Deux TA rendent des décisions contraires sur un point qui semblait clair en droit : le recours au juge pour faire expulser des gilets jaunes au milieu de ronds-points routiers.
Voyons d’abord ce qui est clair en ce domaine (I.), puis les positions des deux juridictions (II. et III.) avant d’aboutir à quelques premières conclusions (IV.).
I. Un point est clair : le juge peut être saisi en raison d’un régime spécifique
Depuis 1913, la règle semble claire : l’administration ne peut saisir le juge pour lui demander de prendre des décisions qu’elle peut adopter elle-même.
Source : CE, 30 mai 1913, Préfet de l’Eure, Rec. p. 583.
Ce principe ne connaît somme toute qu’assez peu d’exceptions, en matière de relations entre collectivités publiques (et encore…), de titre exécutoire…
Et il est une autre exception majeure à cette règle. Citons sur ce point le manuel de contentieux administratif de M. Pascal Caille (voir ici). Il s’agit du cas où :
« l’autorité gestionnaire d’une dépendance du domaine public demande au juge qu’il ordonne sa libération par l’occupant sans titre ( CE, 22 juin 1977, Dame veuve Abadie, requête numéro 04799 , Rec., p. 288).»
Les personnes publiques ont donc souvent pris l’habitude de saisir le juge en référé mesures utiles pour faire évacuer des occupants sans titres, pour tel ou tel motif, à la condition de pouvoir sécuriser le motif de l’urgence. Voir à ce sujet, par exemple :
- Expulsion d’un occupant du domaine public et référé mesure utiles… gare au critère de l’urgence !
- Le TA de Grenoble accepte qu’un préfet le saisisse en référé mesures utiles pour ordonner l’évacuation d’une occupation syndicale de déchetteries
- Domaine public routier et déplacement d’ouvrages : quels sont les pouvoirs du juge des référés mesures utiles ?
- Le TA donne raison à la ville de Lille sur l’expulsion de migrants, conduisant à un corps de doctrine qui commence à être homogène en ce domaine
- Expulsion de migrants : une fois l’expulsion exécutée, et leurs abris de fortune détruits, il n’y a plus lieu à statuer en référé suspension
- Expulsion du domaine public et droits de l’enfant : mode d’emploi
II. Pour le TA de Nantes, la sécurité publique peut justifier, en référé mesures utiles, l’expulsion de « gilets jaunes » d’un rond-point
Saisi par le préfet de la Loire- Atlantique dans le cadre de la procédure de « référé mesures utiles », le juge des référés du Tribunal administratif de Nantes a enjoint aux « gilets jaunes » de libérer sans délai trois ronds-points qu’ils occupaient à Bouguenais et à Donges, et ce au nom de la sécurité publique (pourtant les manifestants statiques avaient bien des tenues réfléchissantes 🙂 …).
Le TA rappelle les principes :
« Il appartient aux autorités de l’Etat d’assurer la préservation de l’ordre public et de la sécurité publique et leur conciliation avec la liberté de réunion. »
Puis les lieux et leur occupation sont décrits de manière conforme à l’expérience visuelle de chacun d’entre nous (en tous cas dès qu’on sort du coeur des agglomérations) :
« 4. Il résulte de l’instruction et notamment des informations apportées au cours de l’audience que, depuis le mois de novembre 2018, sur un terrain situé sur le territoire de la commune de Bouguenais, en bordure de la route départementale 85 et à proximité du giratoire sud de la Porte de Grand-Lieu du boulevard périphérique nantais, sont installées en bordure immédiate de la bretelle de sortie deux caravanes et deux cabanes édifiées avec des planches de bois et des bâches. Sur ce site on relève également la présence de mobiliers de récupération et d’un stock de palettes en bois pour alimenter le feu pratiqué dans un bidon. En outre ont été mis en place par les manifestants sur l’axe de la bretelle et de part et d’autre de la voie (RD 85) des cônes de signalisation et des pancartes.
« 5. Cet emplacement constitue un lieu de ralliement et de rassemblement de personnes, de jour comme de nuit. Des constatations effectuées par l’unité de gendarmerie de Bouguenais, il ressort que leur nombre varie selon les heures et les jours, entre trois et vingt personnes. Présents en bordure ou sur la chaussée de la voie, les manifestants interpellent les conducteurs de véhicules ou procèdent à la distribution de tracts.»
NB : chacune des deux ordonnances décrivant des variations esthétiques d’un rond point l’autre, toutes au stade de la proto-construction bidonvillesque.
Puis sont constatées l’occupation sans droit ni titre (certes) et la dangerosité de ce campement sauvage façon squatt du domaine public :
« 7. Il n’est pas contesté que les manifestants se sont installés sans droit ni titre sur des terrains faisant partie du domaine public. La mesure demandée ne se heurte donc à aucune contestation sérieuse.
« 8. L’occupation, non conforme à sa destination et sans aucune autorisation administrative, d’un terrain situé en bordure de la route départementale 85, en ce qu’elle permet la présence quasi-permanente sur le domaine public de personnes qui n’ont pas la qualité d’usagers, fait courir des risques avérés et graves à celles-ci ainsi qu’aux utilisateurs de la route, comme l’ont démontré divers accidents, dont certains mortels, survenus depuis le début du mouvement dit des « gilets jaunes ». La circonstance, à la supposer établie, que cette occupation aurait été jusqu’à présent « sans violence et sans gêne particulière pour la circulation des personnes et des biens » ne saurait exclure à tout moment, dans un climat d’exaspération, des réactions particulièrement inappropriées de conducteurs de véhicules ou même de manifestants susceptibles d’emporter de très graves conséquences. Par suite, la mesure d’évacuation demandée, qui n’est pas constitutive, contrairement à ce que soutiennent les requérants, d’une atteinte « disproportionnée » à la liberté de réunion, présente un caractère utile et urgent.»
D’où des ordonnances d’expulsion sans délai… qui seront exécutées ou non (après tout l’heure n’est-elle pas à une tentative de début d’apaisement ?).
TA Nantes, ord., 10 janvier 2019, n°1900070, 1900069
domaine public et gilets jaunes
Voir :
III. Pour le TA de Versailles, le juge administratif est incompétent pour le domaine public routier : seul le juge judiciaire peut être saisi
Le tribunal administratif de Versailles, lui, a adopté une position radicalement différente sur une question en amont de ce qui a été décidé à Nantes : ce TA s’est déclaré incompétent pour ordonner l’expulsion de personnes se revendiquant du mouvement des gilets jaunes du domaine public routier.
Faisant application d’une jurisprudence constante (Tribunal des conflits, 8 décembre 2014, n°C3971), le tribunal a considéré que la demande qui lui était présentée par le préfet des Yvelines, tendant à ce que soit ordonnée l’évacuation d’un rond-point de Bonnières-sur-Seine occupé par des personnes se revendiquant du mouvement dit des gilets jaunes était de la compétence du juge judiciaire et non de celle du juge administratif dès lors qu’était occupé le domaine public routier.
Voir cette décision TA Versailles, 21 février 2019, n° 1901265 :
1901265 (2)
IV. Qu’en penser ?
Voyons la décision, précitée, du Tribunal des conflits (TC) :
Il en résulte que, pour citer le résumé des tables du rec., qu’il y a :
« compétence des juridictions judiciaires, en application de l’article L. 116-1 du code de la voirie routière pour connaître d’une action tendant à l’expulsion d’occupants sans titre d’un local situé dans ce mur de soutènement.»
Donc la position du TA de Versailles paraît plus solide même si la position du TC était en elle-même discutable car le texte spécial qu’il est question d’appliquer et conduisant à cette solution est l’article L. 116-1 du code de la voirie routière alors ainsi rédigé :
” La répression des infractions à la police de la conservation du domaine public routier est poursuivie devant la juridiction judiciaire sous réserve des questions préjudicielles relevant de la compétence de la juridiction administrative ” ;
… ce qui semble plus relever des contraventions dites de petite voirie et de la police de la conservation du domaine public routier… que du pouvoir de police général.
Cela dit, la position du TA de Nantes peut se justifier en tant qu’elle ne procèderait pas à une expulsion dans le cadre de la police de conservation du domaine mais dans celui de la police administrative générale pour des raisons de sécurité…
Le débat reste donc ouvert même si la saisine du juge judiciaire (hélas moins habitué aux questions des police administrative…) semble plus prudente donc.