CNI aux titres et rubriques traduits en anglais : l’Académie française a-t-elle des chances de faire valoir, juridiquement, sa position ? A bien y regarder les entrailles des divers recueils de jurisprudence, nulle auspice positive ne semble prédire un grand succès au contentieux au bénéfice de la vénérable institution du quai Conti. Hélas, celle-ci ne semble pas avoir eu le temps de compulser, avant de partir à l’assaut, le moindre dictionnaire juridique.
La nouvelle carte nationale d’identité (CNI) biométrique est en phase opérationnelle :
- voir nos articles :
- et sur les sites publics voir notamment :
Mais les titres et rubriques de cette CNI sont traduits en langue anglaise :
… ce qui a suscité l’ire de l’académie française au point que cette honorable mais plutôt pacifique institution envisagerait de déposer un recours contre cette carte :
- https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/nouvelle-carte-d-identite-bilingue-l-academie-francaise-contre-attaque-20220105
- https://www.lefigaro.fr/vox/societe/nouvelle-carte-d-identite-bilingue-francais-anglais-un-symbole-tres-facheux-20210421
Prédire le résultat d’un contentieux s’avère certes un art divinatoire difficile.
Autrefois, les haruspices lisaient dans les entrailles.
Les pratiquants de l’art divinatoire juridique contemporain fouillent, quant à eux, dans les recueils de jurisprudence. C’est moins goûteux, mais moins salissant.
Alors regardons ensemble.
Que nous dit le Conseil constitutionnel ? Voyons voyons.. Ah c’est là :
«8. […] l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ; que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage ; que l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ; que son application ne doit pas conduire à méconnaître l’importance que revêt, en matière d’enseignement, de recherche et de communication audiovisuelle, la liberté d’expression et de communication ; »
[Décision 99-412 DC – 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires – Non conformité partielle]
… Oui mais bon 99 c’est un peu ancien. Retournons dans les entrailles de nos recueils. Ah oui. La loi Molac, c’est plus récent. Sauf que dans cette décision (Décision n° 2021-818 DC du 21 mai 2021), justement, le Conseil constitutionnel a censuré (à tort d’ailleurs selon nous mais bon, c’est ainsi…) l’enseignement immersif en ce qu’il remplaçait la langue française, mais il a validé les autres dispositions de la loi qui promouvaient ou finançaient l’enseignement des langues régionales à côté du français. Voir :
Bref, pour passer à l’espagnol : Caramba ! Encore raté pour le quai Conti.
Bon passons à l’autre aile du Palais Royal. Ouvrons les entrailles du recueil Lebon et invoquons la loi Toubon. Cela fonctionnera peut être mieux ? De fait, là, les matériaux divinatoires sont moins rares :
- Irrégularité d’une offre en raison d’une pièce l’accompagnant qui n’était pas traduite en français
- Do U speak français ? [le juge et l’idiome ; suite et pas fin]
- Do U speak français ? [administrations et langue de Molière ; mise à jour au 23/7/20]
- Alsace-Moselle : quand un texte de droit local, en allemand, remontant à la période 1871-1918, est-il encore applicable ?
- Les personnes publiques françaises peuvent, mais seulement dans des cas exceptionnels, en France, se promouvoir en anglais à destination d’un public étranger
- Une circulaire pour la féminisation des titres mais contre l’écriture inclusive
- Marchés publics : Molière NON ; l’interprétariat, OUI. Une application par le TA de Lyon.
- Marchés publics : le Conseil d’Etat valide les clauses d’interprétariat [vidéo]
- marchés publics : Clause Molière acte II – scène finale
Sauf que là encore, les auspices ne sont pas favorables. Enfer et divination…
Certes les textes ne manquent-ils pas, puisque par certains aspects, la loi « Toubon » n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française (voir https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000005616341) précisait l’article 2 de la Constitution et, par certains côtés, réactivait l’ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 aout 1539.
Mais là encore, ces textes n’interdisent pas l’usage d’autres langues (voir l’avant dernier alinéa de l’article 6, par exemple), même si, entre autres, les dispositions en matière de marques, par exemple, sont assez strictes (voir l’article 14 de cette loi). Voici quelques jurisprudences :
- acceptation de l’usage de l’anglais pour la candidature française aux JO (TA Paris, juge des référés, 2 mai 2017, Association Francophonie Avenir, Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, Union nationale des écrivains de France, n° 1702872)
- censure du logo d’une Université qui incluait l’expression anglaise « PSL Research University» (TA Paris, 21 septembre 2017, Association Francophonie avenir, n°1609169/5-1).
- obligation pour un prospectus présentant une offre d’émission ou un produit financier sur un marché soumis à la loi française d’être rédigé en langue française quitte à être accompagné d’une version traduite dans une langue étrangère (qui ne peut être plus complète ; CE, 20 décembre 2000, Géniteau, n°213415).
- censurant la décision de l’établissement public Sèvres-Cité de la céramique, de REFUSER DE supprimer des affiches qu’il avait diffusées à l’occasion de l’exposition organisée dans ses espaces extérieurs, du 10 juin au 23 octobre 2016, la dénomination « Sèvres Outdoors » (voir ici), au motif que celles-ci ne respectent pas la loi 94-665 du 4 aout 1994 relative à l’emploi de la langue française ( TA Cergy Pontoise, 26 novembre 2018, n° 1610555)…
- position souple en matière de sites Internet (mais pas in situ ; CAA Lyon, 4 juin 2020, n°18LY01058).
- acceptation très souple de formulations de marques en anglais s’il n’existe pas d’expression française de même sens… et le Palais Royal, bon prince, va jusqu’à poser que « let’s » n’a pas d’équivalent dans la langue de Molière, en tous cas pas d’équivalent arrêté par la commission d’enrichissement de la langue française… ce qui est donc le « mètre étalon » en la matière (CE, 22 juillet 2020, n° 435372).
- obligation de présenter les offres des marchés publics en français ainsi que les certificats correspondants (mais encore une fois rien n’interdit la présence de traductions en langue étrangère : CAA Douai, 16 mai 2012, Société NHV, req. n°11DA00727 ; CE, 29 juin 2012, Société Signature, req. n°357617 ; voir dans le même sens et avec sévérité : TA Marseille, 20 octobre 2016, Société Unowhy, req. °1607877 ; voir aussi 1/ Marchés publics : Molière NON ; l’interprétariat, OUI. Une application par le TA de Lyon. 2/ Marchés publics : le Conseil d’Etat valide les clauses d’interprétariat [vidéo] 3/ marchés publics : Clause Molière acte II – scène finale ).
A chaque fois, ce qui est censuré, et encore n’est-ce qu’avec mesure, ce n’est pas la présence de traduction, d’un à côté avec la langue du voisin, mais le remplacement pur et simple de Molière par Shakespeare.
Attention bien sûr à mettre à part le cas des textes écrits en allemand et qui s’imposent encore parfois en Alsace-Moselle (pour ceux des textes adoptés entre 1871 et 1918 et qui — pour certains — ont continué de s’appliquer sur place depuis lors). Pour un aperçu plus complet de cette délicate question, voir : CAA Nancy, 9 juillet 2020, n° 18NC01505; arrêt que nous avons diffusé et commenté ici : Alsace-Moselle : quand un texte de droit local, en allemand, remontant à la période 1871-1918, est-il encore applicable ?
Autrement posé, on a envie de conseiller à l’Académie française d’investir dans un dictionnaire…. juridique.
Car quel que soit le recueil de jurisprudence dont on ouvre les entrailles, les auspices prédisent tous de funestes sorts pour l’Académie française si celle-ci missionne les fétiaux modernes que sont les avocats publicistes afin, par les feux du contentieux, de bouter la perfide Albion hors de nos cartes d’identité.
Enfin… Sauf, bien sûr, modification de la loi ou de la Constitution. Mais cela dépendra du Peuple et du Parlement réunis après le printemps prochain. Point sur lequel nous regardons d’autres présages, ceux annoncés par le vol des sondages et autres cheminements d’oiseaux sur les réseaux sociaux comme Twitter. On a les auspices de son époque. Hélas.
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