Electoral : l’arrêt Apatou, ce n’est pas rien

L’inéligibilité de l’agent de la commune, à l’élection municipale, s’apprécie au jour non de sa démission, mais de la fin de ses fonctions (après son préavis donc dans le cas d’un agent contractuel comme en l’espèce). Cette règle, tirée des dispositions de l’article L. 231 du code électoral, le Conseil d’Etat vient de la confirmer — dans le cadre de la charmante et lointaine commune guyanaise d’Apatou.

Il a surtout eu ensuite à répondre à une question : fallait-il ne censurer que l’élection de cette personne (solution par défaut prévue par l’article L. 270 du code électoral) ou annuler l’élection en son entier… ce qu’il admet avec réticence… Mais bon là cette personne inéligible avait été tête de liste au second tour, arrivée en troisième position après une triangulaire. 

Mais en l’espèce la foudre n’est tombée que sur cette tête de liste, et non sur l’élection en son entier, ce qui confirme que le juge reste n’annule en de tels cas que rarement l’élection en son entier, même si au moins une affaire antérieure allait dans le sens des protestataires.

 


 

 

I. Sur l’inéligibilité 

 

I.A. Rappels sur l’inéligibilité de l’agent communal

 

Un « agent salarié » de la commune est éligible au conseil municipal dès lors que sa démission est définitive à la veille du premier tour des élections municipales.

N.B. : sur ce point, la fin de l’article L. 231 du Code électoral précise que : « Ne sont pas compris dans cette catégorie ceux qui, étant fonctionnaires publics ou exerçant une profession indépendante, ne reçoivent une indemnité de la commune qu’à raison des services qu’ils lui rendent dans l’exercice de cette profession, ainsi que, dans les communes comptant moins de 1 000 habitants, ceux qui ne sont agents salariés de la commune qu’au titre d’une activité saisonnière ou occasionnelle.»

Cette inéligibilité de l’agent de la commune ne touche pas celui du CCAS, qui sur ce point est en situation, cependant, d’incompatibilité à régler après l’élection (voir par exemple TA Rennes, 1er février 2021, n°n°2005179). 

Mais si cette personne est, non pas agent de la commune, mais travaille pour la commune au titre de marchés publics ou d’un contrat de délégation de service public, bref (et plus largement) si cette personne est « entrepreneur de services municipaux »… alors l’inéligibilité est à redouter sauf à s’être interrompue six mois francs avant ledit premier tour de l’élection municipale.

 

Il peut en résulter d’édifiantes illustrations (voir par exemple, pour citer des exemples récents : CE, 12 avril 2021, n° 445529 : Faucher les bas-cotés de la commune… c’est se faire faucher son élection municipale ; ou encore CE, 21 juin 2021, n° 445346, à publier aux tables du rec. ; voir ici notre article à ce sujet ; CE, 21 décembre 2021, n° 445969 ; voir ici). Sur le contrôle à ce propos opéré par le Préfet au stade de l’enregistrement des candidatures, voir par exemple  TA Châlons-en-Champagne, 1er octobre 2020, n° 2001958 (voir ici)

Si l’on est non pas entrepreneur de services municipaux, donc, mais juste agent de la commune (« agent salarié » pour reprendre l’expression, certes incorrecte mais ancienne, du code), alors il suffit, dit-on souvent, « d’avoir démissionné avant l’élection »… or cette formulation est incorrecte. Il ne faut pas avoir démission avant l’élection, il faut avoir cessé d’exercer celles-ci. Nuance.

Cette nuance est celle qui sépare l’élection de l’annulation de celle-ci, comme ce fut le cas par exemple dans cet arrêt de 2009 :

« Considérant que M. B a été recruté par un arrêté municipal du 12 décembre 2007 en qualité d’agent technique territorial pour exercer les fonctions de régisseur des gîtes communaux à compter du 1er janvier 2008 jusqu’au 31 décembre 2008 ; que l’article 4 de cet arrêté prévoit que la dénonciation du contrat par l’une ou l’autre des parties ne peut intervenir qu’après un délai de préavis d’un mois à compter de la date de dénonciation adressée par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ; que par un simple courrier daté du 2 mars 2008, M. B a adressé une demande de démission au maire à compter du 9 mars 2008, jour du premier tour de scrutin des élections municipales ; qu’il ne résulte pas de l’instruction que le maire ait formellement accepté cette démission, et dispensé M. B de l’éxécution du préavis, avant la date du 9 mars 2008 ; que le maire ne peut non plus être réputé avoir pris ces décisions par son arrêté du 26 février 2008 nommant Mme C en qualité d’agent technique territorial, alors que cet arrêté est antérieur à la lettre de démission de M. B ; qu’en outre le nom de M. B figure toujours sur un bordereau de recettes émis le 11 mars 2008 par le maire de Jujols ; qu’il résulte de ce qui précède que M. B n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier l’a tenu pour inéligible »
Source : CE, 26 janvier 2009, n° 318269

N.B. : sur la manière de gérer les postes mutualisés entre communes et intercommunalité, car certaines inéligibilités cessent à la veille de l’élection, donc, et d’autres 6 mois avant celle-ci, voir CE, 10 juin 2021, Elections municipales et communautaires d’Alès, n° 448172 et 448364).

L’inéligibilité de l’agent de la commune, à l’élection municipale, s’apprécie donc au jour non de sa démission, mais de la fin de ses fonctions (après son préavis donc dans le cas d’un contractuel).

 

I.B. Confirmation en l’espèce : ce qui compte est la date effective de la fin des fonctions, et non celle de la démission

 

Telle est l’amère expérience faite par une ex-élue d’Apatou qui a perdu son élection alors même que pour ce faire elle avait démissionné de son poste d’agent contractuel dans cette commune, avant l’élection.

Apatou est une charmante commune guyanaise, sur le Maroni (frontalière du Surinam[e] donc), au Sud de Saint-Laurent du Maroni, mais bien moins loin dans la forêt que les trois autres qui suivent. Voilà pour la carte postale.

La géographie électorale locale est plus complexe.

Au second tour de l’élection municipale, il y a eu une triangulaire. la liste conduite par :

  • M. B… a obtenu 649 voix, soit 43,81 % des 1 463 suffrages exprimés
  • M. A… a obtenu 583 voix, soit 39,85 % des suffrages exprimés
  • Mme E… a obtenu 239 voix, soit 16,34 % des suffrages exprimés.

 

Mme E. avait démissionné de son poste d’agent contractuel de la commune AVANT l’élection mais elle était encore au jour du premier tour du scrutin en train d’effectuer son préavis. Son inéligibilité, comme dans l’exemple précité de 2009 (CE, 26 janvier 2009, n° 318269), était donc peu discutable : 

« 3. Il résulte de l’instruction et il n’est pas contesté que Mme E… avait été recrutée en qualité d’agent contractuel par la commune d’Apatou à compter du 1er mai 2017 et que, si elle a présenté sa démission de cet emploi en juillet 2021, celle-ci n’est devenue effective qu’à compter du 23 septembre 2021, à l’issue de son préavis, soit postérieurement à la date du premier tour de scrutin, à laquelle doit s’apprécier l’éligibilité d’un candidat. Dans ces conditions, Mme E… ne peut être regardée comme ayant perdu la qualité de salariée de la commune d’Apatou à cette date. Par suite, elle était atteinte par l’inéligibilité édictée par les dispositions de l’article L. 231 du code électoral citées au point 2. Il s’ensuit que les requérants sont fondés à demander l’annulation de son élection.»

NB : ne soyez pas surpris par les dates. La Guyane, pour cause de covid, a eu son propre calendrier. 

 

 

 

II. Sur l’effet de cette inéligibilité 

II.A. L’inéligibilité d’une personne entraîne par défaut son remplacement et seulement son remplacement et non pas l’annulation de l’entière élection… sauf cas particulier

 

Reste à en tirer les conséquences, et c’est là que le débat réel, un peu, commence.

Allait-on l’éjecter, juste elle du conseil municipal ?

Ou annuler l’élection en son entier ?

 

L’article L. 270 du code électoral dispose notamment que :

« La constatation, par la juridiction administrative, de l’inéligibilité d’un ou plusieurs candidats n’entraîne l’annulation de l’élection que du ou des élus inéligibles. La juridiction saisie proclame en conséquence l’élection du ou des suivants de liste.»

Illustration : CE, S., 16 décembre 1983, n° 52117, rec. p. 519. Voir aussi CE, Ass., 27 janvier 1989, n° 108265. 

Donc l’inéligibilité de Mme E. n’affecte qu’elle-même, selon cette règle. Elle n’entraîne pas l’annulation entière de l’élection, sauf, nous dit le juge, si l’annulation de l’élection du candidat résulte d’irrégularités ayant affecté la sincérité du scrutin en son entier, ce qu’il admet avec parcimonie.

 

II.B. Mais un arrêt de référence, en ce domaine, ressemblait fort à cette affaire et aurait pu conduire à l’annulation de l’entière élection. Le Conseil d’Etat ne l’a pas voulu en l’espèce, confirmant qu’il s’en tient à ce que les dérogations à l’application strictes de l’article L. 270 du Code électoral doivent rester rares

 

Reste que par exemple dans l’affaire de l’élection municipale de Bessèges (Gard, à côté d’Alès voyons !),  le Conseil d’Etat (20 mars 1996, 173941 173966, aux tables) le juge avait censuré par l’annulation de l’élection en son entier une triangulaire dont une des listes était conduite par une personne inéligible. On le voit, le parallèle avec ce dossier était frappant et on suppose que les protestataires ont exhumé, eux aussi, cette affaire de 1996 publiée aux tables. Rappelons en le résumé aux tables :

« M. A., inéligible à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, a néanmoins conduit lors des élections municipales une liste qui a obtenu au second tour 192 voix et un élu, M. A. lui- même. La présentation de cette liste a constitué, eu égard notamment à la notoriété de M. A., ancien maire de la commune, et à ses prises de position hostiles d’abord à l’un puis à l’autre de ses adversaires une manoeuvre qui, compte tenu tant du nombre des voix obtenues par sa liste que du très faible écart entre les résultats des deux autres listes qui ont obtenu respectivement 1077 et 1054 voix, une manoeuvre ayant altéré les résultats du scrutin. Annulation de l’ensemble des opérations électorales.»

Dans cette affaire de 1996 :

  • l’ancien maire était arrivé troisième (et de très loin) dans une triangulaire. A comparer avec cette affaire de l’élection municipale d’Apatou où Mme E. est arrivée également troisième, pareillement dans une triangulaire, mais en étant moins loin des deux autres listes que dans l’affaire de 1996 (mais avec moins d’écarts de voix entre les deux listes gagnantes, il est vrai)
  • l’ancien maire était connu. OK. Mais c’est le cas aussi de Mme E à Apatou… Selon en tous cas les recherches googleisantes que je viens d’accomplir. Citons la presse locale qui évoquait au sortir du premier tour que cette dame « forte de ses 25,32% des suffrages [au 1er tour], se retrouve au centre de toutes les convoitises »et qu’elle est centrale dans la commune, « diplômée en droit et directrice des ressources humaines, très active, elle cumule plusieurs fonctions associatives » (voir ici, les autres sources en ligne vont dans le même sens).
  • cela changeait le résultat final dans cet arrêt de 1996. Oui. C’est également le cas dans cette affaire guyanaise contemporaine si l’on intègre l’importance de cette liste, fondée sur la notoriété de la tête de liste, avec donc des questions sensibles de reports de voix (qui auraient changé le résultat final de l’élection très probablement).

Mon propos ne vise pas à contester la décision qui vient d’être rendue. Du tout.

 

Il s’agit juste de montrer combien le juge s’en tient à la règle de l’article L. 270 du code électoral et à quel point ce n’est que rarement qu’il  y déroge pour voir une manoeuvre viciant le scrutin en son entier. Manoeuvre qu’il n’a donc pas vu dans ce dossier en l’espèce :

« 4. En application des dispositions de l’article L. 270 du code électoral, cette annulation doit en principe seulement conduire à proclamer élu le candidat de la liste concernée venant immédiatement après le dernier élu. Si MM. F… et Pati soutiennent que la seule présence de Mme E… à la tête de cette liste aurait été, eu égard à sa notoriété locale, de nature à porter atteinte à la sincérité du scrutin, il ne résulte pas de l’instruction que cette candidature sur la liste au demeurant arrivée en troisième position ait présenté le caractère d’une manoeuvre de nature, eu égard à l’écart de voix séparant les deux listes arrivées en tête, à avoir porté atteinte à la sincérité du scrutin. »

Bref, l’arrêt Apatou n’a l’air de rien, mais il nous en dit beaucoup sur l’usage par le juge des articles L.231 et L. 270 du code électoral.

——-

 

Source : Conseil d’État, 1er août 2022, n° 463365

 


 

Voir aussi :

 

… cette petite vidéo où je m’étais amusé à présenter début 2020, en 8mn10 (c’est peu vu les pièges en ce domaine), les principales inéligibilités à prendre en compte aux municipales :

 

https://youtu.be/Row_sg0EGwU