Non une QPC ne peut servir à « revendiquer la création d’un régime dédié ». Non ce n’est pas nouveau. Non ce n’est pas une position du Conseil d’Etat contraire à celle du Conseil constitutionnel.

Dans une affaire qui a fait grand bruit, pour cause de débat sur l’euthanasie, le Conseil d’Etat vient de confirmer qu’un grief d’incompétence négative ne peut être utilement présenté, à l’appui d’une QPC, qu’à de strictes conditions.

Un tel moyen peut viser à « contester les insuffisances du dispositif instauré par les dispositions législatives litigieuses », mais pas à « revendiquer la création d’un régime dédié.»

L’indignation contre cette décision du Conseil d’Etat a été parfois grande*, au nom du fait que le juge administratif empêcherait ainsi le Conseil constitutionnel de s’exprimer à ce propos.

Une telle réaction émotionnelle, que l’on peut certes comprendre vu le sujet, n’est pas recevable en droit. Car une QPC sert à invalider un texte de loi contraire aux normes constitutionnelles. Pas à pousser le Conseil constitutionnel à s’exprimer sur les réformes législatives à envisager en opportunité. Même si cette distinction n’est pas sans un brin d’artificialité elle-même. 

On peut vouloir réformer le régime de la fin de vie. Mais dire que cette réforme s’imposerait en raison des normes constitutionnelles de notre pays et que c’est au Conseil constitutionnel de l’imposer reviendrait à faire dire au régime de la QPC et, même, au textes constituants, d’autres choses que ce que ceux-ci disent et à entériner une dérive politique du juge constitutionnel « à l’américaine » que peu souhaitent pour notre Pays.  

  • I. Un réflexe « à l’américaine »
  • II. Rappels sur ce qu’est l’incompétence négative en droit administratif (notion plus hétérogène qu’il n’y paraît)
  • III. L’importation de l’incompétence négative en droit constitutionnel a connu une grande postérité, au prix d’une légère évolution de la notion. 
  • IV. Le Conseil d’Etat avait refusé de transmettre des QPC pour incompétence négative du législateur, s’il s’agit, non pas de « contester les insuffisances du dispositif instauré par les dispositions législatives litigieuses », mais de « revendiquer la création d’un régime dédié.» La nouvelle décision du Conseil d’Etat rendue en matière d’euthanasie, et qui a un peu ému, ne fait que rappeler ce principe, qui est d’ailleurs conforme à la position du Conseil constitutionnel lui-même. Changer ce point reviendrait d’ailleurs à confier à celui-ci un pouvoir d’initiative des lois, préfiguration du contenu y inclus, en dehors des cas où le droit actuel est inconstitutionnel, ce qui à tout le moins doit interroger. 

 

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

L’euthanasie et, plus largement, la fin de vie sont en débat depuis des années dans notre société, et ce débat se ravive ces temps-ci. C’est un sujet important pour lequel chacun de nous aura ses propres positions philosophiques. Soit.

On notera d’ailleurs que, récemment, la CEDH a sur ce point une position nuancée (pas de droit à l’euthanasie, pas de contrariété entre ce régime et le droit à la vie, pas de droit à l’information des proches contre le gré du patient, exigence de plus strictes normes de contrôle que ce qui se pratique en Belgique).

Source : CEDH, 4 octobre 2022, AFFAIRE MORTIER c. BELGIQUE, n° 78017/17 (voir ici cet arrêt et notre article).

 

I. Un réflexe « à l’américaine »

Alors, pourquoi ne pas pousser le Conseil constitutionnel via une QPC, à dire que le législateur doit agir en ce domaine, qu’il n’a pas, ou pas bien fait son travail et qu’il doit réformer ses lois ? Voici ce que se sont dit des requérants imaginatifs, avec un réflexe très « américain » car c’est assez largement ainsi que fonctionne la Cour suprême étasunienne.

Voir un article très net sur ce point :  « The Constitution Means What the Supreme Court Says It Means » (E. Segall, Harvard Law Review Forum, v. 129, 2016, Georgia State University College of Law, Legal Studies Research Paper No. 2016-04)

La Cour suprême des USA va ainsi soit affirmer ses normes contre le droit, même écrit, faisant évoluer les normes selon l’évolution de sa majorité politique et de l’air du temps (voir par exemple Cour Suprême des Etats-Unis, 27 juin 2022, n° 21-418, en matière de laïcité), soit estimer qu’une norme n’est plus de rang fédéral mais fédérée, ou l’inverse comme récemment en matière d’avortement (Cour suprême des Etats-Unis, 24 juin 2022, Dobbs, State health officer of the Mississippi department of health, et al. V. Jackson Women’s health organization et al., n° 19–1392 ; voir également, ici une brève chronique vidéo de M. D. MAUS à ce sujet)…  Elle va assez aisément censurer l’incompétence négative (voir les décisions Hill v. Colorado, 28 juin 2000, 530 U.S. 703, 732 ; Grayned v. City of Rockford, 26 juin 1972, 408 U.S., 104, 108-109).

La séparation des trois pouvoirs aux Etats-Unis avec C. Eastwood dans le rôle de la Cour suprême (source : duel final du film « Et pour quelques dollars de plus » de S. Leone, 1965.)

Le Conseil constitutionnel français n’hésite pas lui non plus, bien évidemment, à censurer des lois : tel est son office, à la base.

Mais le Conseil constitutionnel censure la loi lors de son adoption ou via le régime des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC)… au regard des normes constitutionnelles.

Son rôle va donc censurer le législateur qui agit. Sanctionner le législateur pour inaction est un autre sujet. 

 

II. Rappels sur ce qu’est l’incompétence négative en droit administratif (notion plus hétérogène qu’il n’y paraît)

Pour le comprendre, il faut se plonger un peu dans ce qu’est « l’incompétence négative ».

En droit administratif, l’incompétence négative est le vice de légalité consistant, pour une autorité administrative à avoir pris une décision ou refusé de prendre une décision en méconnaissant l’étendue de sa compétence.

En, par erreur de droit ou par choix, ayant restreint sa compétence en deçà de ce qui est légal, en agissant en se croyant lié (par un avis, par la décision d’autrui…) alors que cette autorité administrative a une marge de manoeuvre qu’il n’a pas le droit d’abdiquer (CE, 31 juillet 1903, rec., p. 584, concl. Romieu ; jurisprudence constante). L’application assez usuelle consiste par exemple à sanctionner une décision  (notamment en matière de pouvoir de police) d’une autorité décidant de se ligoter pour l’avenir en s’engageant à ne pas à l’avenir prendre telle décision, ce qui revient à méconnaître l’étendue de ses compétences pour l’avenir.

Exemples pour une incompétence négative pour qui se croit en compétence liée alors que tel n’est pas le cas, voir TA Lille, 20 novembre 2018, n° 1608237. Autre illustration en matière d’intercommunalité, voir : TA Nîmes, 16 novembre 2021, CCPRO et Sorgues, n°1903653, 1903654, 1904194.  Illustration pour une incompétence négative pour une autorité départementale refusant pour l’avenir une des solutions qui lui est possible d’utiliser pour l’accueil des mineurs non accompagnés, voir TA Toulouse, 12 mars 2019, n° 1602857. 

S’agissant des lois et des ordonnances, l’incompétence négative peut concerner aussi un cas où ces normes seraient restées en deçà de ce qu’elles doivent fixer, au regard notamment (mais principalement) des frontières des articles 34 et 37 de la Constitution, ce qui revient à censurer le flou ou l’absence de décision.

Illustrations : rejet de ce moyen pour la réforme de la haute fonction publique de l’Etat par CE, 19 juillet 2022, n°453971 et al. voir ici).

Ce peut être aussi, dans le même sens, la censure d’un décret qui serait trop imprécis au regard de ce qu’il doit fixer.

Illustrations : rejet de ce moyen pour le régime d’autorisation préalable des antennes relais en 5G, voir CE, 8 avril 2021, n° 442120, 443279 ; rejet de ce moyen pour le décret relatif à l’armement des forces de l’ordre (assez précis pour ne pas être entaché de ce vice de légalité donc) CE, 1er juin 2011, 341917…

 

III. L’importation de l’incompétence négative en droit constitutionnel a connu une grande postérité, au prix d’une légère évolution de la notion. 

L’équivalent constitutionnel de ce vice de légalité a d’ailleurs particulièrement prospéré à la faveur des positions du Conseil constitutionnel au point sans doute de changer le sens même de ce vice de légalité devenu moyen d’inconstitutionnalité.

Citons en ce sens l’annonce de plan de l’article « L’incompétence négative » dans la QPC : de la double négation à la double incompréhension » de  Mme Patricia RRAPI, in Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 34 janvier 2012 :

« L’incompétence négative est à l’origine une notion de droit administratif et elle est généralement définie, bien que la notion ait évolué depuis son apparition dans les écrits de Laferrière, comme le fait, pour l’autorité compétente, de n’avoir pas utilisé pleinement les pouvoirs que les textes lui ont attribués […]. Il s’agit là d’une technique de contrôle que le juge administratif a donc inspirée au juge constitutionnel […].

Lorsque l’on se pose la question de savoir comment l’incompétence négative affecte un droit constitutionnel, on s’aperçoit cependant que ce raisonnement est quelque peu artificiel […]. La jurisprudence du juge constitutionnel opère, en effet, une double confusion. Tout d’abord, il semble que la réserve de loi porte, pour le Conseil constitutionnel, aussi bien sur la protection des droits fondamentaux que sur l’exercice des droits fondamentaux. Ensuite, le Conseil constitutionnel ne semble pas distinguer l’épuisement de la compétence législative de la suffisance du texte de loi. »

 

Il nous semble par les exemples ci-avant énumérés que la même remarque peut être formulée à l’endroit du juge administratif : l’incompétence négative s’avère là encore hétérogène. Elle bannit en droit administratif : le flou en deçà de ce que la norme en cause est censée régler ; l’autocensure pour l’avenir ; l’autocensure passée quand une autorité s’est crue en compétence liée alors que tel n’était pas le cas.

Oublions, pour la sphère constitutionnelle, le dernier cas qui sera à tout le moins rare s’agissant du législateur (au regard du droit européen parfois ?). Restent les deux autres.

Cela laisse d’ailleurs une grande marge de manoeuvre au juge constitutionnel. Ainsi celui-ci laisse-t-il parfois au législateur le soin de se défausser sur le pouvoir réglementaire, comme en matière de définition de ce qu’est un stupéfiant (Décision n° 2021-960 QPC du 7 janvier 2022). De même n’est pas une incompétence négative pour le législateur le fait de ne pas avoir prévu les règles, pourtant assez basiques, de saisine et de fonctionnement de la « commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur » dans la loi bioéthique (décision n° 2021-821 DC du 29 juillet 2021). De même une incompétence négative n’est-elle pas constituée lorsque le législateur autorise l’État à confier à des prestataires extérieurs la réalisation d’opérations d’encaissement de l’impôt en numéraire sans pour autant déterminer les modalités de sélection de ces prestataires ainsi que les conditions de leur implantation sur le territoire (Cons. Const., 28 décembre 2018, n° 2018-777 DC, pt. 73).

En revanche imposer de droit l’enregistrement des audiences (sans laisser aux juges la marge de manoeuvre utile sur ce point au cas par cas, mais on pourrait débattre qu’il s’agisse d’une incompétence négative…) et, surtout, en n’ayant pas adopté « des dispositions propres à garantir le droit au respect de la vie privée et la présomption d’innocence », le législateur a frappé d’incompétence négative certaines dispositions de la loi organique pour la confiance dans l’institution judiciaire (décision n° 2021-829 DC du 17 décembre 2021). Idem lorsque l’article L. 332-6-1 du code de l’urbanisme permet aux communes d’imposer aux constructeurs, par une prescription incluse dans l’autorisation d’occupation du sol, la cession gratuite d’une partie de leur terrain sans assez définir pas les usages publics auxquels doivent être affectés les terrains ainsi cédés (C. Const., n° 2010-33 QPC du 22 septembre 2010, Société Esso SAF).

Nous pourrions multiplier Ces exemples. Mais ce serait en vain.

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

 

 

IV. Le Conseil d’Etat avait refusé de transmettre des QPC pour incompétence négative du législateur, s’il s’agit, non pas de « contester les insuffisances du dispositif instauré par les dispositions législatives litigieuses », mais de « revendiquer la création d’un régime dédié.» La nouvelle décision du Conseil d’Etat rendue en matière d’euthanasie, et qui a un peu ému, ne fait que rappeler ce principe, qui est d’ailleurs conforme à la position du Conseil constitutionnel lui-même. Changer ce point reviendrait d’ailleurs à confier à celui-ci un pouvoir d’initiative des lois, préfiguration du contenu y inclus, en dehors des cas où le droit actuel est inconstitutionnel, ce qui à tout le moins doit interroger. 

 

Très clairement, à chaque fois, en matière d’incompétence négative, le Conseil constitutionnel vérifie si le législateur a épuisé sa compétence, puis s’assure qu’un droit fondamental est affecté (voir sur ce point l’article précité de Mme RRAPI ainsi que le Commentaire de la décision n° 2010-45 QPC, disponible sur le site Internet du Conseil constitutionnel, p. 3).

Mais il est une limite que le Conseil il s’est clairement fixée :

« un grief d’incompétence négative ne peut être utilement présenté, à l’appui d’une QPC, qu’à la condition de contester les insuffisances du dispositif instauré par les dispositions législatives litigieuses et non pour revendiquer la création d’un régime dédié.»

Source : CE, 12 février 2021, n° 440401, à publier aux tables du rec.

Cette amusante décision, portant sur notre Etat républicain face aux titres nobiliaires, n’a guère intéressé que les plaisantins dans mon genre (j’ai même fait une vidéo sur cette décision, à voir ici : https://youtu.be/Su3_BISrzy4). Mais elle eût mérité qu’on s’y attardât. Parce qu’elle bloque les demandes qui visent à non pas modifier le droit existant de lege lata au motif que celui-ci serait inconstitutionnel, mais à changer le droit futur de lege ferenda, parce qu’on appellerait de nos voeux un droit différent.

Certes cette distinction n’est-elle pas non plus sans artificialité ; en de pareilles occurrences, les requérants tentent bien de démontrer que la loi existante serait insuffisante à respecter des droits fondamentaux garantis par les textes constitutionnels. Mais tout de même.

C’est en tous cas cette distinction qui a été réaffirmée par le Conseil d’Etat dans sa décision « Association ” DIGNITAS – Vivre dignement – Mourir dignement ” » en date du 10 octobre 2022.

Citons la Haute Assemblée :

« s’il incombe au législateur, lorsqu’il adopte des dispositions, d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34, le grief tiré de son incompétence négative ne peut être utilement soulevé à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité qu’à l’encontre de dispositions résultant d’une loi promulguée et à la condition de contester les insuffisances du dispositif qu’elles ont instaurées, la question prioritaire de constitutionnalité étant destinée à saisir le Conseil constitutionnel de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de dispositions législatives applicables et non à contraindre le législateur de légiférer sur un autre sujet que celui traité par les dispositions de la loi contestée.»

 

Est-ce nouveau ? NON on retrouve la décision de 2021 précitée, à d’infimes détails près.

Oui mais par cela le Conseil d’Etat sur ce point n’est-il pas en train de restreindre les marges de manoeuvre d’un Conseil constitutionnel qui de son côté ne rêverait que de s’emparer d’un tel potentiel pouvoir ? Que nenni. Le Conseil constitutionnel ne dit pas autre chose :

« 73. S’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34, le grief tiré de l’incompétence négative du législateur ne peut être utilement présenté devant le Conseil constitutionnel qu’à l’encontre de dispositions figurant dans la loi qui lui est soumise et à la condition de contester les insuffisances du dispositif qu’elles instaurent. En outre, une incompétence négative ne peut résulter du montant des crédits ouverts en lois de finances ou du niveau des plafonds des autorisations d’emplois fixé par une loi de finances. »
(Cons. Const., 28 décembre 2018, n° 2018-777 DC, pt. 73, précité).

Changer ce point reviendrait d’ailleurs à confier à celui-ci un pouvoir d’initiative des lois, préfiguration du contenu y inclus, en dehors des cas où le droit actuel est inconstitutionnel, ce qui à tout le moins devrait interroger. Sauf à conférer au juge constitutionnel un rôle dans l’équilibre des pouvoirs qui n’est pas celui de nos institutions. Au moment où le modèle de la Cour suprême étasunienne montre ses limites, ce serait assez paradoxal…

 

 

Voici cette nouvelle décision : 

 

Conseil d’État, 10 octobre 2022, n° 465977, à mentionner aux tables du recueil Lebon

 

 


* désolé je ne citerai personne… mais allez donc voir sur les réseaux sociaux fréquentés par les juristes…