La protection des lanceurs d’alerte a été considérablement renforcée par les deux « lois Waserman » :
- d’une part la loi organique n° 2022-400 du 21 mars 2022 visant à renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d’alerte
www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000045388740 - d’autre part la loi ordinaire n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte
www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000045388745
… après un passage presque anodin devant le Conseil constitutionnel. Seul avait subi les foudres des sages de la rue Montpensier l’article 11 de la loi ordinaire, article inséré en cours de débats parlementaires et n’ayant pas assez de liens avec le reste du texte.
Voir :
- Décision n° 2022-838 DC du 17 mars 2022, Loi organique visant à renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d’alerte, Conformité – réserve
- Décision n° 2022-839 DC du 17 mars 2022, Loi visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, Non conformité partielle
Ces lois transposent une directive européenne du 23 octobre 2019 et va même plus loin (voir ci-après I et II), prolongée par un décret en octobre dernier (III).
Or, voici qu’une décision intéressante de la CEDH (IV), rendue dans l’affaire LUXLEAKS, confirme qu’un niveau élevé de protection de ces lanceurs d’alerte s’impose.
I. VIDEO assez détaillée
En 6 mn 29, voici une présentation sommaire de ce régime suivie par une intéressante interview de :
- M. Sylvain WASERMAN
Qui était alors, au moment de l’interview,
Député du Bas-Rhin – Vice-président de l’Assemblée Nationale
Il s’agit d’un extrait de notre chronique vidéo hebdomadaire, « les 10′ juridiques », réalisation faite en partenariat entre Weka et le cabinet Landot & associés :
II. ARTICLE sommaire
III. Le décret d’octobre 2022
A ensuite été publié le décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 relatif aux procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte et fixant la liste des autorités externes instituées par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte (NOR : JUSC2222368D).
Voir ma tentative de décorticage de ce texte ici :
IV. La protection de la CEDH, explicitée par le juge ce jour
L’affaire porte sur la divulgation par M. Halet, alors qu’il était employé par une société privée, de documents confidentiels protégés par le secret professionnel consistant en 14 déclarations fiscales de sociétés multinationales et deux courriers d’accompagnement, obtenus sur son lieu de travail. À la suite d’une plainte déposée par son employeur et à l’issue de la procédure pénale engagée à son encontre, M. Halet fut condamné par la Cour d’appel au paiement d’une amende pénale de 1 000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par l’employeur.
Au vu des constats qu’elle a opérés quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables résultant de celle-ci. Ainsi, après avoir pesé les différents intérêts en jeu (l’intérêt public que présente l’information divulguée et les effets dommageables de la divulgation) et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, la Cour conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
Le requérant, Raphaël Halet, est un ressortissant français né en 1976 et résidant à Viviers (France).
À l’époque des faits, M. Halet travaillait pour la société P. qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise, et dont l’activité consiste notamment à établir des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et à demander auprès des administrations fiscales des décisions fiscales anticipées. Ces décisions qui concernent l’application de la loi fiscale à des opérations futures sont appelées « Advance Tax Agreements » (ATAs) ou « rulings fiscaux » ou encore « rescrits fiscaux ».
Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par P. furent publiés dans différents médias. Ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s’étendant de 2002 à 2012, d’accords fiscaux très avantageux passés entre P. pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise.
Une enquête interne menée par P. permit d’établir qu’un auditeur, A.D., avait copié, en 2010, la veille de son départ de P. consécutif à sa démission, 45 000 pages de documents confidentiels, dont 20 000 pages de documents fiscaux correspondant notamment à 538 dossiers de rescrits fiscaux, qu’il avait remis, en été 2011, à un journaliste (E.P.) à la demande de celui-ci.
Une deuxième enquête interne menée par P. permit d’identifier que M. Halet avait, à la suite de la révélation par les médias de certains des rescrits fiscaux copiés par A.D., contacté le journaliste E.P. en mai 2012 en vue de lui proposer la remise d’autres documents. Cette remise eut lieu entre octobre et décembre 2012 et porta sur 16 documents, comprenant 14 déclarations fiscales et deux courriers d’accompagnement. Quelques-uns des documents furent utilisés par le journaliste E.P. dans le cadre de l’émission télévisée « Cash Investigation » diffusée en juin 2013. En novembre 2014, les 16 documents furent par ailleurs mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée « International Consortium of Investigative Journalists ».
À la suite d’une plainte déposée par P., une procédure pénale fut engagée, à l’issue de laquelle M. Halet fut condamné, en appel, au paiement d’une amende pénale de 1 000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par P. Dans son arrêt, la Cour d’appel conclut notamment que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel avait causé à son employeur un préjudice supérieur à l’intérêt général. M. Halet forma un pourvoi en cassation qui fut rejeté en janvier 2018.
Invoquant l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme, M. Halet soutient que sa condamnation pénale constitue une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 7 mai 2018.
Par un arrêt rendu le 11 mai 2021 la Cour a conclu, à la majorité (cinq voix contre deux), à la non- violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le 18 juin 2021 le requérant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention (renvoi devant la Grande Chambre).
Le 6 septembre 2021, le collège de la Grande Chambre a accepté ladite demande. Une audience a eu lieu le 2 février 2022.
Plusieurs organisations non gouvernementales ont été autorisées à intervenir dans la procédure écrite en tant que tierces intervenantes.
La Cour, dans sa décision rendue ce jour, rappelle que la protection dont jouissent les lanceurs d’alerte au titre de l’article 10 de la Convention repose sur la prise en compte de caractéristiques propres à l’existence d’une relation de travail: d’une part, le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion inhérent au lien de subordination qui en découle ainsi que, le cas échéant, l’obligation de respecter un secret prévu par la loi ; d’autre part, la position de vulnérabilité notamment économique vis-à-vis de la personne, de l’institution publique ou de l’entreprise dont ils dépendent pour leur travail, ainsi que le risque de subir des représailles de la part de celle-ci.
Elle rappelle aussi que la notion de « lanceur d’alerte » ne fait pas l’objet, à ce jour, en droit au niveau de la CEDH du moins, d’une définition juridique univoque et qu’elle s’est toujours abstenue d’en consacrer une définition abstraite et générale. Ainsi, la question de savoir si une personne qui prétend être un lanceur d’alerte bénéficie de la protection offerte par l’article 10 de la Convention appelle un examen qui s’effectue, non de manière abstraite, mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit.
À cet égard, la Cour décide de faire application de la grille de contrôle qu’elle a définie dans l’arrêt Guja c.Moldova (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, CEDH 2008) pour apprécier si, et le cas échéant, dans quelle mesure, l’auteur d’une divulgation portant sur des informations confidentielles obtenues dans le cadre d’une relation professionnelle, peut bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention. Par ailleurs, consciente des évolutions survenues depuis l’adoption de l’arrêt Guja, en 2008, qu’il s’agisse de la place qu’occupent désormais les lanceurs d’alerte dans les sociétés démocratiques et du rôle de premier plan qu’ils sont susceptibles de jouer, la Cour estime opportun de confirmer et consolider les principes qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de protection des lanceurs d’alerte, en en affinant les critères de mise en œuvre, à la lumière du contexte européen et international actuel.
En l’espèce, faisant application de ces critères, la Cour note ce qui suit.
1) L’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation : la Cour considère que lorsque sont en cause des agissements ou des pratiques portant sur les activités habituelles de l’employeur et qui n’ont, en soi, rien d’illégal, le respect effectif du droit de communiquer des informations présentant un intérêt public suppose d’admettre le recours direct à une voie externe de divulgation, se traduisant, le cas échéant, par la saisine des médias. C’est d’ailleurs ce que la Cour d’appel a admis, en l’espèce.
2) L’authenticité de l’information divulguée : la Cour note que le requérant a transmis au journaliste des documents dont « l’exactitude et l’authenticité » ont été constatées par la Cour d’appel et ne sont aucunement remises en cause. Ce critère est donc satisfait.
3) La bonne foi du requérant : il ressort de l’arrêt de la Cour d’appel que le requérant n’a pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur ». Le critère de la bonne foi a donc été respecté au moment de procéder à la divulgation litigieuse.
4) L’intérêt public que présente l’information divulguée : la Cour rappelle que les informations divulguées n’étaient pas seulement de nature à « interpeller ou scandaliser » comme le retint la Cour d’appel, mais apportaient bien un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur « l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France.
Par ailleurs, le poids de l’intérêt public attaché à la divulgation litigieuse ne peut être évalué indépendamment de la place qu’occupent désormais les multinationales de dimension mondiale tant sur le plan économique que social. En effet, les informations relatives aux pratiques fiscales des multinationales telles que celles dont les déclarations ont été rendues publiques par le requérant permettaient indéniablement de nourrir le débat en cours – déclenché par les premières divulgations de l’auditeur (A.D.) – sur l’évasion fiscale, la transparence, l’équité et la justice fiscale. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’informations dont la divulgation présente un intérêt public pour l’opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, qu’en Europe et dans les autres États dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées.
5) Les effets dommageables de la divulgation : la Cour estime que le préjudice subi par l’employeur du requérant ne saurait s’apprécier au regard des seuls impacts financiers éventuels de la divulgation litigieuse. Elle admet en effet que PwC a subi un certain préjudice de réputation. Toutefois, la Cour souligne que la réalité de ce préjudice n’apparaît pas avérée sur le long terme.
Ensuite, elle estime nécessaire de rechercher si d’autres intérêts ont été affectés par la divulgation litigieuse. Elle souligne qu’en l’espèce n’est pas seulement en cause la divulgation d’informations par le requérant mais également la soustraction frauduleuse de leur support et qu’à ce titre doit aussi être pris en compte l’intérêt public à prévenir et sanctionner le vol. En outre, la Cour souligne que le respect du secret professionnel présente indéniablement un intérêt public et que le requérant se trouvait tenu au secret professionnel qui prévaut dans le domaine des activités exercées par son employeur, auquel il se trouvait astreint dans l’exercice de son activité professionnelle en vertu de la loi.
Certes, aux yeux de la Cour, les éléments d’appréciation retenus par la Cour d’appel en ce qui concerne le préjudice subi par PwC, à savoir « l’atteinte à l’image » et « une perte de confiance » sont incontestablement pertinents. Pour autant, la Cour d’appel s’est contentée de les formuler en termes généraux, sans apporter de précision permettant de comprendre pourquoi elle a finalement estimé qu’un tel préjudice, dont la nature et la portée n’ont au demeurant pas été déterminées de manière circonstanciée, était « supérieur à l’intérêt général » que présentait la divulgation des informations litigieuses. La Cour en déduit que la Cour d’appel n’a pas placé, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables qu’il convenait de prendre en compte.
En ce qui concerne l’opération de mise en balance effectuée par les juridictions internes, la Cour estime que celle-ci ne répond pas aux exigences qu’elle a définies à l’occasion de la présente affaire. En effet, d’une part, la Cour d’appel s’est livrée à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées. D’autre part, elle n’a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause, mais s’est seulement attachée au préjudice subi par l’employeur.
Dès lors, procédant elle-même à la mise en balance des intérêts en jeu, la Cour rappelle qu’elle a reconnu que les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public. Dans le même temps, la circonstance que la divulgation litigieuse s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel qui liait le requérant ne pouvait être ignorée. Cependant, la Cour relève l’importance relative des informations divulguées, eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation. Au vu des constats opérés quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables.
6) La sévérité de la sanction, la Cour note qu’après avoir été licencié par son employeur, le requérant a été poursuivi pénalement et condamné au terme d’une procédure pénale ayant connu un fort retentissement médiatique, à une peine d’amende de 1000 euros. Eu égard à la nature des sanctions infligées et à la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte, lequel n’apparaît aucunement avoir été pris en compte par la Cour d’appel et, compte tenu surtout du résultat auquel elle est parvenue au terme de la mise en balance des intérêts en jeu, la Cour considère que la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.
En conclusion, la Cour, après avoir pesé les différents intérêts ici en jeu et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
La Cour dit que le Luxembourg doit verser au requérant 15 000 euros (EUR) pour dommage moral et 40 000 EUR pour frais et dépens.
Voici cette décision :
CEDH, Grande chambre, 14 février 2023, Halet contre Luxembourg n° 21884/18
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