Depuis les libelles et les rumeurs sous l’Ancien-Régime, voire les attaques contre Socrate, le débat entre liberté d’expression et droit de n’être ni injurié ni diffamé ne cesse d’être réinventé.
La révolution des médias sociaux et de l’information continue, combinée avec le rêve d’une société totalement transparente et vertueuse, rendent ce débat singulièrement vif depuis quelques années.
Cet équilibre entre forces contraires ne cesse de renforcer les tenants de la libre expression (et des lanceurs d’alerte) contre les défenseurs d’une société policée exempte d’injure ou de risque de diffamation.
Dernière preuve en date : deux jugements du tribunal de l’UE (TUE) en date du 31 mai 2018.
Un député européen (polonais) avait été sanctionné par le Parlement de l’Union pour avoir :
- d’une part parlé de « cloaque africain » pour traiter de la « submersion » de l’Europe par des « immigrants inappropriés »
- d’autre part estimé que les femmes sont biologiquement et intellectuellement inférieures aux hommes.
Rien que cela…
Le Parlement européen a sanctionné ce député. Le TUE a annulé ces sanctions.
Le TUE a estimé que selon son règlement intérieur, le Parlement peut sanctionner soit :
- un trouble exceptionnellement grave de la séance
- une perturbation des travaux du Parlement en violation des principes définis à l’article 11 dudit règlement
Le TUE a estimé que la première condition n’était pas remplie et que le second cas n’était schématiquement à sanctionner qu’en cas de conséquences revenant à ce que la première condition soit remplie. Bref fermez le ban « en dépit des termes […] choquants utilisés ».
Ce qui fait dire, dans un très bon article, sur le Dalloz, de M. Nicolas Nalepa, qu’en matière de « Liberté d’expression des parlementaires[, ] il y a des cloaques qui se perdent ». Magnifique titre que l’on aurait aimer inventer.
Voici ces deux jugements TUE, 31 mai 2018, aff. T-770/16 et T-352/17 :
TUE T 770 16
TUE 352 17
Mais revenons à l’essentiel : la liberté d’expression vient de remporter une victoire. Le droit de n’être ni diffamé ni injurié viennent de subir une défaite.
Ce n’est pas un mouvement isolé, lointain, limité au monde des institutions européennes.
Parfois on peut s’en féliciter, quand la liberté d’expression (de critique ou de moquerie) gagne contre des volontés de censure. Voir :
Mais le mouvement est plus ample :
- ainsi la CEDH a-t-elle adopté plusieurs arrêts récents permettant à un avocat ou à un élu local de s’exprimer dans des conditions ayant (à tort donc selon la CEDH) donné lieu à condamnation pour diffamation par le juge pénal français. L’équilibre entre liberté d’expression et injure ou diffamation, pourtant déjà très favorable à la libre expression en France, n’est donc pas encore assez défavorable à qui ne veut pas être diffamé ni injurié
- autre sujet, mais d’une connexité plus grande qu’il n’y peut paraître à première vue, le Conseil d’Etat, qui laisse passer des dessins sexistes (là encore la liberté d’expression et de création l’emporte) :
- idem pour une victoire de la liberté d’expression qui n’allait pas de soi :
- au point que pour certains régimes juridiques, comme celui de la liberté de ton des élus d’opposition, les élus de la majorité marchent sur des oeufs (avec interdiction de les casser). Voir par exemple :
En plein débat sur le projet de loi relatif aux « fake news » (voir notamment ici), le sujet est plus d’actualité que jamais. Les défenseurs de la liberté d’expression (que nous chérissons tous) sont sensibilisés au risque, réel, de restriction de nos droits.
Mais ne voit-on pas que le sens de la société et de la jurisprudence, ces temps-ci, ne cessent d’aller plutôt dans l’autre sens, de dériver vers le péril opposé ?
L’étude de l’Histoire — ou tout simplement la consultation des polémiques sur les réseaux sociaux — ne devraient-elles pas, plutôt, nous vacciner contre ces déferlements de haines, de mensonges et d’invectives inondants les réseaux formels et informels d’information, au nom de la liberté d’expression ?
Entre des libertés contraires, les dosages d’équilibres doivent être subtils. Et il n’est pas certain que la subtilité soit l’alpha et l’omega des jurisprudences de ces décennies en ces domaines…
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