En 2012, un important responsable de l’opposition turque s’exprime contre le Premier Ministre d’alors, M. Erdogan… qui n’a pas apprécié la liberté de propos à son encontre, lui qui pratique pourtant celle-ci de manière débridée à son propre profit ces temps-ci…
Il arriva ensuite ce qui devait arriver vu les reculs de la démocratie en Turquie (pays qui a un nombre record de journalistes emprisonnés, entre autres hauts faits)… le leader de l’opposition fut condamné à une forte amende.
Est-il contraire à la CEDH (Convention européenne des droits de l’homme) que ce tribunal ait condamné ce leader de l’opposition ?
OUI a tranché ce jour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH ; institution siégeant à Strasbourg et dépendant du Conseil de l’Europe), au terme d’une décision rendue ce jour (II) qui est en tous points conforme à la jurisprudence traditionnelle de la CEDH (I) mais qui apporte des éléments complémentaires notamment sur la liberté d’expression dans les enceintes politiques.
I. Rappel des jurisprudences antérieures de la CEDH qui annonçaient sans surprise cette décision de ce jour
Les responsables de l’opposition n’ont pas une totale liberté de propos. Mais la CEDH les protège depuis longtemps et protège, y compris à l’encontre du droit français, ceux qui peuvent attaquer les pouvoirs en place même au prix de risques de dérapages, au nom d’une sorte de protection des lanceurs l’alterte, la CEDH posant que la démocratie serait étouffée si les affaires concernant la majorité l’étaient.
Avant tout la transparence donc. En 2018, déjà, entre droit à l’oubli et droit à s’informer sur Internet : la CEDH penchait vers le droit à s’informer. Voir
- Voici cet arrêt CEDH, 28 juin 2018, n° 60798/10 et 65599/10.
- voir : https://blog.landot-avocats.net/2018/07/03/equilibre-entre-droit-a-loubli-et-droit-a-sinformer-sur-internet-la-cedh-penche-vers-le-droit-a-sinformer/
Les élus locaux ou nationaux, notamment minoritaires, ont de plus en plus de droit d’expression, notamment dans l’arène politique (expression partisane, expression dans les chambres). En effet, la CEDH (et, même, le TUE) censurent souvent le droit pénal français en matière de diffamation au nom du droit à l’expression et, à mi-mots, du besoin d’avoir des lanceurs d’alerte.
Pour voir quelques exemples, cf. :
- voir par exemple CEDH, 7 septembre 2017, Lacroix c/ France, n°41519/12. Voir aussi TUE, 31 mai 2018, aff. T-770/16 et T-352/17.
- La liberté d’expression, toujours plus conquérante face à la protection contre l’injure, la diffamation ou le trouble à l’ordre public (jugements TUE du 31 mai 2018)
- La CEDH ouvre les vannes de l’invective et de la diffamation dans la vie des assemblées locales
- voir aussi par analogie : La CEDH et la charia : un arrêt clair (et protecteur)… à qui les complotistes font dire l’inverse de ce qu’il contient.
Mais même l’invective ou la provocation ont un regain de droit de cité. Voir par exemple :
- Cass. crim., 7 juin 2017, 16-80322, Publié au bulletin : cass crim marianne voilée 201706
- Voiler Marianne en une de Valeurs actuelles ne constituait pas une provocation à la haine raciale, selon la Cour de cassation
… au point que pour certains régimes juridiques, comme celui de la liberté de ton des élus d’opposition, les élus de la majorité marchent sur des oeufs (avec interdiction de les casser). Voir par exemple :
- Le maire doit s’assurer que l’opposition ne dérape pas dans le bulletin municipal, mais avec modération
- Une nouvelle décision de Justice pour censurer les atteintes aux droits de l’opposition municipale
Certes le droit relatif aux infos (« fake news ») a-t-il été renforcé, mais dans des cas limités (lois du 22 décembre 2018 ; art. L. 163-2 C. électoral ; TGI Paris 17/5/19 n° 19/53935). Voir :
- Lois fake news / infox et période électorale : premier référé
- Fake news en période électorale : le décret au JO de ce matin (avec une compétence centralisée au TGI de Paris)
- Voici les textes des lois anti-fake news, publiées au JO d’hier
- et pour la censure de la loi Avia, voir :
Cela dit, il y a des limites : la CEDH a, par exemple, récemment, confirmé que tenir, publiquement pour un élu local, des propos négationnistes relève bien de l’abus du droit de la liberté d’expression. Bref, pas de mensonge négationniste sous couvert de la nécessaire liberté d’expression reconnue aux élus locaux.
Cet arrêt est confirmatif de toute une jurisprudence antérieure CEDH, 10 novembre 2015, n° 25239/13 ; CEDH, 31 janvier 2019, n° 64496/17.
Pour un cas plus complexe cependant, voir CEDH, 15 octobre 2015, n° 27510/08 et lire le commentaire « Il y aurait donc génocide et génocide… » par Farah SAFI, in Droit pénal n° 11, Novembre 2015, comm. 139).
Voir aussi en droit français : Cass. crim., 6 octobre 2015, n° 15-84.335 ; Cass. civ. 1, 16 octobre 2013, n° 12-35.434 ; TGI Paris, 17e ch. corr., 6 juin 2017, n° 14356000489 ; TGI Paris, 17e ch. corr., 14 mars 2017, aff. Alain S., n° 16113000426 ; ; TGI Paris, 17e ch. corr., 25 janvier 2017, n° 16039000585 ; TGI Paris, 17e ch. corr., 23 novembre 2016, n° 14304000511…
VOIR CETTE DÉCISION : CEDH, Grande Chambre, 3 octobre 2019, n° 55225/14 : 55225 14
II. La décision de ce jour
L’affaire concerne deux actions en dommages et intérêts engagées par le Premier ministre turc de l’époque (actuel Président, M. Recep Tayyip Erdoğan) contre le requérant, président du principal parti d’opposition, pour les propos exprimés par ce dernier dans deux discours dans l’enceinte parlementaire.
Le requérant, en sa qualité de chef du CHP, tint un discours au cours duquel, après avoir donné des informations sur des actions de protestation menées contre des projets de centrales hydroélectriques, il critiqua les décisions de justice visant les protestataires rendues par les tribunaux. Il poursuivit son discours comme suit :
« (…) Vous allez embarquer la mère Nafiye, âgée de 86 ans, qui s’oppose à la construction de la centrale hydroélectrique de Tortum et défend ainsi sa terre, son pain et son pays ; vous allez la retenir jusqu’au matin, la violenter, la traîner au sol, puis vous allez appeler cela de la démocratie avancée. (…).
Nous assistons à des événements très étranges. Vous le savez, il est très dangereux de parler des tribunaux, parce que les tribunaux de M. [Recep Tayyip Erdoğan] [le Premier ministre] sont importants (…). Qu’est-ce qu’un tribunal a fait ? Il a intimé à L.Y. [une protestataire de 17 ans qui se serait opposée à la construction d’une centrale hydroélectrique] de ne pas s’entretenir avec ses voisins et ses parents. Oui, en Turquie, au XXIe siècle, le tribunal prend une telle décision honteuse pour la démocratie (…).
Nous sommes face à un régime dictatorial postmoderne. Un régime dictatorial postmoderne dispose de tels tribunaux, est dirigé par un dictateur, un dictateur postmoderne. Celui-ci a ses tribunaux spéciaux (…). À présent, le nombre de personnes jugées pour avoir protesté contre les [projets de] centrales hydroélectriques en vue de défendre l’eau est de 1 026. Dans quelle démocratie 1 026 personnes ont‑elles comparu devant les tribunaux juste pour avoir demandé de l’eau ? (…) Ces tribunaux, ils ne sont pas là pour rendre la justice. Ces tribunaux assument la fonction de répression au nom du pouvoir. (…). Certes, j’ai un respect infini pour tous les magistrats qui font preuve de conscience, qui, quelles que soient leurs opinions, agissent en leur âme et conscience, croient en la suprématie du droit, font des efforts dans ce sens. Ils sont les garants de ce pays, de la démocratie. Mais, j’ai quelques mots à leur dire. N’ayez crainte (…). […] »
Chers amis, l’affaire de corruption du siècle s’est transformée en un scandale judiciaire. D’ici, je m’adresse aux voleurs, aux corrompus : Ô vous les voleurs, ô vous les corrompus, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive quelque chose, prenez contact avec M. le Premier ministre avant de voler ou de faire de la corruption, [ainsi] personne ne pourra vous toucher ! […] »
Une action en responsabilité civile fut engagée devant le tribunal de grande instance d’Ankara contre le requérant par Recep Tayyip Erdoğan, le Premier ministre de l’époque. L’élu fut lourdement condamné au terme d’une longue et complexe procédure (1e instance ; Cour de cassation ; cour constitutionnelle).
Puis le même sketch se rejoua au Parlement et dans les prétoires, pour un autre discours du même tonneau conduisant à des décisions de Justice de même teneur.
Le requérant se plaignit d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression, et ce en violation, à ses yeux, de l’article 10 de la Convention, à raison de sa condamnation au civil, à deux reprises, au paiement de dommages et intérêts pour avoir formulé dans ses discours en date des 31 janvier et 7 février 2012 des critiques sur des faits selon lui établis.
L’article 10 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (…)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
La Cour estime que la sentence prononcée par le tribunal de grande instance d’Ankara dans ses décisions rendues le 23 octobre 2012, par laquelle celui-ci a reconnu la responsabilité du requérant à raison d’une atteinte portée à la réputation du demandeur à l’instance (en l’occurrence le Premier ministre de l’époque) et a condamné l’intéressé à payer une certaine somme pour le préjudice moral causé par ladite atteinte, en application des articles 24 et 25 du code civil, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression protégé par le paragraphe premier de l’article 10 de la Convention.
Cette ingérence était bien prévue par la loi, et son but était légitime (protéger la « réputation ou [l]es droits d’autrui »).
Mais la CEDH estime que cette ingérence n’est pas « nécessaire dans une société démocratique ».
La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)). Par ailleurs, les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ont été résumés récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) et Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, 20 octobre 2015), et réitérés dans l’arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, §§ 75-79). Ils ont également été exposés dans les arrêts Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131-139, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).
… L’arrêt Morice étant la base du droit tel que rappelé ci-avant en « I ».
Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30).
La cour ajoute que :
« précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, et Lacroix c. France, no 41519/12, § 43, 7 septembre 2017). »
Dès lors, la CEDH dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention avec condamnation (à 6 voix contre 1) à opérer un remboursement des sommes que le requérant avait du verser.
CEDH, 27 octobre 2020, AFFAIRE KILIÇDAROĞLU c. TURQUIE , Requête no 16558/18