CNI : traduire n’est pas trahir

La loi « Toubon » n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française précisait l’article 2 de la Constitution et, par certains côtés, réactivait l’ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 aout 1539.

Oui mais de cette loi, les juridictions ont, en droit public, donné un mode d’emploi subtil.

Et c’est sans surprise que l’on a vu vendredi dernier le Conseil d’Etat refuser de censurer nos nouvelles cartes d’identité. En effet, la traduction en anglais des intitulés de celle-ci, parce que ce n’est qu’une traduction justement, n’était pas et ne pouvait pas être contraire au droit national préservant notre belle langue. 

  • I. L’anglois devait-il être bouté hors de nos CNI ?
  • II. Chronique d’un échec annoncé (par la jurisprudence antérieure)
  • III. Traduire la CNI, ce n’est pas nier notre identité

 

I. L’anglois devait-il être bouté hors de nos CNI ?

La nouvelle carte nationale d’identité (CNI) biométrique est en phase opérationnelle :

 

Mais les titres et rubriques de cette CNI sont traduits en langue anglaise :

 

… ce qui a suscité l’ire de l’académie française au point que cette honorable mais plutôt pacifique institution envisagerait de déposer un recours contre cette carte :

 

 

II. Chronique d’un échec annoncé (par la jurisprudence antérieure)

 

Finalement, ce ne fut pas l’Académie française qui s’y colla, mais l’association Défense de la langue française qui se dévoua pour aller au casse-pipe contentieux. De pair avec l’association Francophonie Avenir. 

Et casse-pipe il y eut. Car l’attaque était vouée à un irrémédiable échec, comme nous l’avions prédit (voir ici et ).

Voir notamment ma courte vidéo faite alors (4 mn 11) :

https://youtu.be/8ddUF0y8gj8

Certes en règle générale prédire le résultat d’un contentieux s’avère-t-il certes un art divinatoire difficile. Et pourtant ma prédiction n’était en rien un exploit : l’échec de ce recours était en effet inscrit dans les astres.

Autrefois, les haruspices lisaient dans les entrailles.

Les pratiquants de l’art divinatoire juridique contemporain fouillent, quant à eux, dans les recueils de jurisprudence. C’est moins goûteux, mais moins salissant. Et l’échec était, me permets-je de le répéter, couru d’avance.

Regardons ensemble.

Que nous disait le Conseil constitutionnel ? Une chose fort claire :

«8. […] l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ; que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage ; que l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ; que son application ne doit pas conduire à méconnaître l’importance que revêt, en matière d’enseignement, de recherche et de communication audiovisuelle, la liberté d’expression et de communication ; »
[Décision 99-412 DC – 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires – Non conformité partielle]

… Oui mais bon 99 c’est un peu ancien. Retournons dans les entrailles de nos recueils. Ah oui. La loi Molac, c’est plus récent. Sauf que dans cette décision (Décision n° 2021-818 DC du 21 mai 2021), justement, le Conseil constitutionnel a censuré (à tort d’ailleurs selon nous mais bon, c’est ainsi…) l’enseignement immersif en ce qu’il remplaçait la langue française, mais il a validé les autres dispositions de la loi qui promouvaient ou finançaient l’enseignement des langues régionales à côté du français. Voir :

Bref, pour passer à l’espagnol : Caramba ! Encore raté pour le quai Conti.

Bon passons à l’autre aile du Palais Royal. Ouvrons les entrailles du recueil Lebon et invoquons la loi Toubon. Cela fonctionnera peut être mieux ? De fait, là,   les matériaux divinatoires sont moins rares :

 

Sauf que là encore, les auspices ne sont pas favorables. Enfer et divination…

Certes les textes ne manquent-ils pas, à commencer par la loi « Toubon » n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française (précitée : voir https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000005616341) appliquant l’article 2 de la Constitution et, par certains côtés, réactivant l’ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 aout 1539.

Mais là encore, ces textes n’interdisent pas l’usage d’autres langues (voir l’avant dernier alinéa de l’article 6, par exemple), même si, entre autres, les dispositions en matière de marques, par exemple, sont assez strictes (voir l’article 14 de cette loi). Voici quelques jurisprudences :

  • acceptation de l’usage de l’anglais pour la candidature française aux JO (TA Paris, juge des référés, 2 mai 2017, Association Francophonie Avenir, Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, Union nationale des écrivains de France, n° 1702872)
  • censure du logo d’une Université qui incluait l’expression anglaise « PSL Research University» (TA Paris, 21 septembre 2017, Association Francophonie avenir, n°1609169/5-1).
  • obligation pour un prospectus présentant une offre d’émission ou un produit financier sur un marché soumis à la loi française d’être rédigé en langue française quitte à être accompagné d’une version traduite dans une langue étrangère (qui ne peut être plus complète ; CE, 20 décembre 2000, Géniteau, n°213415).
  • censurant la décision de l’établissement public Sèvres-Cité de la céramique, de REFUSER DE supprimer des affiches qu’il avait diffusées à l’occasion de l’exposition organisée dans ses espaces extérieurs, du 10 juin au 23 octobre 2016, la dénomination « Sèvres Outdoors » (voir ici), au motif que celles-ci ne respectent pas la loi 94-665 du 4 aout 1994 relative à l’emploi de la langue française ( TA Cergy Pontoise, 26 novembre 2018, n° 1610555)
  • position souple en matière de sites Internet (mais pas in situ ; CAA Lyon, 4 juin 2020, n°18LY01058).
  • acceptation très souple de formulations de marques en anglais s’il n’existe pas d’expression française de même sens… et le Palais Royal, bon prince, va jusqu’à poser que « let’s » n’a pas d’équivalent dans la langue de Molière, en tous cas pas d’équivalent arrêté par la commission d’enrichissement de la langue française… ce qui est donc le « mètre étalon » en la matière (CE, 22 juillet 2020, n° 435372).
  • obligation de présenter les offres des marchés publics en français ainsi que les certificats correspondants (mais encore une fois rien n’interdit la présence de traductions en langue étrangère : CAA Douai, 16 mai 2012, Société NHV, req. n°11DA00727 ; CE, 29 juin 2012, Société Signature, req. n°357617 ; voir dans le même sens et avec sévérité  : TA Marseille, 20 octobre 2016, Société Unowhy, req.  °1607877 ; voir aussi 1/ Marchés publics : Molière NON ; l’interprétariat, OUI. Une application par le TA de Lyon.  2/ Marchés publics : le Conseil d’Etat valide les clauses d’interprétariat [vidéo] 3/ marchés publics : Clause Molière acte II – scène finale ).

A chaque fois, ce qui est censuré, et encore n’est-ce qu’avec mesure, ce n’est pas la présence de traduction, d’un à côté avec la langue du voisin, mais le remplacement pur et simple de Molière par Shakespeare.

Attention bien sûr à mettre à part le cas des textes écrits en allemand et qui s’imposent encore parfois en Alsace-Moselle (pour ceux des textes adoptés entre 1871 et 1918 et qui — pour certains — ont continué de s’appliquer sur place depuis lors). Pour un aperçu plus complet de cette délicate question, voir : CAA Nancy, 9 juillet 2020, n° 18NC01505; arrêt que nous avons diffusé et commenté ici : Alsace-Moselle : quand un texte de droit local, en allemand, remontant à la période 1871-1918, est-il encore applicable ? 

 

Autrement posé, quel que soit le recueil de jurisprudence dont on ouvrait les entrailles, les auspices prédisaient tous de funestes sorts pour la partie requérante qui voulait lancer les fétiaux modernes que sont les avocats publicistes afin, par les feux du contentieux, de bouter la perfide Albion hors de nos cartes d’identité.

 

III. Traduire la CNI, ce n’est pas nier notre identité

 

Le Conseil d’Etat, saisi de la légalité de refus de demandes de suppression des traductions en langue anglaise qui figurent sur les nouvelles cartes nationales d’identité, en en effet posé :

  • que cette traduction ressortait du droit européen, non pas hégémonie culturelle, mais tout simplement parce que la carte d’identité doit suffire pour la libre circulation intra-européenne point 2 du préambule et art. 3 du règlement n° 2019/1157 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 ; voir aussi le document 9303 de [l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI)] notamment au point 3.3 de la partie 3). Mais sur ce point notre résumé de l’arrêt, par souci de brièveté, prend quelque liberté avec le contenu même de l’arrêt.
  • que ce choix de traduction n’est certes pas mentionné par le décret du 13 mars 2021, mais qu’aucune « disposition n’imposait qu’il figure [ât] dans ce décret. »
  • que le Conseil constitutionnel et la loi Toubon ont bien clairement permis de telles traductions :
    • « 4. En deuxième lieu, l’article 2 de la Constitution dispose que  » La langue de la République est le français « . Ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel, si l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public et si les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage, l’article 2 de la Constitution n’interdit pas, en tout état de cause, l’utilisation de traductions. Il ne fait ainsi pas obstacle à ce que le titre et les désignations des rubriques qui figurent en français sur la carte nationale d’identité, laquelle permet notamment de voyager et d’entrer dans tout Etat membre de l’Union européenne, soient accompagnées de leur traduction dans une ou plusieurs langues étrangères.
      «5. En troisième lieu, aux termes de l’article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française :  » Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. / Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. / (…) « . Son article 2 rend l’emploi de la langue française obligatoire  » dans la désignation, l’offre, la présentation, le mode d’emploi ou d’utilisation, la description de l’étendue et des conditions de garantie d’un bien, d’un produit ou d’un service, ainsi que dans les factures et quittances « . Aux termes de son article 3 :  » Toute inscription ou annonce apposée ou faite sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinée à l’information du public doit être formulée en langue française (…)  » et de son article 4 :  » Lorsque des inscriptions ou annonces visées à l’article précédent, apposées ou faites par des personnes morales de droit public ou des personnes privées exerçant une mission de service public font l’objet de traductions, celles-ci sont au moins au nombre de deux (…) « . D’une part, ces dispositions de la loi du 4 août 1994 n’interdisent, en tout état de cause, pas que figurent sur la carte nationale d’identité qui, ainsi qu’il a été dit au point 4, est un document permettant aux citoyens français notamment de voyager dans les pays de l’Union européenne, une traduction des désignations de ses rubriques. D’autre part, l’article 4 de cette loi, qui prévoit que les traductions sont au moins au nombre de deux, ne concerne en tout état de cause que les inscriptions ou annonces apposées ou faites sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinées à l’information du public.»

Ce recours était une véritable chronique d’une mort contentieuse annoncée. En voici l’épitaphe :

CE, 22 juillet 2022, n°455477

 

Le combat des parties requérantes était-il cependant vain ou risible ? Certes NON. Bien sur que non.

La co-requérante qu’est l’association Défense de la langue française a évidement raison lorsqu’elle arbore, au fronton de son site Internet cette phrase de Jean Dutourd : « La langue française est notre trésor, sachons le préserver. »

Mais partageons ce combat sans oublier que la défense du français passe bien plus par l’offensive créatrice que par une mentalité d’assiégés. Complétons cette citation de Jean Dutourd par une autre, de Paul Veyne, selon laquelle « une culture est bien morte quand on la défend au lieu de l’inventer » (Leçon inaugurale au Collège de France, « L’inventaire des différences », Ed. Seuil, 1976).

 

 

Sources citées par ordre d’apparition : loi « Toubon » n°94-665 du 4 août 1994 ; article 2 de la Constitution ; Ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 aout 1539 ; C. const. déc. 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et n°2021-818 DC du 21 mai 2021 (loi « Molac ») ; TA Paris, ord., 2 mai 2017, Association Francophonie Avenir, Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, Union nationale des écrivains de France, n°1702872 ; TA Paris, 21 septembre 2017, Association Francophonie avenir, n°1609169/5-1 ; CE, 20 décembre 2000, Géniteau, n°213415 ; TA Cergy Pontoise, 26 novembre 2018, n°1610555 ; CAA Lyon, 4 juin 2020, n°18LY01058 ; CE, 22 juillet 2020, n°435372 ; CAA Douai, 16 mai 2012, Société NHV, req. n°11DA00727 ; CE, 29 juin 2012, Société Signature, req. n°357617 ; TA Marseille, 20 octobre 2016, Société Unowhy, n°1607877 ; CE, ord., 4 décembre 2017, n°413366 ; CAA Nancy, 9 juillet 2020, n° 18NC01505 ; CE, 22 juillet 2022, n°455477.