Dans 10 jours, un jugement sera rendu concernant un candidat à la présidentielle. Cela peut-il changer son éligibilité ?

Un jugement de 1e instance est attendu pour le 17 janvier 2021. Dans cette affaire, M. Eric Zemmour est poursuivi pour « complicité de provocation à la haine raciale ». Voir :

 

A ce jour, il bénéficie toujours de la présomption d’innocence pour cette affaire là. Mais imaginons qu’il soit (de nouveau) condamné.

Supposons en sus qu’au delà des réquisitions, cette condamnation donne lieu au prononcé d’une peine complémentaire d’inéligibilité avec exécution provisoire.

En pareil cas, ce candidat serait-il inéligible ? 

A cette question simple, s’impose une réponse complexe puisque même si toutes ces conditions, déjà très hypothétiques, étaient réunies, M. Zemmour serait en pareil cas, serait :

  • inéligible aux mandats locaux 
  • sans doute éligible à la magistrature suprême de notre Pays, si du moins le Conseil constitutionnel décidait d’étendre aux candidats à l’élection présidentielle sa jurisprudence constante appliquée aux parlementaires en cours de mandat (décisions 2009-21S D, 22 octobre 2009 et n° 2021-26 D du 23 novembre 2021).

 

Ce qui mérite quelques explications. Les voici :

 


 

 

1/ Une personne qui a incité à la discrimination ou à la haine raciale, ou sexiste, ou religieuse, peut-elle à ce titre devenir inéligible ?

Oui pour une durée de 5 ans au maximum. Cela est prévu par les articles 24 et suivants de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000877119/?isSuggest=true

Un maire a ainsi été condamné pour provocation à la haine envers les Roms (en regrettant notamment, après un incendie, que des secours aient été appelés trop tôt), avec une peine complémentaire d’inéligibilité pour une période d’une année, peine dont la proportionnalité a été validée par la Cour de cassation.

Cour_de_cassation_criminelle_chambre_criminelle_1_fevrier_2017_15-84-511_publie_au_bulletin

https://blog.landot-avocats.net/2017/02/16/provocation-a-la-haine-envers-les-roms-un-maire-condamne-a-un-an-dineligibilite/

En pareil cas, l’inéligibilité s’applique pour les élections à venir comme pour les mandats en cours (au contraire de certaines autres inéligibilités dans d’autres domaines).

Dès qu’il y a inéligibilité, les autorités de l’Etat (Préfets s’agissant des élus locaux) n’ont strictement aucune marge de manœuvre. Ils doivent « démissionner d’office » l’élu ainsi condamné.

Exemple : TA Guadeloupe, ord., 17 mai 2018, n°1800191

https://blog.landot-avocats.net/2018/05/23/un-elu-condamne-au-penal-doit-etre-demissionne-doffice-par-le-prefet/

 

2/ Est-ce automatique ?

 Non une peine complémentaire de ce type n’est jamais automatique. C’est au juge, et à lui seul, d’en décider. Et le juge ne peut jamais le faire si un texte législatif n’a pas prévu cette peine complémentaire.

 

3/ Mais quand quelqu’un est condamné au pénal, l’appel est suspensif. La personne condamnée qui a fait appel ne sera alors condamnée, ou pas, réellement qu’après l’appel. Donc en cas d’appel, l’inéligibilité se trouve-t-elle, également, repoussée tant que la Cour d’appel n’a pas statué ?

Par défaut oui. Si une personne est condamnée au pénal et qu’elle forme appel, l’exécution de la peine est repoussée au lendemain de la décision de la Cour d’Appel. Mais le juge de première instance, c’est-à-dire le tribunal correctionnel s’agissant d’un délit, peut décider de prononcer « l’exécution provisoire ». En ce cas, qu’il y ait appel ou non, la peine complémentaire d’inéligibilité peut s’appliquer  dès la condamnation, à la condition, donc, que le juge en ait expressément décidé ainsi.

Le Conseil d’Etat l’a encore rappelé le 3 octobre 2018 dans une affaire concernant un élu régional.

https://blog.landot-avocats.net/2018/10/15/si-un-jugement-penal-condamne-un-elu-a-lineligibilite-avec-execution-provisoire-cet-elu-perd-ses-mandats-meme-sil-fait-appel-au-penal/

 

4/ Imaginons qu’en pareil cas la personne fasse appel au pénal. Et qu’elle gagne son appel. Mais qu’en raison de cette inéligibilité avec « exécution provisoire », entre temps, cette personne ait été  interdite d’élection. Voire privée de ses mandats en cours… il y a potentiellement une injustice car alors la personne a subi une sanction électorale d’origine pénale alors que cette personne a été déclarée, certes après coup, innocente par la Cour d’appel au pénal ?

Oui et c’est déjà arrivé. Un élu polynésien s’est trouvé condamné par le tribunal correctionnel avec inéligibilité pour laquelle le juge avait décidé de l’exécution provisoire. Il fait appel mais entre temps il perd ses mandats. En appel, il est encore condamné mais, cette fois, sans peine complémentaire d’inéligibilité… mais trop tard, il a perdu ses mandats. Et c’est légalement qu’il a ainsi perdu ses mandats, a tranché le Conseil d’Etat en 2019.

CE, 20 décembre 2019, n° 432078

 https://blog.landot-avocats.net/2019/12/26/au-penal-un-elu-est-declare-ineligible-avec-execution-provisoire-il-est-demis-doffice-que-se-passe-t-il-ensuite-a-hauteur-dappel/

 

5/ Est-ce la même chose pour les parlementaires en cours de mandat?

Pas vraiment. Dans le cas, certes un peu particulier, de la privation des droits civiques (conduisant à l’inéligibilité décision 2014-22 D, 16 septembre 2014, cons. 2, JORF du 17 septembre 2014 page 15235, texte n° 57), déjà en 2009 le Conseil constitutionnel avait posé qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article L.O. 136 du code électoral d’une requête du ministre de la justice, de constater la déchéance d’un parlementaire de son mandat du fait d’une inéligibilité assortie de l’exécution provisoire dès lors que cette condamnation n’est pas devenue définitive. Sursis à statuer jusqu’au prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation. (2009-21S D, 22 octobre 2009, cons. 4 et 5).

Voir aussi dans un sens comparable, mais sans que la solution fasse débat, l’application du même raisonnement en cas de renvoi à une CA de l’affaire (décision 2009-21 D, 29 juillet 2010, cons. 1 et 2). Voir aussi les décisions 2014-22 D, 16 septembre 2014, cons. 1 à 4 puis 2016-23 D, 22 décembre 2016, paragr. 1 à 3.

C’est étrange. C’est l’exact inverse de que qu’est une exécution provisoire et de ce qu’est une inéligibilité.

Ce point a été confirmé très :

« 4. Il résulte de l’article 506 du code de procédure pénale qu’il est sursis à l’exécution du jugement du tribunal judiciaire pendant les délais et durant l’instance d’appel. Dès lors, l’exécution provisoire de la sanction privant M. GUÉRINI de son droit d’éligibilité est sans effet sur le mandat parlementaire en cours, dont la poursuite dépend de la seule exécution du jugement. »

Source : Décision n° 2021-26 D du 23 novembre 2021, Demande tendant à la déchéance de plein droit de M. Jean-Noël GUÉRINI de sa qualité de membre du Sénat, Rejet

NB : en opportunité on peut comprendre (comprendre ne voulant pas dire nécessairement approuver)… sans doute le Conseil constitutionnel ne veut-il pas permettre qu’un juge puisse porter atteinte par l’exécution provisoire à la séparation des pouvoirs. Reste qu’en droit on reste coi. 

 

6/ Alors qu’un candidat à la future élection présidentielle va de nouveau, en 1e instance, passer devant le juge pénal pour des faits pouvant donner lieu à peine complémentaire d’inéligibilité, que se passerait-il ?

Si cette personne est condamnée, si elle l’est avant l’élection présidentielle, et même si elle l’est avec peine complémentaire d’inéligibilité assortie d’une exécution provisoire… même si toutes ces conditions sont réunies donc, le plus probable est que le Conseil constitutionnel étendrait sa jurisprudence précitée (décisions 2009-21S D, 22 octobre 2009 et n° 2021-26 D du 23 novembre 2021) propre aux parlementaires pour estimer que la personne en cause reste bien éligible tant qu’il n’y a pas eu lecture de l’arrêt d’appel.  A rebours de ce qui s’applique devant les juridictions administratives donc. 

 

7/ Face à ces situations, M. Roussel, candidat PCF, a demandé que soit adoptée au Parlement une « résolution « pour inviter le gouvernement à envoyer une instruction aux magistrats pour véritablement mettre en œuvre la peine d’inéligibilité pour les discriminations et provocations à la haine  » » ?

Politiquement on comprend cette demande, dans l’intérêt d’attaquer plusieurs adversaires à la fois.

MAIS JURIDIQUEMENT.. cette voie est sans issue car :

  • Soit la personne est condamnée avec inéligibilité prononcée par le juge… et n’a pas fait appel (ou a fait appel mais il y a eu exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) et en ce cas cette inéligibilité s’applique automatiquement sans qu’il soit utile d’envisager des instructions en ce sens… et de toute manière le  Conseil constitutionnel serait saisi.
  • soit la personne n’a pas été condamnée…. ou a été condamnée sans exécution provisoire et a fait appel… ) … et dans ce cas la résolution n’est pas applicable. Et si au lieu d’une résolution on adoptait une loi, il serait inconstitutionnel que ladite loi ajoute une peine accessoire d’inéligibibilité pour des faits antérieurs à la loi.

 

8/ OUI mais une peine accessoire automatique d’inéligibilité avait déjà pour des cas de ce type été prévue par la loi ? 

OUI… raison de plus.

Cela avait en effet été prévu par les deux lois (une ordinaire et une organique) en date du 15 septembre 2017 dites « confiance lois sur la confiance dans l’action publique » (lois initialement dites « de moralisation ») et qui avaient été « post-Fillon » et plus largement qui visaient à redonner confiance dans nos élus et nos institutions.

Voir la dernière version du projet de loi avant passage au Conseil constitutionnel :
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15t0016_texte-adopte-seance

Mais cette disposition précise a justement été censurée par le Conseil Constitutionnel (décision 2017-752 DC) en septembre 2017.
https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2017/2017752DC.htm
Voir :

Le législateur savait que le conseil constitutionnel allait censurer les peines d’inéligibilité automatiques (au nom du principe d’individualisation des peines, qui découle de l’article 8 de la Déclaration de 1789… on pourrait en discuter d’ailleurs mais bon c’est ainsi que s’est fixée la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la CEDH est plutôt sur la même ligne donc…).

DONC l’astuce, plutôt habile, du législateur d’alors avait été de prévoir des peines semi -automatiques : la peine d’inéligibilité s’applique pour plein d’infractions par défaut mais le juge doit l’étudier et la moduler

Allez savoir pourquoi (sans doute pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme, contre la haine et la discrimination.. et surtout parce que les peines complémentaires d’inéligibilité  existaient déjà ), pour les infractions de presse le législateur a été mal inspiré : il a tenté d’aller plus loin et donc il a été censuré par le Conseil constitutionnel par la décision précitée.

 

9/ Alors rien ne peut être fait ?

D’abord, en Démocratie, c’est à l’électeur de choisir.

Ensuite, et en droit, et pour résumer de nombreux points évoqués au fil des paragraphes précédents… si on devait sur ce point changer les choses, ce serait par une loi, future, pour des événements futurs, et sans totale automaticité de telles peines complémentaires. Loin. Très loin des polémiques actuelles.

De l’intérêt de faire un peu de droit dans un monde de luttes…