C’est une grande spécialité du Conseil d’Etat depuis le milieu de la pandémie : il valide en référé ce qu’a fait l’Etat, il maintient fermé ce qui l’a été, mais il en appelle à des ajustements. Il ferme la porte au recours mais il l’ouvre au réexamen de la position de l’Etat.
Ainsi est-ce presque à un miracle de la physique quantique que nous assistons expérimentalement : un sujet devient ouvert et fermé à la fois.
Pour prendre une image plus triviale, le Conseil d’Etat décide alors de ne pas mordre, mais d’aboyer : il ne censure pas, mais il formule sa décision de sorte à faire passer le message que des ajustements ou des précisions vont vite s’imposer.
Il l’a fait récemment dans divers domaines, dont celui des cultes. Il vient de le faire de manière très lisible en laissant fermées les librairies, tout en obligeant l’Etat à rouvrir ce dossier.
Il l’a fait récemment pour les lieux de culte, laissés fermés ou à peine entrouverts, tout en donnant des indications poussant au dialogue et en appelant à des précisions.
Source : CE, ord., 7 novembre 2020, n° 445825, 445827, 445852, 445853, 445856, 445858, 445865, 445878, 445879, 445887, 445889, 445890, 445895, 445911, 445933, 445934, 445938, 445939, 445942, 445948, 445955 : Offices religieux : le Conseil d’Etat rend une décision culte ! … Voir auparavant CE, ord., 18 mai 2020, n°440361-440511, n°440366 et suivants, n°440512 et n°440519 [différentes espèces] (Le Conseil d’Etat ressuscite les lieux de culte ).
Autre entre-deux : le cas des prisons (voir en ce sens CE, ord., 8 octobre 2020, n°444741 : Conseil d’Etat, covid et prisons : à l’ombre, un peu de clarté ).
… ou celui des audiences (CE, ord., 20 avril 2020, n°439983 : Audiences et Covid-19 : le Conseil d’Etat invente l’ordonnance de rejet… avec quasi-injonction à l’administration )
Ou celui des cyclistes (CE, ord., 30 avril 2020, n°440179 : voir L’Intérieur se voit enjoindre de décadenasser le à l’extérieur ).
Soyons clairs : pour l’essentiel, le Conseil d’Etat refuse de censurer les mesures prises au nom de l’Etat d’urgence sanitaire, à de rares exceptions près, décisions qui ont été à peu près toutes traitées au sein du présent blog.
Mais n’empêche : le Conseil d’Etat est passé maître, passées les premières semaines, dans l’art de censurer sans censurer, d’aboyer sans mordre, juste assez pour faire passer le message aux Ministères qu’il va falloir vite réformer tel ou tel point avant censure.
C’est ce qui vient de se passer en matière de livres et de librairies.
Un magistrat, un éditeur et un bouquiniste avaient saisi le Conseil d’État pour demander la réouverture au public des librairies qui sont, depuis le décret du Gouvernement du 29 octobre dernier, fermées en tant que « commerce non-essentiel ».
Voir sur ces sujets :
- Commerces : rébellion des municipaux ; sanction des tribunaux [mise à jour au 9/11/2020]
- Etat d’urgence sanitaire, état du droit : mise à jour au 3/11/2020
- Covid-19 : confinement, établissements fermés au public, pouvoirs de police, transports… [mise à jour au 03/11/20 ; décret au JO de ce matin]
Sans surprise : le juge des référés ne suspend pas la fermeture des librairies au public. Le juge ne mord pas.
MAIS (le juge aboie pour que l’Etat s’adapte) : le juge relève que les librairies contribuent à l’exercice effectif de la liberté d’expression ainsi qu’à la libre communication des idées et des opinions, et que les livres – s’ils ne sont pas des biens de première nécessité comme les produits alimentaires par exemple – présentent un caractère essentiel qui doit être pris en considération par le Gouvernement dans le cadre des mesures de confinement ou de déconfinement.
Voici le message passé. Le Gouvernement a donc conscience qu’il devra faire avec le caractère spécifique de ce bien culturel.
Puis le juge revient à l’absence de censure : il observe que la décision de fermer au public les librairies comme d’autres commerces répond, dans le contexte sanitaire actuel, à la nécessité de limiter au maximum les interactions entre les personnes, qui constituent la principale occasion de propagation du virus. Le juge relève en outre que les librairies peuvent rester ouvertes pour procéder aux activités de livraison et de retrait sur place des commandes (plus d’un tiers des librairies indépendantes pratiquent déjà la vente en ligne) et qu’elles bénéficient de mesures financières de soutien aux entreprises et de mesures complémentaires spécifiques. Il note enfin que la vente des livres dans les grandes surfaces a été interdite et que l’administration s’est engagée à l’audience à porter une attention particulière aux librairies lors de la réévaluation régulière du confinement actuel.
Pour ces différentes raisons, le juge des référés du Conseil d’État estime que la fermeture des librairies au public ne porte pas une atteinte grave et manifestement à la liberté du commerce et de l’industrie, à la libre concurrence, au principe d’égalité et à l’interdiction des discriminations.
CE, ord., 13 novembre 2020, n° 445883, 445886, 445899 :
445883-445886-445899 – Librairies