Le juge administratif est-il compétent pour connaître de l’indemnisation due à une personne publique, victime d’une cartellisation du marché ?

Le juge administratif est-il compétent pour connaître de l’indemnisation due à une personne publique, victime d’ententes anti-concurrentielles et notamment d’une cartellisation du marché entre entreprises soumissionnaires ? Alors même qu’il s’agit de dol, de responsabilités extra-contractuelle et quasi-délictuelle  ? que les entreprises à qui l’on demande indemnisation ne sont pas toutes attributaires de marchés ?

OUI répond le Conseil d’Etat par deux arrêts du 27 mars 2020 : le juge administratif reste, alors compétent, selon le Conseil d’Etat, et ce alors même que l’action n’est pas dirigée contre l’attributaire du marché… et que l’administration aurait pu agir en direct via un titre exécutoire (II) et que l’on aurait pu estimer qu’un tel recours eût tout aussi bien pu ressortir de la compétence du juge judiciaire puisque l’on a l’administration victime d’actes au titre d’actions juridictionnelles ne s’inscrivant pas dans les contentieux contractuels publics usuels (III). Le juge précise aussi les modes de calcul des indemnisations en pareil cas (IV). Mais d’abord rappelons les faits (I). 

I. Un cartel de la signalisation

 

Deux départements normands ont conclu des marchés à bons de commande en vue de l’acquisition de panneaux de signalisation routière et d’équipements annexes.

L’existence d’un cartel était établie, notamment par une décision du 22 novembre 2010 de l’Autorité de la concurrence, et que deux départements normands avaient effectivement subi un préjudice important en concluant des marchés à un prix désavantageux, ce qui a conduit ensuite à des interrogations juridiques intéressantes.

En effet, par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont ces sociétés, pour s’être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix de marchés de signalisation routière verticale.

Des rapports d’expertises juridictionnelles avaient estimé à 2 239 819 euros le préjudice dans cette affaire pour département de l’Orne et 2 235 742 euros pour celui de La Manche

Cette affaire nous vous en avions déjà parlé, au sein des lignes du présent blog, à un stade antérieur du contentieux :

 

II. possibilité de recours contentieux même si l’administration aurait pu agir directement via l’émission d’un titre de recettes (confirmation)

 

En premier lieu, se posait la question en droit de savoir si le juge pouvait être saisi ou si les départements n’avaient pas d’autre voie que d’émettre un titre exécutoire.

Depuis 1913, la règle semble claire : l’administration ne peut saisir le juge pour lui demander de prendre des décisions qu’elle peut adopter elle-même (CE, 30 mai 1913, Préfet de l’Eure, Rec. p. 583). Ce principe ne connaît somme toute qu’assez peu d’exceptions, en matière de relations entre collectivités publiques (et encore…), d’expulsion du domaine public (CE, 22 juin 1977, Dame veuve Abadie, n°04799 , Rec., p. 288), de titre exécutoire…

En l’espèce, le juge administratif a confirmé (ce n’est pas nouveau) que le juge peut être saisi directement même si l’administration aurait pu émettre un titre exécutoire ce qui eût conduit alors à ce que le litige soit sur ledit titre (ce qui pour des raisons contentieuses eût été moins favorable aux départements concernés).

Le Conseil d’Etat confirme donc que, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu’elle saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement.

 

III. Compétence du juge administratif, ce qui pouvait être débattu

 

Surtout, en second lieu, au moins si on est en marchés publics pour le litige au principal, et ce même pour une action en responsabilité en raison d’agissements dolosifs, il y a bien compétence du juge administratif , même si l’action n’est pas dirigée contre l’attributaire du marché.

Citons deux extraits des probables futures tables du rec. :

« un litige ayant pour objet l’engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec l’une d’entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales, relève de la compétence des juridictions administratives. »
« [Une telle action]doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat, y compris lorsqu’est recherchée la responsabilité d’une société ayant participé à ces agissements dolosifs sans conclure ensuite avec la personne publique. »

 

IV. Méthode d’évaluation du préjudice

 

L’arrêt n° 420491, également du vendredi 27 mars 2020, est l’occasion pour le juge de poser le mode d’évaluation de tels préjudices.

Le Conseil d’Etat pose que, pour évaluer l’ampleur du préjudice subi par une personne publique au titre du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles, pour citer le probable futur résumé des tables :

« il convient de se fonder sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d’avoir eu une incidence sur celle-ci.

… ce qui ne surprendra personne tant cette méthode semble logique.

Voici ces deux décisions :

 

Conseil d’État

N° 421758
ECLI:FR:CECHR:2020:421758.20200327
Publié au recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER, avocats

Lecture du vendredi 27 mars 2020

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Le département de l’Orne a demandé au tribunal administratif de Caen, à titre principal, de condamner solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Nadia Signalisation, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux à lui payer la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles caractérisées par l’Autorité de la concurrence dans sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010. Par un jugement n° 1500227 du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Lacroix Signalisation, et Franche-Comté Signaux à verser au département de l’Orne la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts à compter du 29 janvier 2015 et de leur capitalisation au 29 janvier 2016 et à chaque échéance annuelle ultérieure.

Par un arrêt n°s 17NT01719, 17NT01740, 17NT01741, 17NT01770 du 27 avril 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par la société Lacroix Signalisation contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 26 juin et 24 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Lacroix Signalisation demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel ;

3°) de mettre à la charge du département de l’Orne la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code civil ;
– le code de commerce ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Lacroix Signalisation, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat du département de l’Orne et à la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Signaux Girod ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de l’Orne a conclu le 28 avril 1999, le 3 avril 2002 et le 1er avril 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, trois marchés à bons de commande en vue de l’acquisition de panneaux de signalisation routière et d’équipements annexes. La société Lacroix Signalisation, qui n’a pas soumissionné aux marchés de 1999 et 2005, a présenté une offre pour le marché passé en 2002. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont les sociétés Signature, Signaux Girod, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux, pour s’être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix de marchés de signalisation routière verticale. La société Lacroix Signalisation s’est vu infliger une sanction pécuniaire de 7,72 millions d’euros. Par un arrêt du 29 mars 2012, la cour d’appel de Paris a rejeté son recours contre cette sanction. Par une ordonnance du 30 juillet 2013, le juge des référés du tribunal administratif de Caen a ordonné une expertise afin de déterminer le surcoût qu’ont entraîné pour le département de l’Orne les pratiques anticoncurrentielles de la société Signalisation France lors de la passation des trois marchés litigieux. Dans son rapport du 31 mars 2014, l’expert a estimé ce surcoût à la somme de 2 239 819 euros. Par un jugement du 6 avril 2017, le même tribunal a condamné les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux, d’une part, à verser solidairement au département de l’Orne la somme de 2 239 819 euros et, d’autre part, à prendre en charge les frais et honoraires de l’expertise à hauteur de 26 461,08 euros. La société Lacroix Signalisation se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 27 avril 2018 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté son appel contre ce jugement.

2. En premier lieu, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu’elle saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement. L’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec l’une d’entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat, y compris lorsqu’est recherchée la responsabilité d’une société ayant participé à ces agissements dolosifs sans conclure ensuite avec la personne publique. Par suite, en jugeant recevable la demande introduite par le département de l’Orne devant le tribunal administratif de Caen tendant à obtenir la condamnation de la société Lacroix Signalisation à l’indemniser du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles lors de la passation des marchés conclus les 28 avril 1999, le 3 avril 2002 et le 1er avril 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, la cour n’a entaché son arrêt ni d’erreur de droit ni d’erreur de qualification juridique.

3. En deuxième lieu, lorsqu’une personne publique est victime, à l’occasion de la passation d’un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l’entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l’implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Ainsi qu’il a été dit au point 1, par une décision du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a condamné la société requérante, ainsi que sept autres entreprises, pour avoir participé entre 1997 et 2006 à une entente visant à se répartir au niveau national les marchés publics de signalisation routière et à en augmenter les prix. Par un arrêt, devenu définitif, en date du 29 mars 2012, la cour d’appel de Paris a confirmé cette sanction dans son principe en se bornant à diminuer son quantum pour certaines des entreprises concernées, mais non pour la société Lacroix Signalisation. En déduisant de ces constats, par un arrêt suffisamment motivé, d’une part, que le comportement fautif de la société Lacroix Signalisation était en lien direct avec le surcoût supporté par le département de l’Orne lors de l’exécution des marchés à bons de commande passés en 1999, 2002 et 2005 et, d’autre part, que sa responsabilité solidaire était engagée, alors même qu’elle n’avait présenté qu’une offre en 2002 et aucune en 1999 et 2005, la cour n’a pas commis d’erreur de droit et n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

4. En troisième lieu, la société requérante n’a pas présenté devant les juges du fond de conclusions tendant à ce que soit déterminée la part de la contribution à la dette de chacune des sociétés condamnées solidairement. Elle ne peut, par suite, utilement soutenir devant le juge de cassation que la cour administrative d’appel de Nantes aurait entaché son arrêt d’erreur de droit en ne procédant pas à cette répartition.

5. En dernier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que le moyen tiré de ce que le tribunal administratif de Caen, dans son jugement du 6 avril 2017, aurait commis une erreur de droit et méconnu son office en omettant de tenir compte, lorsqu’il a prononcé la condamnation solidaire de la société à indemniser le département de l’Orne, de la provision mise à la charge de la société Signalisation France par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Caen du 26 février 2015, n’a pas été invoqué devant la cour. Par suite, la requérante ne peut utilement soulever le moyen tiré de l’absence de prise en compte de l’ordonnance du 26 février 2015 lors de sa condamnation solidaire pour contester le bien-fondé de l’arrêt qu’il attaque.

6. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi de la société Lacroix Signalisation doit être rejeté.

7. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge du département de l’Orne, qui n’est pas la partie perdante, le versement d’une somme au titre des frais exposés par la société Lacroix Signalisation et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de cette société la somme de 3 000 euros à verser au département de l’Orne au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :
————–
Article 1er : Le pourvoi de la société Lacroix Signalisation est rejeté.
Article 2 : La société Lacroix Signalisation versera au département de l’Orne une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3: La présente décision sera notifiée à la société Lacroix Signalisation et au département de l’Orne.
Copie en sera adressé aux sociétés Signalisation France, Nadia Signalisation, Signature Vertical et Mobility Solutions, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux.

 

Conseil d’État

N° 420491
ECLI:FR:CECHR:2020:420491.20200327
Publié au recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP COLIN-STOCLET ; SCP FOUSSARD, FROGER, avocats

Lecture du vendredi 27 mars 2020

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Le département de la Manche a demandé au tribunal administratif de Caen de condamner la société Signalisation France à lui verser la somme de 2 235 742 euros en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles de cette société lors de la passation le 21 janvier 2002 et le 31 mars 2005 de deux marchés à bons de commande. Par un jugement n° 1500353 du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné la société Signalisation France à verser au département de la Manche cette somme assortie des intérêts légaux à compter du 16 février 2015 ainsi que la somme de 16 069,52 euros au titre des frais d’expertise.

Par un arrêt n° 17NT01526 du 16 mars 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par la société Signalisation France contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 9 mai et 2 août 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Signalisation France demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge du département de la Manche la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code civil ;
– le code de commerce ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Colin-Stoclet, avocat de la société Signalisation France, et à la SCP Foussard, Froger, avocat du département de la Manche ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Manche a conclu le 21 janvier 2002 et le 31 mars 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, des marchés de fourniture et de pose de panneaux de signalisation routière. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a infligé à la société Signature une sanction pécuniaire de 18,4 millions d’euros pour s’être entendue, avec sept autres sociétés, sur la répartition et le prix des marchés de signalisation routière entre 1997 et 2006. Par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 mars 2012, cette sanction a été ramenée à 10 millions d’euros. Par une ordonnance n° 1402286 du 27 février 2015, modifiée par une ordonnance du 5 octobre 2015, le tribunal administratif de Caen, saisi par le département de la Manche, a désigné un expert pour évaluer le préjudice subi par ce dernier en raison des pratiques anticoncurrentielles de la société Signature. Dans son rapport du 20 janvier 2016, l’expert a évalué le surcoût acquitté par le département à 2 235 742 euros pour les marchés conclus en 2002 et 2005 avec la société Signature. Par un jugement du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné la société Signalisation France à verser au département cette somme, ainsi que les frais d’expertise, taxés à un montant de 16 069,52 euros toutes taxes comprises. La société Signalisation France se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 16 mars 2018 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par cette société contre ce jugement.

2. En premier lieu, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu’elle saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement. L’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi délictuelle d’une société en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elle à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat. Par suite, en jugeant recevable la demande introduite par le département de la Manche devant le tribunal administratif de Caen tendant à obtenir la condamnation de la société Signalisation France à l’indemniser du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles lors de la passation des marchés conclus les 21 janvier 2002 et 31 mars 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, la cour n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit.

3. En deuxième lieu, aux termes de l’article 2270-1 du code civil, en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile : ” Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation. ” Aux termes de l’article 2224 du même code, résultant de la loi du 17 juin 2008 : ” Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer “. Aux termes du II de l’article 26 de cette loi : ” Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s’appliquent aux prescriptions à compter du jour de l’entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure “. Enfin, aux termes de l’article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles : ” Toute personne physique ou morale formant une entreprise (…) est responsable du dommage qu’elle a causé du fait de la commission d’une pratique anticoncurrentielle (…) “. Aux termes de l’article L. 482-1 du même code : ” L’action en dommages et intérêts fondée sur l’article L. 481-1 se prescrit à l’expiration d’un délai de cinq ans. Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : / 1° Les actes ou faits imputés à l’une des personnes physiques ou morales mentionnées à l’article L. 481-1 et le fait qu’ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; / 2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; / 3° L’identité de l’un des auteurs de cette pratique (…) “. Aux termes de l’article 12 de cette ordonnance : ” I. Les dispositions de la présente ordonnance entrent en vigueur le lendemain de sa publication (…). II. Les dispositions de la présente ordonnance qui allongent la durée d’une prescription s’appliquent lorsque le délai de prescription n’était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé “.

4. Il résulte de ces dispositions que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l’entrée en vigueur de cette loi, la prescription de ces conclusions est régie par les dispositions de l’article 2224 du code civil fixant une prescription de cinq ans. S’appliquent, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 mars 2017, les dispositions de l’article L. 482-1 du code de commerce posant une même prescription.

5. La cour administrative d’appel de Nantes a estimé, au terme de son appréciation souveraine des pièces du dossier, que le département de la Manche n’avait eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont il avait été victime qu’à compter de la décision du 22 décembre 2010 de l’Autorité de la concurrence. En en déduisant que l’action engagée par cette collectivité devant le tribunal administratif de Caen le 16 février 2015, soit dans le délai de cinq ans fixé par l’article 2224 du code civil, n’était pas prescrite, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt sur ce point, n’a pas commis d’erreur de droit.

6. En troisième lieu, il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel, qui n’était pas tenue de répondre explicitement à l’ensemble des arguments invoqués par la société requérante pour remettre en cause les conclusions du rapport d’expertise, s’est fondée, pour évaluer l’ampleur du préjudice subi par le département au titre du surcoût lié aux pratiques anticoncurrentielles, sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d’avoir eu une incidence sur celle-ci. En estimant implicitement qu’en l’espèce cette chute des prix ne résultait pas de l’augmentation de la pondération du critère du prix dans les marchés postérieurs ou de la réduction alléguée des marges bénéficiaires des entreprises concernées, la cour, dont l’arrêt est suffisamment motivé sur ce point, n’a pas dénaturé les pièces du dossier.

7. Il résulte de tout ce qui précède que la société Signalisation France n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

8. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge du département de la Manche qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société Signalisation France la somme de 3 000 euros à verser au département de la Manche, au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :
————–
Article 1er : Le pourvoi de la société Signalisation France est rejeté.
Article 2 : La société Signalisation France versera au département de la Manche une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Signalisation France et au département de la Manche.