En matière d’émission de gaz à effet de serre, le Conseil d’Etat a rendu coup sur coup, en novembre dernier puis ce jour, des décisions historiques.
Avec force, il a enjoint, en en novembre 2020, au Gouvernement de justifier, sous 3 mois, qu’il tiendra ses objectifs.
Puis, ce jour, il vient d’enjoindre au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires avant le 31 mars 2022
Décortiquons quelques aspects de ces décisions, initiées notamment par le recours d’une commune :
- I. Des engagements forts et des mises en œuvre réelles
- II. Mais côté réalisations… ne sommes nous pas loin du compte ?
- III. En novembre 2020, le Conseil d’Etat avait déjà enjoint à l’Etat de justifier sous 3 mois que la trajectoire de réduction à horizon 2030, en matière de gaz à effet de serre, pourra être respectée
- IV. Puis ce jour, par une importante décision, le Conseil d’Etat a enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires avant le 31 mars 2022
- V. Ceci traduit un renforcement très net de l’intervention du juge administratif en ces domaines et sa réticence croissante face au droit flou ou aux objectifs dénués de mesures d’application concrète
I. Des engagements forts et des mises en œuvre réelles
La France a, en termes de transition environnementale, des engagements forts :
- Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) : pleins gaz pour la consultation publique
- Les engagements de la France en matière énergétique et sa stratégie nationale bas-carbone, avec notamment des délais recalés en matière de :
- consommation énergétique (via le décret n°2020-456 du 21 avril 2020 relatif à la programmation pluriannuelle de l’énergie)
- budgets carbone nationaux et de stratégie nationale bas-carbone (décret n°2020-457 du 21 avril 2020).
- Premier décryptage, sommaire, de la loi énergie – climat n° 2019-1147 du 8 novembre 2019
Voir aussi : Avis de la FNCCR concernant la PPE et la SNBC
Ces dispositions se retrouvent à ce jour au sein de l’article L. 100-4 du code de l’énergie et de l’article L. 222-1 A du code de l’environnement.
Il en résulte des implications et des déclinaisons en de nombreux domaines. Voir par exemple :
- Consommation d’énergie et bâtiments tertiaires : un arrêté au JO pour clore une longue saga juridique
- Système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre au JO de ce matin
- Gaz à effet de serre et projets publics : le décret au JO de ce matin
- Mise à jour 2018 du « Guide méthodologique des émissions de gaz à effet de serre des services de l’eau et de l’assainissement » (en accès libre et gratuit)
- Géothermie : comment construire le nouveau modèle énergétique français ?
- SNBC : le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation présente son plan d’actions
- 20194_bilan_Plan-Action-Climat-litteraire-5
- Le Conseil d’Etat valide la définition décrétale du « logement décent (…) répondant à un critère de performance énergétique minimale »
- La prime de transition énergétique au JO de ce matin
- Oui le législateur a pu, sans méconnaître la Constitution, exclure l’huile de palme d’un régime fiscal favorable prévu pour les biocarburants
- Pollution atmosphérique : qui fait quoi dans le monde public ? [VIDEO]
- Pétrole : coup d’arrêt au JO de ce matin
- pour la partie mobilités, voir : La LOM garée au JO
- pour les questions d’étalement urbain qui concernent aussi ces problématiques, voir : Le 0 artificialisation nette : de nouveaux outils pédagogiques et de réflexion
- pour les flottes publiques de véhicules, voir par exemple :
II. Mais côté réalisations… ne sommes nous pas loin du compte ?
La Cour des comptes a pointé que nous étions loin du compte en termes de financement climat, cela dit :
- Financements climat : un déficit de 15 à 18 milliards €/an pour atteindre la neutralité carbone
- Fiscalité environnementale : le CPO (Cour des comptes) appelle à une relance de la fiscalité carbone… post bonnets rouges puis post gilets-jaunes
Même s’il y a quelques signes encourageants :
- Notre consommation finale énergétique continue à moins augmenter que le PIB
- Une instruction relative aux mesures dédiées à la transition écologique dans le cadre du plan de relance
- Performance environnementale, Objectifs de développement durable (ODD) : où en est la France ? Comparaison de 5 rapports ou études
- Ordonnances sur les énergies vertes et sur l’électricité : tir groupé au JO
- et surtout les futures lois (constitutionnelle et ordinaire) climat / résilience :
Et des choses à faire sur le terrain. Voir par exemple :
- Une boîte à outils pour accompagner les élus dans la mise en œuvre de la transition écologique
- L’environnement : et maintenant ? Concrètement ? [VIDEO avec Weka]
- Contrats de transition écologique : diffusion d’une instruction gouvernementale
- L’ADEME livre un kit pour verdir (pour verdir « pour de vrai ») les programmes électoraux
- etc.
III. En novembre 2020, le Conseil d’Etat avait déjà enjoint à l’Etat de justifier sous 3 mois que la trajectoire de réduction à horizon 2030, en matière de gaz à effet de serre, pourra être respectée
Pour la première fois, le Conseil d’Etat avait alors été conduit à se prononcer sur une affaire portant sur le respect des engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En effet, la commune de Grande-Synthe a saisi le Conseil d’État à la suite du refus du Gouvernement opposé à sa demande que soient prises des mesures supplémentaires pour respecter les objectifs issus de l’accord de Paris.
La haute juridiction juge d’abord que la requête de la commune, commune littorale particulièrement exposée aux effets du changement climatique, est recevable.
Sur le fond, le Conseil d’Etat relève que si la France s’est engagée à réduire ses émissions de 40 % d’ici à 2030, elle a, au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d’émissions qu’elle s’était fixés et que le décret du 21 avril 2020 a reporté l’essentiel des efforts de réduction après 2020.
Avant de statuer définitivement sur la requête, le Conseil d’État demande donc aujourd’hui au Gouvernement de justifier, dans un délai de trois mois, que son refus de prendre des mesures complémentaires est compatible avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs fixés pour 2030.
Lors de la signature de l’accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015, conclu dans le cadre de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) du 9 mai 1992, l’Union européenne et la France se sont engagées à lutter contre les effets du changement climatique induit notamment par l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Pour mettre en œuvre cet engagement, l’Union européenne et ses Etats membres ont décidé de réduire leurs émissions de 30 % par rapport à 2005 d’ici à 2030, un objectif de 37 % étant assigné à la France. En outre, la France s’est fixée à elle-même, par la loi, un objectif encore un peu plus ambitieux de réduction de 40 % de ses émissions en 2030 par rapport à 1990.
La commune de Grande-Synthe (Nord) et son maire ont demandé fin 2018 au Président de la République et au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour infléchir la courbe des émissions produites et respecter, au minimum, les engagements pris par la France. Un refus leur ayant été opposé, ils ont saisi le Conseil d’État, soutenus par les villes de Paris et Grenoble ainsi que par plusieurs organisations de défense de l’environnement dont Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire A Tous. Le Conseil d’Etat juge d’abord que la requête de la commune de Grande-Synthe est recevable, cette commune littorale de la mer du Nord étant particulièrement exposée aux effets du changement climatique. Il admet également les différentes interventions.
Le Conseil d’Etat relève d’abord que la France s’est engagée, pour mettre en œuvre l’accord de Paris, à adopter une trajectoire de réduction des émissions permettant de parvenir, en 2030, à une baisse de 40 % par rapport à leur niveau de 1990.
S’agissant de la portée juridique de la CCNUCC et de l’accord de Paris, invoqués par les requérants, en droit français, le Conseil d’Etat fait application d’une grille classique en relevant que ces accords renvoient à chaque Etat signataire le soin de prendre des mesures nationales pour assurer leur mise en œuvre. Le Conseil d’Etat précise néanmoins que les objectifs que s’est fixés la France à ce titre doivent être lus à la lumière de ces accords afin de leur donner une pleine portée en droit français.
Ces engagements ont été déclinés aux niveaux européen et national. En France, le législateur a ainsi fixé un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 sur le territoire national. Pour atteindre cet objectif, le Gouvernement a adopté par décret une trajectoire de réduction s’étendant sur 4 périodes (2015-2018, 2019-2023, 2024-2028 et 2029-2033), chacune comportant un plafond d’émissions (appelé « budget carbone »), progressivement dégressif.
Le décret du 21 avril 2020 ayant reporté après 2020 et notamment après 2023 une partie de l’effort de réduction des émissions devant être réalisé, le Conseil d’Etat demande au Gouvernement de justifier que son refus de prendre des mesures plus strictes est compatible avec le respect de l’objectif pour 2030.
Le Conseil d’État constate d’abord que, pour la période 2015-2018, le plafond d’émissions prévu a sensiblement été dépassé. La France a seulement réalisé une baisse moyenne de ses émissions de 1 % par an alors que le plafond fixé imposait une réduction de l’ordre de 2,2 % par an. Par un décret du 21 avril 2020, le Gouvernement a modifié les 2e, 3e et 4e plafonds d’émissions. Il revoit à la baisse l’objectif de réduction des émissions pour la période 2019-2023 et prévoit donc un décalage de la trajectoire de baisse pour atteindre l’objectif prévu pour 2030 : une partie des efforts initialement prévus est ainsi reportée après 2023, ce qui imposera alors de réaliser une réduction des émissions en suivant un rythme qui n’a jamais été atteint jusqu’ici.
Face à ces nouvelles données, le Conseil d’État estime qu’il ne dispose pas des éléments nécessaires pour juger si le refus de prendre des mesures supplémentaires est compatible avec le respect de la nouvelle trajectoire résultant du décret d’avril dernier pour parvenir à l’objectif de 2030. Il demande donc au Gouvernement, de lui fournir, dans un délai de trois mois, les justifications appropriées, et à la commune requérante ainsi qu’aux intervenantes tous éléments complémentaires.
Si les justifications apportées par le Gouvernement ne sont pas suffisantes, le Conseil d’État pourra alors faire droit à la requête de la commune et annuler le refus de prendre des mesures supplémentaires permettant de respecter la trajectoire prévue pour atteindre l’objectif de – 40 % à horizon 2030.
CE, 19 novembre 2020, n° 427301 :
427301
IV. Puis ce jour, par une importante décision, le Conseil d’Etat a enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires avant le 31 mars 2022
La décision de ce jour est donc la suite de la précédente.
À la suite de la transmission par le Gouvernement de nouveaux éléments, une nouvelle instruction contradictoire a été ouverte et une audience publique s’est tenue le 11 juin dernier au Conseil d’État.
2019-2020 : une baisse relative des gaz à effet de serre
Pour atteindre l’objectif de réduction issu de l’Accord de Paris, de – 40 % par rapport au niveau de 1990, le Gouvernement a adopté une trajectoire s’étendant sur 4 périodes (2015-2018, 2019-2023, 2024-2028 et 2029-2033), chacune comportant des objectifs de réduction.
Le Conseil d’État observe que le niveau d’émissions mesuré en 2019 respecte l’objectif annuel fixé pour la période 2019-2023. Toutefois la baisse des émissions observée, de 0,9 %, apparaît limitée par rapport aux objectifs de réduction visés pour la précédente période (2015-2018), qui étaient de 1,9 % par an et par rapport aux objectifs fixés pour la période suivante (2024-2028), qui sont de 3 % par an.
Les données provisoires pour 2020 montrent une baisse sensible des émissions. Toutefois, cette diminution s’explique dans une large mesure par les effets du confinement sur l’activité et doit, ainsi que l’a notamment relevé le Haut conseil pour le climat (HCC), être regardée comme « transitoire » et « sujette à des rebonds » et elle ne permet pas, à elle seule, de garantir que la trajectoire fixée pour atteindre les objectifs de 2030 pourra être respectée.
Des efforts supplémentaires nécessaires à court terme pour atteindre l’objectif de 12 % de baisse des émissions entre 2024 et 2028
Le Conseil d’État observe que la stratégie nationale prévoit une diminution des émissions de 12 % pour la période 2024-2028 contre seulement 6 % entre 2019 et 2023. Il estime qu’il ressort des différents éléments transmis, notamment des avis publiés entre 2019 et 2021 par le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le HCC, que cet objectif de réduction de 12 % ne pourra être atteint si de nouvelles mesures ne sont pas adoptées à court terme.
Le Conseil d’État constate en outre que l’accord entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne en avril 2021 a relevé l’objectif de réduction des émissions gaz à effet de serre de 40 à 55 % par rapport à leur niveau de 1990.
Le Conseil d’État observe enfin que le Gouvernement admet que les mesures actuellement en vigueur ne permettent pas d’atteindre l’objectif de diminution de 40 % des émissions de gaz à effet de serre fixé pour 2030, puisqu’il compte sur les mesures prévues par le projet de loi « climat et résilience » pour atteindre cet objectif.
En l’absence de mesures supplémentaires en vigueur aujourd’hui et permettant de respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le Conseil d’État fait droit à la demande des requérants et enjoint au gouvernement de prendre avant le 31 mars 2022 toutes mesures utiles pour atteindre l’objectif issu de l’Accord de Paris.
CE, 1er juillet 2021, n°427301
V. Ceci traduit un renforcement très net de l’intervention du juge administratif en ces domaines et sa réticence croissante face au droit flou ou aux objectifs dénués de mesures d’application concrète
Le juge administratif ne laisse donc plus passer les textes qui seraient juste du pipeau, les objectifs flous, les objectifs législatifs dénués de traduction réelle. C’est sans doute une réaction au regard des formulations impératives de ces objectifs, ce qui ne peut plus continuer à ne pas se traduire par un peu de concret. C’est peut-être un renforcement du contrôle du juge sur l’administration active, même si on ne le constate pas dans d’autres domaines. C’est sans doute aussi une réaction face à 20 ans au moins de droit bavard mais vide qui a alimenté un grand nombre de lois de gauche ou de droite au fil des mandatures…
Alors le Conseil d’Etat a réagi. En matière énergétique, déjà, il a censuré à deux reprises un décret pour cause de flou excessif, schématiquement :
Il censure voire réécrit les textes flous ou imprécis, avec une audace qu’il n’avait pas dans le passé. Voir pour un exemple récent :
La Haute Assemblée a, surtout, lourdement condamné l’Etat en matière de pollution atmosphérique, déjà pour cause de retard au regard de ses engagements (européens en l’espèce) :
La décision de ce jour s’inscrit dans ce même type de démarches même si, là, nous ne sommes pas sur le même terrain juridique à strictement parler.