de l’arrêt n° 432933 rendu par le Conseil d’Etat le 7 juillet 2021. Pour une illustration de débat sur une mesure pouvant être interprétée comme étant un acte préparatoire OU un cas d’absence de portée normative, voir TA de la Martinique, ord., 4 octobre 2023, n°2300550

II. Une intéressante application récente à la « circulaire de localisation des emplois » de la Chancellerie .. au moins pour les emplois de magistrats. Une telle circulaire n’est pas attaquable car il s’agit d’une document de programmation et qui ne peut être de décision… la décision relevant du Président de la République, et non du Ministre de la Justice signataire de ladite circulaire (ou des agents signant cette circulaire par délégation). Ce point aurait pu être discuté car une telle circulaire a des effets, avant même la signature du Président de la République, sur les agents concernés au delà de la liste des agents chargés de mettre en oeuvre la circulaire ! Et on voit que cela revient à ne pas pouvoir attaquer les choix en termes de ventilation qui sont ainsi opérés, car un tel choix n’est pas non plus attaquable via les recours contre les nominations de magistrats une à une…. même si l’on voit bien les travers que le Conseil d’Etat a voulu éviter en ce domaine… En droit, cela conduit à penser qu’une circulaire de programmation de ce type, sera présumée comme non décisoire (une sorte de mesure préparatoire en fait même si hélas le Conseil d’Etat ne le formule pas ainsi) si elle émane d’une autre autorité que celle en charge de la décision finale
La « CLE » désigne la traditionnelle circulaire de la Chancellerie pour la répartition et la localisation des emplois dans le monde judiciaire. Voici le début d’une telle circulaire pour 1999 :
Source : https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/migrations/portail/bulletin-officiel/dsj73h.htm
Avec des tableaux comme ceux-ci, en l’espèce pour 2020 :
Sources (syndicat CGC) :
- http://justicecgc.e-monsite.com/medias/files/cle-2020-magistrats.pdf
- http://justicecgc.e-monsite.com/medias/files/dsj-sdrhg-cle-2020-greffes.pdf
Et c’est à cette CLE que les services de l’Etat se réfèrent lorsqu’ils répondent via leur Ministre aux parlementaires s’inquiétant des faibles effectifs de telle ou telle juridiction :
- https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-26734QE.htm
- https://www.senat.fr/questions/base/2023/qSEQ230607502.html
Pris ainsi, on semble vraiment avoir là une mesure décisoire, attaquable devant le juge administratif… car cet acte semble « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ».. au sens de l’arrêt Gisti (CE, 12 juin 2020, n° 418142) précité.
Mais non… mais non… nous dit le Conseil d’Etat. Car ce n’est qu’un document de programmation, qui ne lie en rien l’autorité ayant réellement une capacité décisoire, en ce domaine, qui n’est autre que le Président de la République (au moins pour les magistrats ; la CLE propre aux greffiers par exemple ne pourrait donner lieu en droit à ce même raisonnement).
D’où le résumé aux futures tables du rec. que voici :
« La note intitulée « circulaire de localisation des emplois » constitue un document de programmation par lequel le garde des sceaux, ministre de la justice informe, chaque année, les chefs de juridictions et les procureurs généraux de la répartition envisagée, entre les juridictions judiciaires de métropole et d’outre-mer, des effectifs de magistrats du siège et du parquet ainsi que de fonctionnaires des services judiciaires prévus en loi de finances. Si cette note constitue, pour l’administration, un outil annuel de gestion et de répartition prévisionnelle des effectifs de magistrats, les objectifs chiffrés qu’elle mentionne ne revêtent qu’un caractère indicatif, ce document n’ayant pas pour objet et ne pouvant avoir pour effet de lier le Président de la République dans l’exercice de son pouvoir de nomination individuelle des magistrats, dans les conditions prévues par l’article 65 de la Constitution et l’article 28 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958. Elle est, par suite, dépourvue de caractère décisoire. »
Une telle « circulaire de localisation des emplois » de la Chancellerie sera donc un acte insusceptible de recours .. au moins pour les emplois de magistrats.
Car, on le voit, ce même raisonnement ne tient pas si l’on parle des postes relevant de la nomination du Ministre de la Justice ou de ses délégataires.
Ce point aurait pu être discuté car une telle circulaire a des effets, avant même la signature du Président de la République, sur les agents concernés au delà de la liste des agents chargés de mettre en oeuvre la circulaire !
Même si le Conseil d’Etat est rétif à s’arroger le pouvoir de dire ce que devraient être la carte et la ventilation des postes dans le monde judiciaire de la « maison d’à côté », du grand voisin judiciaire avec qui un équilibre savant doit être maintenu :
En l’espèce, également, nul doute que le Conseil d’Etat a voulu éviter les travers d’une solution visant à juger d’une circulaire avant toute décision définitive… Car contrôler cette répartition avant toute décision du Président de la République, reviendrait à censurer un acte préparatoire. Et c’est ici que se situe une critique que, me semble-t-il, on pourrait vertement formuler à l’encontre de l’arrêt du Conseil d’Etat.
Ce dernier préfère la commodité, façon voiture balai, consistant à évoquer la formule de l’arrêt Gisti pour rejeter le recours, ce qui passe par la formule discutable que voici :
« Cette note, qui est dépourvue de caractère décisoire, ne saurait, eu égard à son objet et à sa portée, contrairement à ce que soutiennent les requérants, être regardée comme ayant, par elle-même, des effets sur les droits ou la situation des usagers du service public de la justice justifiant qu’elle puisse faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.»

Pourquoi est-ce discutable ? Pour trois raisons, selon moi, qui d’ailleurs inter-agissent entre elles :
- une telle programmation a un impact réel dès son annonce sur les membres de cette administration mais aussi sur les autres usagers du service public de la Justice, sur les avocats, sur les justiciables…
- la raison ci-dessus disparaît si on estime que cette note, cette CLE, n’est en réalité qu’une mesure préparatoire. Mais alors on bute sur deux difficultés :
- la première est que le Conseil d’Etat prend soin de ne pas dire que ce serait un acte préparatoire … alors que s’en est un techniquement (c’est en fonction de ces programmations que l’on va nommer un tel ou une telle à tel ou tel endroit !!!
- la seconde, et principale, c’est que si le juge avait accepté d’y voir un acte préparatoire, cela aurait supposé que l’on aurait pu attaquer cette ventilation entre postes via les recours contre les nominations par le Président de la République desdits magistrats. Or, il n’en est rien, ce qui nous conduit à la troisième et, selon nous, redoutable constatation … et contestation de cette décision
- … qui est que quand on va attaquer la nomination de tel ou tel magistrat sur tel ou tel poste, on ne va pas pouvoir soulever qu’il est manifestement erroné que tel ou tel emploi ait été créé à Limoges et non à Strasbourg, ou l’inverse. Ou alors de manière indirecte et malcommode.
Ce qui conduit à un trou noir non attaquable. Avec l’espoir que celui-ci n’avalera pas trop de matière autour.
Mais il s’avère si commode, ce trou noir, le juge administratif n’étant sans doute pas très à l’aise pour juger au stade du « contrôle des motifs » de la pertinence (même si c’était limité à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation) des ventilations nationales entre postes dans le monde judiciaire.
Reste un domaine, donc, non attaquable de décisions qui ont objectivement un impact, et même un impact fort, sur le monde judiciaire et sur ses usagers potentiels que nous sommes tous.
Sic.
Au delà de ce cas d’espèce, fort discutable donc par delà une évidence d’apparence, retenons pour l’avenir deux leçons de tout ceci :
- en droit, cela conduit à penser qu’une circulaire de programmation de ce type, sera présumée comme non décisoire (une sorte de mesure préparatoire en fait même si hélas le Conseil d’Etat ne le formule pas ainsi) si elle émane d’une autre autorité que celle en charge de la décision finale
- en pratique, ces frontières qui depuis l’arrêt Gisti semble claires.. ne le sont pas, et le Conseil d’Etat ne manquera pas d’en jouer avec habilité pour tenir compte des domaines où l’administration doit conserver de larges marges de manœuvre, selon l’appréciation des juges du Palais Royal.
Bref, un totem d’immunité pourra être sculpté sur mesure dès qu’une frontière pourra sembler commodément imprécise.

SOURCE :
Conseil d’État,10 novembre 2023, n° 467645, aux tables du recueil Lebon
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