Un contrat administratif illégal peut-il, à ce titre, être résilié unilatéralement ? Avec quelles indemnisations ? Et que se passe-t-il si la nullité d’un contrat résulte de pratiques anticoncurrentielles de son cocontractant ?

Une résiliation pour motif d’intérêt général est certes toujours possible (I).

Mais il était, avant deux arrêts du 10 juillet 2020, surtout depuis la décision Béziers I de 2009, un peu plus délicat de résilier pour motif d’intérêt général en se fondant sur l’illégalité du contrat (II). 

Un premier arrêt du 10 juillet 2020 (III) nous donne enfin un mode d’emploi très clair sur ce point, en cas d’illégalité du contrat (en termes de possibilité de résiliation comme d’indemnisation).

Surtout, un autre arrêt du même jour nous donne un mode d’emploi un peu différent si la personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d’un dol ayant vicié son consentement (IV). Un arrêt à rapprocher de deux autres du 27 mars dernier, à ce même propos. 

 

 

I. Une résiliation pour motif d’intérêt général toujours possible

 

Une personne publique peut assez largement procéder à une résiliation pour motif d’intérêt général, ce motif pouvant procéder de la réorganisation du service (CE ass, 29 avril 1994, Colombani, RFDA. 1994, 479), de la modification de la réglementation (CE, 22 avril 1988, Société France 5 –Association des fournisseurs de la cinq et autres, rec. p. 157 ; mais avec une modification effective et non en projet : CE, 2 février 1987, Société TV6, rec. p. 29), voire parfois de l’intérêt financier de la collectivité (CE, 23 juin 1986, Thomas, n°59.878 ; voir par exemple TA Clermont-Ferrand, 17 mai 2016, n°1402177)…

 

II. Il était, avant les arrêts du 10 juillet 2020, un peu plus délicat de résilier pour motif d’intérêt général en se fondant sur l’illégalité du contrat

En revanche, l’illégalité du contrat résilié est une argumentation plus risquée à mettre en avant pour fonder une résiliation pour motif d’intérêt général.

Certes, l’illégalité du contrat initial ou de ses mesures d’application peuvent sous certaines conditions fonder une telle résiliation. Voir par exemple :

 

Toutefois AU MOINS DEUX LIMITES sont à rappeler en ce domaine :

  • la fameuse jurisprudence « Béziers I » pose le principe de loyauté des relations contractuelles (CE Ass. 28 décembre 2009 Commune de Béziers, req. n° 304802) e, ce domaine. Citons le juge :
    • « Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l’exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel. Ainsi, lorsque le juge est saisi d’un litige relatif à l’exécution d’un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d’office, aux fins d’écarter le contrat pour le règlement du litige. Par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d’une part à la gravité de l’illégalité et d’autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat ».
  • et en application d’une des exceptions prévues par cette jurisprudence Béziers I, certains vices du contrat sont trop graves pour que le litige puisse encore être tranché sur le terrain contractuel (CAA Versailles, 28 septembre 2017, n° 16VE02808 et 16VE02809 ; voir aussi CE, 9 juin 2017, Société Pointe-à-Pitre Distribution, n° 399581).

 

La résiliation pour motifs d’intérêt général ouvre en effet droit  à une la réparation intégrale du préjudice causé (CE, 5 juillet 1967, Commune de Donville-les-Bains, rec p 297), mais naturellement la jurisprudence qui s’est développée sur ce point distingue aussi selon les fautes commises (quoique… voir CE, 9 juin 2017, Société Pointe-à-Pitre Distribution, n° 399581, précité ; sur les cas de résiliation après décision juridictionnelle elle-même annulée, voir CE, 27 février 2019, n° 410537).

 

 

III. Un arrêt du 10 juillet 2020 nous donne un mode d’emploi très clair sur ce point, en cas d’illégalité du contrat (en termes de possibilité de résiliation comme d’indemnisation)

 

C’est dans ce cadre qu’un tout nouvel arrêt, tout à fait important, à publier en intégral au recueil Lebon, a été rendu par le Conseil d’Etat,

Le juge pose :

  • qu’en vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique cocontractante peut toujours, pour un motif d’intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat, sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant. Il précise surtout que, dans le cas particulier d’un contrat entaché d’une irrégularité d’une gravité telle que, s’il était saisi, le juge du contrat pourrait en prononcer l’annulation ou la résiliation, la personne publique peut, sous réserve de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, résilier unilatéralement le contrat sans qu’il soit besoin qu’elle saisisse au préalable le juge.
    Passons sur les limites (qui du coup restent un peu floues) tirées de la réserve relative aux principe de loyauté dans les relations contractuelles (tiré de Béziers I entre autres… mais du coup, concrètement, quelles sont les conséquences concrètes que l’on doit en tirer pour une résiliation ?)…
    Reste le principe, rassurant pour la personne publique même si la saisine du juge sera souvent moins dangereuse pour qui n’est pas trop pressé.
  • qu’après une telle résiliation unilatéralement décidée pour ce motif par la personne publique, le cocontractant peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, pour la période postérieure à la date d’effet de la résiliation, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé.
  • que si l’irrégularité du contrat résulte d’une faute de l’administration, le cocontractant peut, en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l’administration. Saisi d’une demande d’indemnité sur ce second fondement, il appartient au juge d’apprécier si le préjudice allégué présente un caractère certain et s’il existe un lien de causalité direct entre la faute de l’administration et le préjudice.
    (NB : responsabilité qui serait, donc, diminuée si le cocontractant de l’administration a contribué à ladite faute.  Ce point qui a été parfois sensible sous les jurisprudences passées, voir notamment l’arrêt n°399581 du CE, précité, évolue donc).

 

IV. Un autre arrêt du même jour nous donne un mode d’emploi un peu différent si la personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d’un dol ayant vicié son consentement

 

MAIS ATTENTION : si la personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d’un dol ayant vicié son consentement, alors s’applique une grille de lecture un peu différente selon un autre arrêt du même jour CE, 10 juillet 2020, n°420045… 

Lorsqu’une personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d’un dol ayant vicié son consentement, elle peut saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement :

  • d’une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l’annulation du marché litigieux (mais cela s’applique sans doute à tous les contrats même hors marchés publics, sous réserve des cas où le type de contrat hors stipulations spécifiques impose de saisir le juge du contrat) et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive,
  • et/ou d’autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif.

En cas d’annulation du contrat en raison d’une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant :

  • ce dernier doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique mais peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu’il a engagées et qui ont été utiles à celle-ci, à l’exclusion, par suite, de toute marge bénéficiaire.
  • En cas d’annulation du contrat, la personne publique :
    • ne saurait obtenir, sur le terrain quasi-délictuel, la réparation du préjudice lié au surcoût qu’ont impliqué les pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime, dès lors que cette annulation entraîne par elle-même l’obligation pour le cocontractant de restituer à la personne publique toutes les dépenses qui ne lui ont pas été utiles.
    • peut, en revanche, demander la réparation des autres préjudices que lui aurait causés le comportement du cocontractant.

 

Cette décision du 10 juillet 2020 est à rapprocher de deux autres décisions récentes du Conseil d’Etat du 27 mars 2020, par nous alors ainsi commentées :

 

Et dont il ressortait que :

  • l’administration victime d’ententes anticoncurrentielles pouvait agir par recours contentieux même si elle eût pu agir directement via l’émission d’un titre de recettes (confirmation)
  • si on est en marchés publics pour le litige au principal, et ce même pour une action en responsabilité en raison d’agissements dolosifs, il y a bien compétence du juge administratif , même si l’action n’est pas dirigée contre l’attributaire du marché.
  • pour évaluer l’ampleur du préjudice subi par une personne publique au titre du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles, pour citer le probable futur résumé des tables :

« il convient de se fonder sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d’avoir eu une incidence sur celle-ci.

… ce qui ne surprendra personne tant cette méthode semblait logique.

 

 

V. VOICI CES DEUX DECISIONS DU 10 JUILLET 2020 ET REVOICI LES DEUX DÉCISIONS DU 27 MARS 2020

 

Conseil d’État

N° 420045
ECLI:FR:CECHR:2020:420045.20200710
Publié au recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS, SEBAGH, avocats

Lecture du vendredi 10 juillet 2020

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

 


Vu la procédure suivante :

Sous le n° 1500940, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, d’une part, d’annuler les marchés n°s 99-673, 99-677, 99-678, 99-682, 99-685, 99-687, 99-689, 99-690, 99-692 et 99-694 conclus avec le groupement composé de la société Lacroix Signalisation et de la société Normandie Signalisation et, d’autre part, de condamner la société Lacroix Signalisation à lui restituer la somme de 2 630 016,11 euros et à lui verser celle de 407 070,14 euros au titre de l’indisponibilité de la somme précédente ou, à titre subsidiaire, de la condamner à lui verser la somme de 1 932 479,48 euros au titre du surcoût des marchés qu’a entraîné le comportement dolosif de cette société, la condamnation étant assortie dans tous les cas des intérêts au taux légal à compter de la date d’enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement n° 1500940 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département, à l’exception de la somme demandée au titre de l’indisponibilité de la somme correspondant à la restitution des marchés.

Sous le n° 1500943, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, d’une part, d’annuler le marché n° 2006-311 conclu avec la société Lacroix Signalisation, et, d’autre part, de condamner cette dernière à lui restituer la somme de 1 741 563,49 euros et à lui verser celle de 136 251,10 euros au titre de l’indisponibilité de la somme précédente ou, à titre subsidiaire, à lui verser la somme de 954 785,94 euros au titre du surcoût des marchés qu’a entraîné le comportement dolosif de cette société, la condamnation étant assortie dans tous les cas des intérêts au taux légal à compter de la date d’enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement n° 1500943 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département, à l’exception de la somme demandée au titre de l’indisponibilité de la somme correspondant à la restitution des marchés.

Sous le n° 1500944, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, d’une part, d’annuler le marché n° 2003-257 conclu avec la société Lacroix Signalisation et, d’autre part, de condamner cette dernière à lui restituer, à titre principal, la somme de 862 209,41 euros et à lui verser celle de 40 958,69 euros au titre de l’indisponibilité de la somme précédente ou, à titre subsidiaire, à lui verser la somme de 247 888,95 euros au titre du surcoût des marchés qu’a entraîné le comportement dolosif de cette société, la condamnation étant assortie dans tous les cas des intérêts au taux légal à compter de la date d’enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement n° 1500944 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département, à l’exception de la somme demandée au titre de l’indisponibilité de la somme correspondant à la restitution des marchés.

Par un arrêt n°s 17DA00561, 7DA00562, 17DA00563 du 22 février 2018, la cour administrative d’appel de Douai a, sur appel de la société Lacroix Signalisation, réformé ces trois jugements en ne faisant droit qu’aux conclusions subsidiaires du département de la Seine-Maritime, à hauteur respectivement des sommes de 1 525 409,34 euros, 818 534,84 euros et 206 930,26 euros et en rejetant le surplus des conclusions des parties.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire complémentaire rectificatif et un nouveau mémoire, enregistrés les 23 avril, 20 juillet, 27 juillet 2018 et le 22 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Lacroix Signalisation demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt en tant qu’il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne à l’indemniser de ses préjudices ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions appel ;

3°) de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 7 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;
– la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;
– le code civil ;
– le code de commerce ;
– le code des marchés publics ;
– le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Lacroix Signalisation et à la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, Sebagh, avocat du département de la Seine-Maritime ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Seine-Maritime a conclu avec la société Lacroix Signalisation le 2 novembre 1999, le 11 avril 2003 et le 15 mars 2006 des marchés portant sur la fourniture et l’installation de panneaux de signalisation routière verticale. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont la société Lacroix Signalisation, pour s’être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix des marchés ayant un tel objet. Eu égard à la méconnaissance de l’article L. 420-1 du code de commerce et de l’article 81 du traité instituant la communauté européenne, la société Lacroix Signalisation s’est vu infliger une sanction pécuniaire de 7,72 millions d’euros. Par un arrêt du 29 mars 2012, la cour d’appel de Paris a confirmé la condamnation de la société Lacroix Signalisation. Par une décision du 28 mai 2013, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en cassation présenté par cette société contre cet arrêt. Par trois jugements du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen, saisi par le département de la Seine-Maritime, a annulé les marchés que ce dernier avait conclus avec la société Lacroix Signalisation en 1999, 2003 et 2006 et a condamné cette société à restituer au département l’intégralité des sommes versées dans le cadre de ces marchés, soit respectivement 2 630 016,11 euros, 1 741 563,49 euros et 862 209,41 euros. Par un arrêt du 22 février 2018, la cour administrative d’appel de Douai a, sur appel de la société Lacroix Signalisation, réformé ces trois jugements en ne faisant droit qu’aux conclusions subsidiaires du département de la Seine-Maritime tendant à obtenir une indemnité pour réparer le surcoût lié aux pratiques anticoncurrentielles de la société Lacroix Signalisation, et elle condamné cette dernière à verser au département les sommes de 1 525 409,34 euros, 818 534,84 euros et 206 930,26 euros, tout en rejetant le surplus des conclusions des parties. La société Lacroix Signalisation se pourvoit en cassation contre cet arrêt en tant qu’il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne à l’indemniser de ses préjudices. Par la voie du pourvoi incident, le département de la Seine-Maritime conclut à l’annulation de l’arrêt en tant qu’il a rejeté ses conclusions principales tendant à obtenir la restitution de l’intégralité des sommes versées à l’occasion des marchés conclus en 1999, 2003 et 2006 avec la société Lacroix Signalisation.

2. Lorsqu’une personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d’un dol ayant vicié son consentement, elle peut saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement, d’une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l’annulation du marché litigieux et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive, et, d’autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif.

3. En cas d’annulation du contrat en raison d’une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant, ce dernier doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique mais peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu’il a engagées et qui ont été utiles à celle-ci, à l’exclusion, par suite, de toute marge bénéficiaire. Si, en cas d’annulation du contrat, la personne publique ne saurait obtenir, sur le terrain quasi-délictuel, la réparation du préjudice lié au surcoût qu’ont impliqué les pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime, dès lors que cette annulation entraîne par elle-même l’obligation pour le cocontractant de restituer à la personne publique toutes les dépenses qui ne lui ont pas été utiles, elle peut, en revanche, demander la réparation des autres préjudices que lui aurait causés le comportement du cocontractant.

4. Il ressort des termes mêmes de l’arrêt attaqué que la cour, après avoir confirmé l’annulation des marchés litigieux par le tribunal administratif, compte tenu du vice affectant le consentement du département de la Seine-Maritime et résultant des pratiques anticoncurrentielles de la société Lacroix Signalisation, a jugé, pour rejeter les conclusions principales du département tendant à la restitution des sommes versées, que cette annulation impliquait seulement que soient réparés, sur le terrain quasi-délictuel, les préjudices subis par le département du fait des agissements dolosifs de la société. Il résulte de ce qui a été dit au point 3 qu’elle a ainsi entaché son arrêt d’erreur de droit.

5. Il résulte de ce qui précède, et sans qu’il besoin d’examiner les autres moyens des pourvois, que le département de la Seine-Maritime est fondé à demander, dans le cadre de son pourvoi incident, l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il rejette ses conclusions principales tendant à la restitution des sommes versées à la société Lacroix Signalisation. Il n’y a pas lieu, par voie de conséquence, de statuer sur les conclusions du pourvoi de la société Lacroix Signalisation, désormais dénommée Lacroix City Saint Herblain, tendant à l’annulation de l’arrêt en tant qu’il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne à l’indemniser de ses préjudices.

6. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge du département de la Seine-Maritime qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société Lacroix City Saint Herblain, la somme de 3 000 euros à verser à ce département au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :
————–
Article 1er : L’arrêt du 22 février 2018 de la cour administrative de Douai est annulé, en tant qu’il statue sur les conséquences financières de l’annulation des marchés conclus entre le département de la Seine-Maritime et la société Lacroix Signalisation.
Article 2 : L’affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour administrative d’appel de Douai.
Article 3 : La société Lacroix City Saint Herblain versera au département de la Seine-Maritime une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au même titre par la société Lacroix City Saint Herblain sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Lacroix City Saint Herblain et au département de la Seine-Maritime.

N° 430864
ECLI:FR:CECHR:2020:430864.20200710
Publié au recueil Lebon
7ème et 2ème chambres réunies

M. Marc Firoud, rapporteur
M. Gilles Pellissier, rapporteur public
CABINET MUNIER-APAIRE ; SCP MELKA – PRIGENT, avocats

Lecture du vendredi 10 juillet 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

La société Comptoir Négoce Equipements a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, à titre principal, d’ordonner la reprise des relations contractuelles pour la réalisation des trois lots du marché conclu le 17 juillet 2014 par la communauté d’agglomération Reims métropole, relatif à la fourniture de points lumineux et de supports de toutes natures pour les besoins liés à l’éclairage public et aux mises en lumière nécessaires aux travaux de gros entretien, d’extension et de modernisation des réseaux sur le territoire de la communauté d’agglomération, à titre subsidiaire, de condamner la communauté d’agglomération Reims métropole à lui verser une somme de 447 827,87 euros pour la période allant du 17 juillet 2014 au 17 juillet 2015 ou une somme de 1 028 647,52 euros sur la durée du marché, assortie des intérêts au taux contractuel à compter de la notification de la demande préalable indemnitaire, enfin, de désigner un expert en vue de déterminer le montant du bénéfice net qu’elle aurait pu tirer de l’exécution des trois marchés pour les années 2015, 2016 et 2017.

Par un jugement n° 1500644 du 8 août 2017, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur la demande tendant à la reprise des relations contractuelles ainsi que sur la demande indemnitaire à hauteur d’une somme de 348 019,80 euros au titre de la période allant du 1er janvier au 28 février 2015 et a condamné la communauté urbaine du Grand Reims, venue aux droits de la communauté d’agglomération Reims métropole, à verser à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 172 560,73 euros en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation des trois lots, assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 mars 2015.

Par un arrêt n° 17NC02326 du 19 mars 2019, la cour administrative d’appel de Nancy a, sur appel formé par la communauté urbaine du Grand Reims, annulé ce jugement en tant qu’il l’a condamnée à verser à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 172 560,73 euros en principal, supprimé un passage du premier mémoire en défense de cette société et rejeté le surplus des conclusions des parties.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 20 mai et 20 août 2019 et 15 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Comptoir Négoce Equipements demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel ;

3°) de mettre à la charge de la communauté urbaine du Grand Reims la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code de la commande publique ;
– le code des marchés publics ;
– l’arrêté du 19 janvier 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales des marchés publics de fournitures courantes et de services ;
– le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Marc Firoud, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de M. Gilles Pellissier, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, au cabinet Munier-Apaire, avocat de la societe Comptoir Negoce Equipements et à la SCP Melka-Prigent, avocat de la communauté urbaine du Grand Reims ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la communauté d’agglomération Reims métropole a lancé une procédure de passation sous la forme d’un appel d’offres ouvert pour l’attribution d’un marché public ayant pour objet la fourniture de points lumineux, supports et pièces détachées. Ce marché public a été décomposé en trois lots distincts ayant pour objet la fourniture de points lumineux (lot n° 1), la fourniture de supports (lot n°2) et la fourniture de pièces détachées (lot n°3). Ces trois lots ont été attribués à la société Comptoir Négoce Equipements, qui a commencé l’exécution des prestations le 1er janvier 2015. Le 5 février 2015, la communauté d’agglomération Reims métropole l’a toutefois informée de la résiliation des trois lots à compter du 1er avril 2015 en raison de l’irrégularité entachant la procédure de passation du marché. Saisi par la société Comptoir Négoce Equipements d’une demande tendant à la reprise des relations contractuelles, assortie de conclusions indemnitaires, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a, par un jugement du 8 août 2017, constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur les conclusions en reprise des relations contractuelles, puis condamné la communauté urbaine du Grand Reims, venue aux droits de la communauté d’agglomération Reims métropole, à verser à cette société une somme de 172 560,73 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 mars 2015, en réparation des préjudices subis, au titre de l’année 2015, du fait de la résiliation de ces lots. La communauté urbaine du Grand Reims a relevé appel de ce jugement et, par la voie de l’appel incident, la société Comptoir Négoce Equipements a contesté le jugement en tant qu’il n’a pas indemnisé les préjudices qu’elle estime avoir subis au titre des années 2016 et 2017. Par un arrêt du 19 mars 2019, contre lequel la société Comptoir Négoce Equipements se pourvoit en cassation, la cour administrative d’appel de Nancy a essentiellement annulé le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en tant qu’il a condamné la communauté urbaine du Grand Reims à verser à la société une somme de 172 560,73 euros et rejeté le surplus des conclusions des parties. Eu égard aux moyens soulevés, le pourvoi doit être regardé comme dirigé contre l’arrêt attaqué en tant qu’il a partiellement annulé le jugement du 8 août 2017 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne puis rejeté les conclusions d’appel incident de la société requérante.

2. En vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique cocontractante peut toujours, pour un motif d’intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat, sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant.

3. Dans le cas particulier d’un contrat entaché d’une irrégularité d’une gravité telle que, s’il était saisi, le juge du contrat pourrait en prononcer l’annulation ou la résiliation, la personne publique peut, sous réserve de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, résilier unilatéralement le contrat sans qu’il soit besoin qu’elle saisisse au préalable le juge. Après une telle résiliation unilatéralement décidée pour ce motif par la personne publique, le cocontractant peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, pour la période postérieure à la date d’effet de la résiliation, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé. Si l’irrégularité du contrat résulte d’une faute de l’administration, le cocontractant peut, en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l’administration. Saisi d’une demande d’indemnité sur ce second fondement, il appartient au juge d’apprécier si le préjudice allégué présente un caractère certain et s’il existe un lien de causalité direct entre la faute de l’administration et le préjudice.

4. Aux termes du deuxième alinéa de l’article 29 du cahier des clauses administratives générales (CCAG) des marchés publics de fournitures courantes et de services, applicable en vertu de l’article 5 du cahier des clauses administratives particulières du marché litigieux :  » Le pouvoir adjudicateur peut également mettre fin, à tout moment, à l’exécution des prestations pour un motif d’intérêt général (…) « .

5. Aux termes du IV de l’article 6 du code des marchés publics, alors en vigueur, désormais repris à l’article R. 2111-7 du code de la commande publique :  » Les spécifications techniques ne peuvent pas faire mention d’un mode ou procédé de fabrication particulier ou d’une provenance ou origine déterminée, ni faire référence à une marque, à un brevet ou à un type, dès lors qu’une telle mention ou référence aurait pour effet de favoriser ou d’éliminer certains opérateurs économiques ou certains produits. Toutefois, une telle mention ou référence est possible si elle est justifiée par l’objet du marché ou, à titre exceptionnel, dans le cas où une description suffisamment précise et intelligible de l’objet du marché n’est pas possible sans elle et à la condition qu’elle soit accompagnée des termes : « ou équivalent » (…) « . Pour l’application de ces dispositions, il y a lieu d’examiner si la spécification technique a ou non pour effet de favoriser ou d’éliminer certains opérateurs économiques ou certains produits, puis, dans l’hypothèse seulement d’une telle atteinte à la concurrence, si cette spécification est justifiée par l’objet du marché ou, si tel n’est pas le cas, si une description suffisamment précise et intelligible de l’objet du marché n’est pas possible sans elle.

6. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel de Nancy a souverainement jugé, sans dénaturer les pièces du dossier qui lui était soumis, au vu notamment d’autres marchés dans lesquels les documents de la consultation comportaient la mention  » ou équivalent  » au titre des spécifications techniques, que l’omission de cette mention dans le marché en litige avait eu pour effet de favoriser la candidature de la société Comptoir Négoce Equipements. Toutefois, la cour a commis une erreur de droit en en déduisant que cette irrégularité justifiait la résiliation du contrat en litige par la communauté d’agglomération du Grand Reims par application des stipulations contractuelles citées au point 4, sans rechercher si cette irrégularité pouvait être invoquée par la personne publique au regard de l’exigence de loyauté des relations contractuelles et si elle était d’une gravité telle que, s’il avait été saisi, le juge du contrat aurait pu prononcer l’annulation ou la résiliation du marché en litige, et, dans l’affirmative, sans définir le montant de l’indemnité due à la société requérante conformément aux règles définies au point 3.

7. Si la communauté urbaine du Grand Reims soutient, en défense, que la société requérante ne peut prétendre à aucune indemnisation au motif que le contrat en litige est un marché à bons de commande sans minimum contractuel, cette demande de substitution de motifs ne peut être retenue dès lors qu’il ne résulte pas des règles énoncées au point 3 que le titulaire d’un tel marché n’aurait, par principe, aucun droit à indemnité dans ce cas de résiliation du contrat.

8. Il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la société Comptoir Négoce Equipements est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant qu’il a partiellement annulé le jugement du 8 août 2017 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne puis rejeté ses conclusions d’appel.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la communauté urbaine du Grand Reims le versement à la société Comptoir Négoce Equipements d’une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, ces dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de cette société qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :
————–
Article 1er : Les articles 1er et 3 de l’arrêt du 19 mars 2019 de la cour administrative d’appel de Nancy, ainsi que son article 4 en tant qu’il a rejeté les conclusions d’appel de la société Comptoir Négoce Equipements, sont annulés.
Article 2 : L’affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Nancy.
Article 3 : La communauté urbaine du Grand Reims versera à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au même titre par la communauté urbaine sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Comptoir Négoce Equipements et à la communauté urbaine du Grand Reims.

 

Conseil d’État

N° 421758
ECLI:FR:CECHR:2020:421758.20200327
Publié au recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER, avocats

Lecture du vendredi 27 mars 2020

REPUBLIQUE FRANCAISEAU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Le département de l’Orne a demandé au tribunal administratif de Caen, à titre principal, de condamner solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Nadia Signalisation, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux à lui payer la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles caractérisées par l’Autorité de la concurrence dans sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010. Par un jugement n° 1500227 du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Lacroix Signalisation, et Franche-Comté Signaux à verser au département de l’Orne la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts à compter du 29 janvier 2015 et de leur capitalisation au 29 janvier 2016 et à chaque échéance annuelle ultérieure.

Par un arrêt n°s 17NT01719, 17NT01740, 17NT01741, 17NT01770 du 27 avril 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par la société Lacroix Signalisation contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 26 juin et 24 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Lacroix Signalisation demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel ;

3°) de mettre à la charge du département de l’Orne la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code civil ;
– le code de commerce ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Lacroix Signalisation, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat du département de l’Orne et à la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Signaux Girod ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de l’Orne a conclu le 28 avril 1999, le 3 avril 2002 et le 1er avril 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, trois marchés à bons de commande en vue de l’acquisition de panneaux de signalisation routière et d’équipements annexes. La société Lacroix Signalisation, qui n’a pas soumissionné aux marchés de 1999 et 2005, a présenté une offre pour le marché passé en 2002. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont les sociétés Signature, Signaux Girod, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux, pour s’être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix de marchés de signalisation routière verticale. La société Lacroix Signalisation s’est vu infliger une sanction pécuniaire de 7,72 millions d’euros. Par un arrêt du 29 mars 2012, la cour d’appel de Paris a rejeté son recours contre cette sanction. Par une ordonnance du 30 juillet 2013, le juge des référés du tribunal administratif de Caen a ordonné une expertise afin de déterminer le surcoût qu’ont entraîné pour le département de l’Orne les pratiques anticoncurrentielles de la société Signalisation France lors de la passation des trois marchés litigieux. Dans son rapport du 31 mars 2014, l’expert a estimé ce surcoût à la somme de 2 239 819 euros. Par un jugement du 6 avril 2017, le même tribunal a condamné les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux, d’une part, à verser solidairement au département de l’Orne la somme de 2 239 819 euros et, d’autre part, à prendre en charge les frais et honoraires de l’expertise à hauteur de 26 461,08 euros. La société Lacroix Signalisation se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 27 avril 2018 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté son appel contre ce jugement.

2. En premier lieu, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu’elle saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement. L’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec l’une d’entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat, y compris lorsqu’est recherchée la responsabilité d’une société ayant participé à ces agissements dolosifs sans conclure ensuite avec la personne publique. Par suite, en jugeant recevable la demande introduite par le département de l’Orne devant le tribunal administratif de Caen tendant à obtenir la condamnation de la société Lacroix Signalisation à l’indemniser du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles lors de la passation des marchés conclus les 28 avril 1999, le 3 avril 2002 et le 1er avril 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, la cour n’a entaché son arrêt ni d’erreur de droit ni d’erreur de qualification juridique.

3. En deuxième lieu, lorsqu’une personne publique est victime, à l’occasion de la passation d’un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l’entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l’implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Ainsi qu’il a été dit au point 1, par une décision du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné la société requérante, ainsi que sept autres entreprises, pour avoir participé entre 1997 et 2006 à une entente visant à se répartir au niveau national les marchés publics de signalisation routière et à en augmenter les prix. Par un arrêt, devenu définitif, en date du 29 mars 2012, la cour d’appel de Paris a confirmé cette sanction dans son principe en se bornant à diminuer son quantum pour certaines des entreprises concernées, mais non pour la société Lacroix Signalisation. En déduisant de ces constats, par un arrêt suffisamment motivé, d’une part, que le comportement fautif de la société Lacroix Signalisation était en lien direct avec le surcoût supporté par le département de l’Orne lors de l’exécution des marchés à bons de commande passés en 1999, 2002 et 2005 et, d’autre part, que sa responsabilité solidaire était engagée, alors même qu’elle n’avait présenté qu’une offre en 2002 et aucune en 1999 et 2005, la cour n’a pas commis d’erreur de droit et n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

4. En troisième lieu, la société requérante n’a pas présenté devant les juges du fond de conclusions tendant à ce que soit déterminée la part de la contribution à la dette de chacune des sociétés condamnées solidairement. Elle ne peut, par suite, utilement soutenir devant le juge de cassation que la cour administrative d’appel de Nantes aurait entaché son arrêt d’erreur de droit en ne procédant pas à cette répartition.

5. En dernier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que le moyen tiré de ce que le tribunal administratif de Caen, dans son jugement du 6 avril 2017, aurait commis une erreur de droit et méconnu son office en omettant de tenir compte, lorsqu’il a prononcé la condamnation solidaire de la société à indemniser le département de l’Orne, de la provision mise à la charge de la société Signalisation France par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Caen du 26 février 2015, n’a pas été invoqué devant la cour. Par suite, la requérante ne peut utilement soulever le moyen tiré de l’absence de prise en compte de l’ordonnance du 26 février 2015 lors de sa condamnation solidaire pour contester le bien-fondé de l’arrêt qu’il attaque.

6. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi de la société Lacroix Signalisation doit être rejeté.

7. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge du département de l’Orne, qui n’est pas la partie perdante, le versement d’une somme au titre des frais exposés par la société Lacroix Signalisation et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de cette société la somme de 3 000 euros à verser au département de l’Orne au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :
————–
Article 1er : Le pourvoi de la société Lacroix Signalisation est rejeté.
Article 2 : La société Lacroix Signalisation versera au département de l’Orne une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3: La présente décision sera notifiée à la société Lacroix Signalisation et au département de l’Orne.
Copie en sera adressé aux sociétés Signalisation France, Nadia Signalisation, Signature Vertical et Mobility Solutions, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux.

 

Conseil d’État

N° 420491
ECLI:FR:CECHR:2020:420491.20200327
Publié au recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP COLIN-STOCLET ; SCP FOUSSARD, FROGER, avocats

Lecture du vendredi 27 mars 2020

REPUBLIQUE FRANCAISEAU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Le département de la Manche a demandé au tribunal administratif de Caen de condamner la société Signalisation France à lui verser la somme de 2 235 742 euros en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles de cette société lors de la passation le 21 janvier 2002 et le 31 mars 2005 de deux marchés à bons de commande. Par un jugement n° 1500353 du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné la société Signalisation France à verser au département de la Manche cette somme assortie des intérêts légaux à compter du 16 février 2015 ainsi que la somme de 16 069,52 euros au titre des frais d’expertise.

Par un arrêt n° 17NT01526 du 16 mars 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par la société Signalisation France contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 9 mai et 2 août 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Signalisation France demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge du département de la Manche la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code civil ;
– le code de commerce ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Colin-Stoclet, avocat de la société Signalisation France, et à la SCP Foussard, Froger, avocat du département de la Manche ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Manche a conclu le 21 janvier 2002 et le 31 mars 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, des marchés de fourniture et de pose de panneaux de signalisation routière. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a infligé à la société Signature une sanction pécuniaire de 18,4 millions d’euros pour s’être entendue, avec sept autres sociétés, sur la répartition et le prix des marchés de signalisation routière entre 1997 et 2006. Par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 mars 2012, cette sanction a été ramenée à 10 millions d’euros. Par une ordonnance n° 1402286 du 27 février 2015, modifiée par une ordonnance du 5 octobre 2015, le tribunal administratif de Caen, saisi par le département de la Manche, a désigné un expert pour évaluer le préjudice subi par ce dernier en raison des pratiques anticoncurrentielles de la société Signature. Dans son rapport du 20 janvier 2016, l’expert a évalué le surcoût acquitté par le département à 2 235 742 euros pour les marchés conclus en 2002 et 2005 avec la société Signature. Par un jugement du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné la société Signalisation France à verser au département cette somme, ainsi que les frais d’expertise, taxés à un montant de 16 069,52 euros toutes taxes comprises. La société Signalisation France se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 16 mars 2018 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par cette société contre ce jugement.

2. En premier lieu, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu’elle saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement. L’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi délictuelle d’une société en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elle à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat. Par suite, en jugeant recevable la demande introduite par le département de la Manche devant le tribunal administratif de Caen tendant à obtenir la condamnation de la société Signalisation France à l’indemniser du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles lors de la passation des marchés conclus les 21 janvier 2002 et 31 mars 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, la cour n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit.

3. En deuxième lieu, aux termes de l’article 2270-1 du code civil, en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile :  » Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.  » Aux termes de l’article 2224 du même code, résultant de la loi du 17 juin 2008 :  » Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer « . Aux termes du II de l’article 26 de cette loi :  » Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s’appliquent aux prescriptions à compter du jour de l’entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure « . Enfin, aux termes de l’article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles :  » Toute personne physique ou morale formant une entreprise (…) est responsable du dommage qu’elle a causé du fait de la commission d’une pratique anticoncurrentielle (…) « . Aux termes de l’article L. 482-1 du même code :  » L’action en dommages et intérêts fondée sur l’article L. 481-1 se prescrit à l’expiration d’un délai de cinq ans. Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : / 1° Les actes ou faits imputés à l’une des personnes physiques ou morales mentionnées à l’article L. 481-1 et le fait qu’ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; / 2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; / 3° L’identité de l’un des auteurs de cette pratique (…) « . Aux termes de l’article 12 de cette ordonnance :  » I. Les dispositions de la présente ordonnance entrent en vigueur le lendemain de sa publication (…). II. Les dispositions de la présente ordonnance qui allongent la durée d’une prescription s’appliquent lorsque le délai de prescription n’était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé « .

4. Il résulte de ces dispositions que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l’entrée en vigueur de cette loi, la prescription de ces conclusions est régie par les dispositions de l’article 2224 du code civil fixant une prescription de cinq ans. S’appliquent, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 mars 2017, les dispositions de l’article L. 482-1 du code de commerce posant une même prescription.

5. La cour administrative d’appel de Nantes a estimé, au terme de son appréciation souveraine des pièces du dossier, que le département de la Manche n’avait eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont il avait été victime qu’à compter de la décision du 22 décembre 2010 de l’Autorité de la concurrence. En en déduisant que l’action engagée par cette collectivité devant le tribunal administratif de Caen le 16 février 2015, soit dans le délai de cinq ans fixé par l’article 2224 du code civil, n’était pas prescrite, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt sur ce point, n’a pas commis d’erreur de droit.

6. En troisième lieu, il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel, qui n’était pas tenue de répondre explicitement à l’ensemble des arguments invoqués par la société requérante pour remettre en cause les conclusions du rapport d’expertise, s’est fondée, pour évaluer l’ampleur du préjudice subi par le département au titre du surcoût lié aux pratiques anticoncurrentielles, sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d’avoir eu une incidence sur celle-ci. En estimant implicitement qu’en l’espèce cette chute des prix ne résultait pas de l’augmentation de la pondération du critère du prix dans les marchés postérieurs ou de la réduction alléguée des marges bénéficiaires des entreprises concernées, la cour, dont l’arrêt est suffisamment motivé sur ce point, n’a pas dénaturé les pièces du dossier.

7. Il résulte de tout ce qui précède que la société Signalisation France n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

8. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge du département de la Manche qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société Signalisation France la somme de 3 000 euros à verser au département de la Manche, au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :
————–
Article 1er : Le pourvoi de la société Signalisation France est rejeté.
Article 2 : La société Signalisation France versera au département de la Manche une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Signalisation France et au département de la Manche.