Concessions autoroutières : terrain glissant pour tout le monde…

Dans le sujet débattu (I) des concessions autoroutières, deux articles juridico-financiers très intéressants viennent de donner de l’épaisseur juridique à un débat parfois réthorique (II). En revanche, avant d’envisager toute résiliation à d’heureuses conditions financières pour le budget de l’Etat, il importe d’avoir  à l’esprit qu’il est rare d’avoir une résiliation gratuite si en même temps le tarif consenti est trop élevé, sauf fraude difficile à prouver (III) pour schématiser une question fort complexe. 

 

 

I. Un sujet débattu

 

Le régime des concessions autoroutières donne lieu à nombre de débats, mais rarement à des études fouillées, notamment de la Cour des comptes :

Voir aussi  un avis de l’autorité de la concurrence (voir ici l’avis 14-A-13) des études de l’ART, du Sénat…

Le juge européen, de son côté, impose par exemple, s’avère strict dans la vérification des tarifs des redevances (pas de coût indirect mis à la charge de l’usager) :

 

II. Deux articles très intéressants

 

Mais voici que le débat rebondit avec deux articles de MM. Jean-Baptiste VILA et Yann WELS publiés à la Semaine Juridique (ACT, n° 48, 30/11/2020) :

 

… dont nous ne pouvons que recommander la lecture, que l’on soit d’accord ou pas avec l’analyse (tant l’appréciation d’un coût de résiliation éventuelle reste très, très délicate à faire et impose une connaissance du dossier que nous n’avons pas ; notre pratique nous pousse juste à beaucoup, beaucoup de prudence et de préconisations de calculs concrets avant d’agir !).

Les mécanismes de révision et d’indexation des tarifs y sont étudiés sont passés au crible et semblent illégaux au regard des règles du code monétaire et financier (sauf — et encore — à adopter un décret qui n’a jamais été adopté). Le protocole de 2015 (consécutif à la catastrophe brouillonne de l’écotaxe…) serait illégal lui aussi au regard notamment des garanties données à l’Union européenne (et non respectées selon les auteurs) au titre du régime des aides d’Etat (plus précisément des contreparties d’intérêt général exigées en échange et des contrôles à opérer). Sur ce point, nous n’avons pas étudié le caractère suffisamment direct qui pourrait exister, ou non, entre chacune de ces règles et leur méconnaissance et l’illégalité du tarif lui-même.

Les régimes de provisions et d’amortissements seraient également illégaux selon les auteurs. Notre pratique professionnelle nous a conduit à très souvent, mais pour d’autres services publics, à devoir batailler pour les personnes publiques à ce propos : ce qui est dit par les auteurs semble convaincant, mais nous connaissons trop les difficultés propres à telle ou telle formulation dans les contrats, notamment d’eau potable et d’assainissement, à ce sujet, pour ne pas attirer l’attention sur le caractère devenant soudain délicat des démonstrations en ce domaine… lorsque l’on a le juge pour auditoire.

 

III. Débat sur la résiliation : avant toute accélération, la pause s’impose

 

Les auteurs en viennent à envisager une résiliation qui pourrait ne rien coûter.

Sur ce point, ils ont peut-être raison et peut-être tort : il faudrait passer un grand nombre de journées à la fois dans les chiffres et les contrats pour s’en convaincre, ou non.

Mais attirons l’attention de tous sur le fait que ceci ne peut être vérifié qu’en intégrant qu’il arrive parfois qu’il faille indemniser une perte de gains importante pour ce qui auraient été sinon les dernières années (futures donc) d’un contrat résilié pour motif d’intérêt général.

NB : certes selon les auteurs la pratique et les avenants du contrat sont illégaux. Mais cela ne conduit pas nécessairement à une illégalité du contrat en son entier permettant de s’affranchir de l’indemnisation de la perte de gain (et encore… même en cas de contrat illégal il arrive qu’il faille indemniser la perte de gain et tout dépend du point de savoir s’il y a eu fraude ou non par exemple, entre autres points à vérifier). 

Il est par exemple à souligner que récemment encore le Conseil d’Etat a posé que si des droits d’entrée et/ou redevances ne sont pas justifiés dans un contrat de concession, cela n’entraîne pas obligatoirement la nullité du contrat en entier (voir notre article ici à ce sujet ; CE, 10 juillet 2020, n°434353).

Certes peut-on toujours résilier pour motif d’intérêt général et le juge admet plus qu’auparavant que l’illégalité puisse être un tel motif ( voir : Un contrat public illégal peut-il, à ce titre, être résilié ? Avec quelles conséquences ? Que changent les arrêts du 10 juillet 2020 ? [VIDEO] ).

Le principe est en effet que la résiliation pour motifs d’intérêt général ouvre en effet droit à une réparation intégrale du préjudice causé (CE 5 juillet 1967, Commune de Donville-les-Bains, Rec. 297).

Une telle indemnisation recouvre cumulativement :

  • les dépenses engagées, les travaux effectués, les investissements réalisés (damnum emergens)
  • le bénéfice que le cocontractant pouvait espérer de l’exécution du contrat (lucrum cessans), ce qui nécessite à ce stade cependant de prendre en compte :
    • l’aléa économique qui caractérise le calcul d’un tel bénéfice
    • le fait qu’il arrive qu’un bénéfice soit escompté comme meilleur en fin de contrat qu’en début de contrat (lors que les investissements sont amortis mais dotés encore d’une forte valeur d’usage)
    • le fait, pour la collectivité publique que débourser maintenant, au lendemain de la résiliation, ce chef de préjudice conduit à un apport de trésorerie anticipé pour l’entreprise (ce qui justifie soit un étalement du paiement de cette partie de l’indemnisation soit sa minoration au regard des coûts usuels de financement)
  • parfois le préjudice commercial (souvent évoqué, rarement bien indemnisé ; voir p. ex. CAA Paris, 25 avril 1996, Société France 5, rec. 572)

 

A ceci s’ajoutent deux points :

 

Ceci conduit à la grille suivante sauf fraude :

  • par défaut on appliquera le contrat sauf à (difficilement vu la montée du principe de loyauté des relations contractuelles qui s’impose de plus en plus) démontrer l’illégalité des stipulations contractuelles correspondantes. Sur ce point, voir Un contrat public illégal peut-il, à ce titre, être résilié ? Avec quelles conséquences ? Que changent les arrêts du 10 juillet 2020 ? [VIDEO] .
  • et sinon, la personne publique devra indemniser en gros :
    • les dépenses faites en application du contrat
    • moins les subventions ou aides reçues
    • moins les éventuelles pénalités à recevoir par la personne publique au titre des prestations déjà faites
    • plus le lucrum cessans… mais pour lequel il peut y avoir nombre de débats qui sont, usuellement, assez homériques
    • plus un très éventuel préjudice commercial
    • le tout étant partiellement compensé par des récupérations de biens à leur valeur contractuelle ou vénale selon des régimes complexes.

Cela dit, un autre facteur est à ajouter. Les auteurs parlent d’illégalités, à tout le moins, dans les politiques d’amortissement. Si l’on se place du point de vue de l’Etat, il faudrait alors voir s’il en résulterait ou non des redressements fiscaux conduisant à une majoration d’impôt sur les sociétés (en théorie oui mais en réalité sans doute que non si l’Etat s’est engagé sur ces points, ce dernier étant tenu par sa doctrine fiscale… dans des conditions cependant récemment assouplies ; voir CE, Ass., 28 octobre 2020, n° 428048 ; voir ici).

La facture finale pourra parfois être de 0 (pour un cas gagné par notre cabinet, voir : Résiliation pour motif d’intérêt général d’une DSP avant début d’exécution : une indemnisation du délégataire à 0 € est-elle possible ? ). Mais ce n’est pas le plus courant.

In fine, la facture peut être plus ou moins lourde selon le contrat, les expertises, les faits… et les qualités des avocats concernés car peu de domaines sont aussi « joueurs » que celui-ci, selon nous.

En ce cas, si réellement on se dirigeait vers une telle solution (ce dont je doute), une manière prudente, quoique lente, d’agir serait sans doute :

• de vérifier point par point que l’optimisme des auteurs sur ce point est certain (si l’autoroute a un péage trop élevé, difficile alors de dire qu’il n’y a pas à terme une perte de gain à indemniser SAUF certains cas de fraude par exemple, qui n’auraient que peu de chances d’être opérants ici. Mais en même temps reconnaissons que l’étude des auteurs semble pertinente et qu’il est possible qu’ils aient raison. Simplement, de tels sujets requièrent un travail énorme de vérification que je n’ai pas fait et la méthode des auteurs sur ce dernier point ne permet pas exactement d’entrer dans ces aspects du dossier).

•  et à défaut  au moindre doute, de préférer agir en plusieurs étapes : provoquer une censure au nom du droit européen (en intégrant les éléments soulevés par les auteurs et par CJUE, 28 octobre 2020, n° C-321/19, précité) ; ensuite d’avoir un peu d’exploitation déficitaire ; pour conduire enfin à une résiliation (unilatérale ou bilatérale) sécurisée financièrement. 

Mais tout ceci relève de toute manière de scénarios hypothétiques. 

 

IV. A lire aussi

 

Voir aussi sur Marianne l’article de M. Emmanuel LEVY :