MISE À JOUR AU 28/06/2019 VOIR
L’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 (ESSOC ; société de confiance ; droit à l’erreur…) prévoit un nouveau type de contentieux à titre expérimental : tout bénéficiaire d’une décision administrative non réglementaire pourra vérifier la légalité externe de ladite décision directement auprès du juge (afin d’être ensuite rassuré et de pouvoir agir).
Mais ce recours et/ou ses conditions n’a convaincu ni l’Union syndicale des magistrats administratifs ni le Syndicat de la juridiction administrative qui tous deux ont engagé un recours en QPC contre ce texte, QPC qui vient d’être admise par le Conseil d’Etat… et donc transmise au Conseil constitutionnel, lequel aura à trancher ce point.
A suivre. D’ici, là, voici quelques détails et un petit retour en arrière explicatif avec un rappel de ce régime de la loi ESSOC (I), de son contexte (II) et de cette décision de renvoi du CE (III).
I. Rappel de ce régime de la loi ESSOC (et de son décret d’application) prévoyant un nouveau régime de vérification, par le juge administratif, à titre expérimental, de la légalité externe de décisions administratives non réglementaires, à la demande du bénéficiaire desdites décisions
L’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 prévoit un nouveau type de contentieux à titre expérimental.
Le sujet n’est pas anodin. Il s’agit pour tout bénéficiaire d’une décision administrative non réglementaire de pouvoir vérifier la légalité externe de ladite décision directement auprès du juge.
Plus précisément :
« A titre expérimental, le bénéficiaire ou l’auteur d’une décision administrative non réglementaire entrant dans l’une des catégories définies au deuxième alinéa du présent I peut saisir le tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe de cette décision.»
Les domaines concernés devaient être, aux termes de la loi, précisés par décret en Conseil d’Etat et semblaient (mais le texte législatif était si étrangement rédigé que diverses interprétations nous paraissaient possibles) devoir être ceux (hors le cas des décrets, non concernés par ce nouveau régime) :
- de l’expropriation pour cause d’utilité publique,
- de l’urbanisme
- des articles L. 1331-25 à L. 1331-29 du code de la santé publique
- et peut être d’autres domaines, donc, si on avait une lecture constructive de cet article et notamment du V de celui-ci.
La demande en appréciation de régularité :
- pourra être formée dans un délai de trois mois à compter de la notification ou de la publication de la décision en cause.
- sera rendue publique dans des conditions permettant à toute personne ayant intérêt à agir contre cette décision d’intervenir à la procédure.
- sera présentée, instruite et jugée dans les formes prévues par le code de justice administrative, sous réserve des adaptations réglementaires nécessaires.
- suspendra — et c’est sans doute le plus surprenant — l’examen des recours dirigés contre la décision en cause et dans lesquels sont soulevés des moyens de légalité externe, à l’exclusion des référés prévus au livre V du code de justice administrative.
Le tribunal statuera dans un délai fixé par voie réglementaire. Il se prononce sur tous les moyens de légalité externe qui lui sont soumis ainsi que sur tout motif d’illégalité externe qu’il estime devoir relever d’office, y compris s’il n’est pas d’ordre public.
La décision du tribunal ne sera pas susceptible d’appel mais pourra faire l’objet d’un pourvoi en cassation.
Si le tribunal constate la légalité externe de la décision en cause, aucun moyen tiré de cette cause juridique ne peut plus être invoqué par voie d’action ou par voie d’exception à l’encontre de cette décision.
Par dérogation à l’article L. 242-1 du code des relations entre le public et l’administration, l’autorité administrative pourra alors retirer ou abroger la décision en cause, si elle estime qu’elle est illégale, à tout moment de la procédure et jusqu’à l’expiration d’un délai de deux mois après que la décision du juge lui a été notifiée.
La loi prévoit que cette expérimentation sera menée, pour une durée de trois ans à compter de la publication du décret en Conseil d’Etat, dans le ressort des tribunaux administratifs, au nombre maximal de quatre, désignés par ce décret. Elle fera l’objet d’une évaluation dans les conditions fixées par le même décret.
Au JO du 6 décembre se trouvait le décret no 2018-1082 du 4 décembre 2018 relatif à l’expérimentation des demandes en appréciation de régularité (NOR : JUSC1826634D).
Les 4 TA retenus pour piloter cette expérimentation sont ceux de :
- Bordeaux,
- Montpellier,
- Montreuil
- et Nancy.
Les actes non réglementaires concernés sont les suivants :
- 1o Les arrêtés déclarant l’utilité publique sur le fondement de l’article L. 121-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique et les arrêtés de prorogation pris sur le fondement de l’article L. 121-5 du même code ;
- 2o Les arrêtés d’ouverture de l’enquête publique préalable à une déclaration d’utilité publique pris sur le fondement des articles R. 112-1 à R. 112-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
- 3o Les arrêtés d’ouverture d’une enquête parcellaire pris sur le fondement de l’article R. 131-4 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
- 4o Les déclarations d’utilité publique en matière d’opérations de restauration immobilière prises sur le fondement de l’article L. 313-4-1 du code de l’urbanisme ;
- 5o Les arrêtés préfectoraux créant une zone d’aménagement concerté sur le fondement de l’article R. 311-1 du code de l’urbanisme ;
- 6o Les arrêtés déclarant insalubres des locaux et installations utilisés aux fins d’habitation sur le fondement de l’article L. 1331-25 du code de la santé publique ;
- 7o Les arrêtés déclarant un immeuble insalubre à titre irrémédiable sur le fondement du I de l’article L. 1331-28 du code de la santé publique.
Comme en QPC, le recours doit être distinct ou, en tous cas, présenté par un mémoire distinct :
« La demande en appréciation de régularité est présentée dans un mémoire distinct et limité à cette demande. Elle est accompagnée de la décision en cause. La demande contient l’exposé des éléments utiles à l’appréciation de la légalité externe de la décision en cause. A défaut, elle ne peut plus être régularisée après l’expiration du délai prévu au premier alinéa du II de l’article 54 de la loi du 10 août 2018. »
De manière originale, mais lourde, le décret prévoit une procédure de publicité de la mesure pour permettre aux tiers d’intervenir :
Art. 4. – I. – Afin de permettre aux tiers ayant intérêt à agir d’intervenir à la procédure, l’auteur de la décision faisant l’objet d’une demande en appréciation de régularité procède à la publicité de cette demande dans un délai d’un mois à compter de son dépôt ou de la communication qui lui en est faite par le tribunal administratif.
Cette publicité s’effectue dans les mêmes conditions que celles applicables à la décision en cause, sous peine d’inopposabilité aux tiers de la décision du juge en appréciation de régularité.
II. – La publicité prévue au I comporte les éléments suivants:
1o L’objet, la date et l’auteur de la décision faisant l’objet de la demande en appréciation de régularité;
2o L’identité de l’auteur de la demande, le tribunal administratif compétent, la date du dépôt de la demande et son numéro d’enregistrement;
3o L’indication de la possibilité, pour les tiers ayant intérêt à agir, d’intervenir à la procédure dans un délai de deux mois à compter de la date de l’information;
4o L’indication selon laquelle, dans l’hypothèse où la juridiction constate la légalité externe de la décision en cause, aucun moyen tiré de cette cause juridique ne pourra plus être invoqué par voie d’action ou par voie d’exception à l’encontre de cette décision.
Art. 5. – Les tiers ne peuvent intervenir à la procédure que par mémoire distinct et limité à l’appréciation de la légalité externe de la décision en cause. Ce mémoire est présenté dans un délai de deux mois suivant la date à laquelle la publicité prévue à l’article 4 a été effectuée. Il comporte les éléments mentionnés au second alinéa de l’article 3.
Art. 6. – La demande en appréciation de régularité et, s’il est produit, le mémoire complémentaire annoncé dans la demande sont communiqués aux intervenants avec les pièces jointes dans les conditions prévues aux articles R. 611-3, R. 611-5 et R. 611-6 du code de justice administrative. Le premier mémoire de chaque intervenant est communiqué dans les mêmes conditions à l’auteur de la demande ainsi qu’à l’auteur de la décision administrative en cause s’il n’est pas le demandeur.
Les répliques, autres mémoires et pièces sont communiqués s’ils contiennent des éléments nouveaux.
Le TA aura six mois pour statuer (sans conséquence réelle en cas de dépassement de ce délai semble-t-il) et la décision ainsi pourra donner lieu à pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat.
II. Une réforme à corréler avec deux évolutions récentes
Outre le besoin de valider la légalité externe d’actes pour éviter ensuite des contestations, ces réformes doivent être nettement corrélées avec deux évolutions récentes.
1/
La première de ces évolutions récentes (postérieure à l’adoption de la loi ESSOC mais le Conseil d’Etat a tenu compte de l’évolution de l’état des esprits et de celui du droit d’une manière générale…) est que :
« lorsqu’une décision administrative faisant l’objet d’un recours contentieux est retirée en cours d’instance pour être remplacée par une décision ayant la même portée, le recours doit être regardé comme tendant également à l’annulation de la nouvelle décision. Lorsque le retrait a acquis un caractère définitif, il n’y a plus lieu de statuer sur les conclusions dirigées contre la décision initiale, qui ont perdu leur objet. Le juge doit, en revanche, statuer sur les conclusions dirigées contre la nouvelle décision.»(CE, 15 octobre 2018, n° 414375).
Schématiquement, il en résulte que oui si un acte est attaqué, et qu’il peut légalement être retiré puis adopté de nouveau après avoir été purgé de ses vices AVANT que d’être jugé… alors autant le faire du point de vue de l’administration et ce point n’a pas changé en raison de cette jurisprudence. Mais alors, le juge passera de l’acte retiré à l’acte adopté de nouveau… (sauf sans doute changement majeur quant à l’acte adopté ? en tous cas, le recours ne tombe plus de plein droit).
Cette position du Conseil d’Etat avait été déjà anticipée par un jugement du TA de Lyon publié au rec. (TA Lyon, 13 avril 1989, n° 8904LYMPO, rec. p. 388) et pourrait éventuellement s’enorgueillir de remonter en réalité à 1970 (voir CE, S., 13 mars 1970, Epoux L…, n° 74278.. voir sur de point les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau sur CE, 21 septembre 2015, n°369808).
Ce sujet s’avère certes distinct, mais dans les deux cas, le juge devient un auxiliaire de l’apurement de vices de légalité AVANT jugement définitif (ou tout au moins prend-il en compte cette faculté), mais sans rupture dans la procédure contentieuse.
2/
La seconde des réformes qui est à tout le moins en parallèle à celle induite par la loi ESSOC, voire qui l’annonçait, repose sur une importante double expérimentation.
Cette expérimentation tire son origine de l’article 5 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 qui avait prévu que, à titre expérimental et pour une durée de quatre ans maximum à compter de sa promulgation, peuvent faire l’objet d’une médiation préalable obligatoire, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat, les :
- requêtes relatives aux prestations, allocations ou droits attribués au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi.
- les recours contentieux formés par certains agents soumis au Statut général des fonctionnaires à l’encontre d’actes relatifs à leur situation personnelle.
N.B. : voir à ces sujets l’arrêté du 6 mars 2018 relatif à l’expérimentation d’une procédure de médiation préalable obligatoire en matière de litiges sociaux (NOR: JUSC1724097A) et le décret n° 2018-101 du 16 février 2018.
Le parallèle entre cette expérimentation prévue par la loi de 2016 précitée et ce nouveau régime instauré par la loi ESSOC est frappant : il ne s’agit certes pas d’une médiation, cette fois, mais le même souci d’éteindre les litiges avant le contentieux ou, au moins, avant la fin de l’instruction (afin d’accélérer la résolution des litiges, de manière plus apaisée et moins coûteuse pour l’Etat), s’avère patent. Dans tous les domaines, on réinvente des médiations et des juges de paix qui en réalité tirent leurs origines loin dans l’histoire…
III. La décision du Conseil d’Etat du 6 mai 2019 et la QPC à venir
Ce nouveau recours expérimental devant le juge administratif n’a, au moins pour ce qui est de ses conditions de mise en oeuvre (voire son principe ?) convaincu ni l’Union syndicale des magistrats administratifs ni le Syndicat de la juridiction administrative qui tous deux ont engagé un recours en QPC contre ce texte.
Le 6 mai 2019, par une décision n° 427650, le Conseil d’Etat a admis le renvoi de ladite QPC.
Citons le principal point de cette décision :
« 2. […] Le moyen tiré de ce que ces dispositions, qui permettent, à titre expérimental, à l’auteur ou au bénéficiaire de certaines décisions administratives de saisir un tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe de la décision en cause, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et, notamment, qu’en méconnaissant le principe de séparation des pouvoirs, elles portent atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif et à l’équilibre des droits des parties, garantis par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, soulève une question présentant un caractère sérieux. »
Voir :
Cliquer sur ce lien pour accéder à cette décision de renvoi du CE
Donc :
- Pourquoi ce nouveau type de recours ? pour sécuriser les actes.
- Pourquoi cette QPC ? Parce que dans ce recours tout le monde défendra la légalité externe de l’acte au risque de couper l’herbe sous le pied aux requérants potentiels ultérieurs qui auront eux d’autres arguments à faire valoir.
Sur ce second point, que les modalités de ce recours portent atteinte à l’équilibre des droits et parties et à un droit au recours effectif (surtout pour les parties qui n’en sont pas encore, qui n’ont pas encore engagé de recours) peut en effet se défendre, même si nous parions plutôt pour une constitutionnalité de ce texte, à titre personnel.
A suivre (sous la référence 2019-794 QPC) du côté de la rue Montpensier…