Un marché (ou un marché subséquent) peut-il être attribué presque uniquement sur le critère prix ? Le critère prix peut-il en passer par une simple règle de 3 ? par un calcul sur un marché masqué ? ou autre ?

Le petit monde de la commande publique a beaucoup parlé de l’arrêt de la CAA de Bordeaux n°21BX01447 du 2 décembre 2021, permettant (au stade de marchés subséquents), qu’en fait le critère prix fasse, à lui seul, la différence.

Nous avons voulu mettre cette décision en perspective avec un petit article en 4 parties :`

  • I. Le juge, en matière de pondération, laisse à l’acheteur public une grande liberté mais avec tout de même, entre critères, un principe de pondération  ou, à défaut, un ordre décroissant d’importance
  • II. Des pourcentages élevés de critère prix ont été admis pour des marchés ; voire même très très élevés, directement ou indirectement, au stade de marchés subséquents (90 %, 95 %… et donc récemment, mais indirectement, 100 % ; étant rappelé qu’alors, en pareil cas, d’autres critères avaient été appliqués au stade de la passation de l’accord cadre)
  • III. Mais attention aux méfaits, tant pratiques que juridiques, au moins quand d’autres critères que le prix sont prévus, de l’application pure et simple de la règle de trois… où le moins disant en prix a 0/20 et le mieux disant 20/20
  • IV. D’autres méthodes existent mais non sans qu’il faille prendre garde à leurs limites juridiques et à leurs autres effets pervers 

 

 

I. Le juge, en matière de pondération, laisse à l’acheteur public une grande liberté mais avec tout de même, entre critères, un principe de pondération  ou, à défaut, un ordre décroissant d’importance

 

A la base, une assez grande liberté est laissée aux acheteurs publics pour pondérer leurs offres :

 « Les pouvoirs adjudicateurs sont libres non seulement de choisir les critères d’attribution du marché mais également de déterminer la pondération de ceux-ci, pour autant qu’elle permette une évaluation synthétique des critères retenus afin d’identifier l’offre économiquement la plus avantageuse » (CJCE, 4 décembre 2003, EVN et Wienstrom, aff. C-448/01).

 

L’article R. 2152-12 du code de la commande publique (CCP) dispose que :

« Pour les marchés passés selon une procédure formalisée, les critères d’attribution font l’objet d’une pondération ou, lorsque la pondération n’est pas possible pour des raisons objectives, sont indiqués par ordre décroissant d’importance. La pondération peut être exprimée sous forme d’une fourchette avec un écart maximum approprié.»

Voir aussi les articles R. 2153-1 à -5 du CCP ; pour les marchés de défense et de sécurité, voir l’article R. 2352-8 du CCP. Voir aussi pour les enchères électroniques les art. R. 2162-62 et R. 2362-16 de ce code. Cf. aussi les pondérations à fournir aux articles R. 2144-9, R. 2131-11 et R. 2344-10 de ce code.

D’ailleurs, le prix peut glisser vers la technique via la décomposition des coûts de l’offre. Il y a un an, par exemple, pour reprendre la reformule de Mme Hélène Hoepffner (Contrats et Marchés publics n° 2, Février 2021, comm. 39), le Conseil d’Etat a posé qu’« une composante du prix des offres peut servir à évaluer la valeur technique » (via une comparaison des sommes que les soumissionnaires sont prêts à allouer aux prestations à réaliser à tel ou tel marché : voir CE, 20 novembre 2020, n° 427761, dont voici un extrait du résumé des tables du rec. :

« La circonstance que le montant du budget consacré à l’alimentation puisse également servir à l’appréciation du critère financier tiré du prix unitaire à la place de crèche ne fait pas obstacle à ce qu’il puisse également être pris en compte pour apprécier la valeur technique des offres dès lors que le prix des repas n’est que l’un des éléments déterminant tant le budget consacré à l’alimentation que le prix unitaire à la place de crèche…. ,,Ainsi, la prise en compte du montant du budget consacré à l’alimentation, qui n’était pas sans lien avec l’objet du marché et n’a constitué qu’un élément d’appréciation parmi d’autres de la qualité de l’alimentation proposée aux enfants, même s’il ne suffisait pas à refléter, à lui seul, la qualité diététique et gustative des repas, n’affectait pas la régularité de la méthode de notation.»

 

II. Des pourcentages élevés de critère prix ont été admis pour des marchés ; voire même très très élevés, directement ou indirectement, au stade de marchés subséquents (90 %, 95 %… et donc récemment, mais indirectement, 100 % ; étant rappelé qu’alors, en pareil cas, d’autres critères avaient été appliqués au stade de la passation de l’accord cadre)

 

A ce stade, le contrôle du juge français reste limité :

« Le pouvoir adjudicateur détermine librement la pondération des critères de choix des offres. Toutefois, il ne peut légalement retenir une pondération, en particulier pour le critère du prix ou du coût, qui ne permettrait manifestement pas, eu égard aux caractéristiques du marché, de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse. » (CE, 10 juin 2020, Ministère de la Défense, req. n°431194).

Dans cette espèce, le Conseil d’État avait estimé qu’un critère valeur technique pondéré à 90 % ne conduisait pas à neutraliser celui du prix, pondéré à 10%.

NB : sur l’arrêt mettant un terme à cette affaire, voir CAA Nantes, 8 janvier 2021, 20NT01630.

Cela dit, la jurisprudence s’apprécie en ce domaine au cas par cas.

Voir aussi :  CJCE, 4 décembre 2003, EVN et Wienstrom, aff. C-448/01. Voir également CE, 10 mai 2006, Société Schiocchet, req. n°288435 ou encore TA Rennes, 16 juin 2014, Ministère de la Défense, req. n°1402370 (pour un rapport 90% prix et 10% technique validé par le juge). Voir aussi TA Strasbourg, 30 juillet 2009, Sociétés Recycal, req. n°0903381. Pour la possibilité de faire évoluer les critères d’appréciation voire de ne pas attribuer un marché subséquent, même en cas daccord-cadre soit conclu avec un seul opérateur économique, voir CE, 6 novembre 2020, n° 437718 ; lire ici notre article) ; voir aussi CE, 5 juillet 2013, Union des groupements d’achats publics UGAP et Société SCC, n°s 368448 368461, rec. T. p. 691.

Il fut très intéressant, en 2020, de voir le juge des référés du TA de Paris aller un peu plus loin sur cette lancée en acceptant, pour un produit substituable (et où le critère de qualité est très relatif vu les normes en ces domaines…) un critère de 95 % fondé sur le prix pour un marché subséquent :

« 16. Si la société [requérante]  soutient que la méthode de notation de la [personne publique]  est irrégulière en raison de la pondération choisie entre les critères prix et technique, la nature même de la prestation attendue à savoir la fourniture et l’acheminement d’électricité vers des points de livraison présente manifestement un caractère standardisé, dont il n’est pas établi qu’il nécessiterait une technicité particulière à prendre en considération dans l’approche globale des marchés, qui ne rend pas disproportionné un critère de prix pondéré à 95 % et d’un critère de valeur technique pondéré à 5 %. Dès le moyen tiré de l’irrégularité de la méthode de notation doit être écarté. »

TA Paris, ord., 22 juillet 2020, n° 2009189 et 2009799 :

Les acheteurs de produits substituables et très « normés » au point que la qualité technique de l’offre peine à être différenciée, apprécieront. Dans l’intérêt des deniers publics. 

Lire aussi à ce sujet JCP ACT, n° 10-11, 8 mars 2021, 2081, l’article « Fixation de la méthode de notation des critères de jugement des offres : jusqu’à quel stade de la procédure ? » par K. Picavez et O. Metzger).

 

Or, voici qu’une autre CAA vient d’aller plus loin en admettant un critère prix à 100 %, là encore pour un marché subséquent (via le maintien de la note technique initiale lors de la conclusion de l’accord cadre) :

11. Il résulte du règlement de consultation de l’accord-cadre et de la lettre de consultation pour la passation du marché subséquent que l’attribution du marché de fourniture et d’acheminement de l’électricité subséquent à cet accord a été fondée sur un critère technique pondéré à hauteur de 30 % et sur un critère de prix pondéré à hauteur de 70 %. Aux termes de l’article 4 de la lettre de consultation, la note technique correspondait à la reprise de la note obtenue par les opérateurs économiques lors de la passation de l’accord-cadre. Les premiers juges ont considéré que cette méthode de notation faisait obstacle à une remise en concurrence pleine et entière, lors de la passation des marchés subséquents, entre les opérateurs économiques présélectionnés par l’accord-cadre, conduisait ainsi à priver les critères de sélection de leur pleine portée et était susceptible de conduire à ce que ne fût pas choisie l’offre économiquement la plus avantageuse.

12. Toutefois, la seule circonstance que la remise en concurrence, au stade de la passation du marché subséquent, s’effectue, de facto, sur le fondement du seul critère du prix, les notes obtenues par chacune des entreprises retenues à l’issue de l’accord-cadre leur étant conservées, ne contrevient pas en elle-même aux dispositions précitées de l’article R. 2162-10 du code de la commande publique et n’est pas davantage de nature à conduire au choix d’une offre qui ne serait pas économiquement la plus avantageuse, en l’absence, notamment, de toute variation des caractéristiques des prestations attendues entre l’étape de l’accord-cadre et celle du marché subséquent. Par suite, le département de la Dordogne et la société Engie sont fondés à soutenir que c’est à tort que les premiers juges ont résilié le marché subséquent.

Source : CAA de BORDEAUX, 7ème chambre (formation à 3), 02/12/2021, 21BX01447, Inédit au recueil Lebon. 

Inversement, sur l’interdiction de n’utiliser QUE le critère technique à l’exclusion du critère prix, voir TA Rennes, ord., 29 novembre 2021, n° 2105650 (ord. citée par Me Lafay sur son blog).

 

III. Mais attention aux méfaits, tant pratiques que juridiques, au moins quand d’autres critères que le prix sont prévus, de l’application pure et simple de la règle de trois… où le moins disant en prix a 0/20 et le mieux disant 20/20

 

Reste que la plupart du temps, et au moins au stade des marchés (et non des marchés subséquents), la pluralité de critères reste la norme.

SAUF que le critère prix écrase presque toujours l’appréciation des offres. Comment ? Par une application un peu trop simple de la règle de trois.

Or, cela a été censuré par le juge.

Dans une affaire, un pouvoir adjudicateur avait fixé, pour l’attribution du marché public litigieux, trois critères : le prix, la valeur technique et la politique sociale, pondérés respectivement à 60 %, 30 % et 10 %…

MAIS la méthode de notation retenue par le pouvoir adjudicateur, conduisait automatiquement à une sur-valorisation du critère du prix par rapport à ce qui était affiché. En effet, on appliquait une pure et simple règle de trois avec attribution de la note maximale de 20 à l’offre la moins disante et de 0 à l’offre la plus onéreuse.

Une telle méthode, selon le Conseil d’Etat, a pour effet, compte tenu de la pondération élevée de ce critère, de neutraliser les deux autres critères en éliminant automatiquement l’offre la plus onéreuse, quel que soit l’écart entre son prix et celui des autres offres et alors même qu’elle aurait obtenu les meilleures notes sur les autres critères.

« Elle peut ainsi avoir pour effet d’éliminer l’offre économiquement la plus avantageuse au profit de l’offre la mieux disante sur le seul critère du prix », pour reprendre la formulation nette des tables du recueil Lebon, et ce « quel que soit le nombre de candidats. En retenant une telle méthode de notation pour l’attribution du marché litigieux, le pouvoir adjudicateur a [donc] manqué à ses obligations de mise en concurrence. »

Source : décision du Conseil d’État « Ministre de la Défense » du 24 mai 2017 (req. n°405787). 

 

IV. D’autres méthodes existent mais non sans qu’il faille prendre garde à leurs limites juridiques et à leurs autres effets pervers

 

Reste que trouver une autre méthode à la pure et simple règle de trois n’est pas aisé, surtout quand on a de nombreuses lignes de BPU.

D’autres méthodes sont quant à elles censurées, comme celle du « barycentre » : CE, 3 novembre 2014, n° 373362 ou de la pure et simple moyenne arithmétique des lignes de prix faisant fi des distinctions de volumes entre lots : CE, 1er juillet 2015, n° 381095 ; lire à ce sujet JCP ACT, n° 10-11, 8 mars 2021, 2081, l’article « Fixation de la méthode de notation des critères de jugement des offres : jusqu’à quel stade de la procédure ? » par K. Picavez et O. Metzger).

Une autre méthode, moins en vogue, a eu son heure de gloire et reste assez pratiquée, en travaux ou en prestations intellectuelles : il s’agit de la méthode dite « masquée » de calcul d’un chantier consiste à noter les offres, non pas sur les dizaines ou centaines de lignes de BPU (bordereau des prix unitaires) que l’on a, puisque l’on n’a pas toujours de DQE (détail des quantités estimatives) opérationnel à mettre en face. 

Alors on note l’offre sur la base d’un ou de plusieurs chantiers théoriques, sur la base de ces BPU… même en prestations intellectuelles, ce mode de calcul est devenu fréquent, y compris pour apprécier par exemple des offres d’avocats (on a 30 lignes tarifaires et maintenant on va imaginer que dans l’année on a 3 notes avec tel ou tel niveau de difficulté, 4 réunions dont une visio, une formation, deux contentieux dont un avec référé, une expertise… et on compare les offres).

Si les « chantiers théoriques » correspondants sont connus et doivent être remplis par le soumissionnaire, nulle difficulté n’est à identifier.

Mais souvent, le « chantier masqué »… est masqué. Totalement masqué pour le candidat.

Est-ce illégal ? Non : le Conseil d’Etat a validé cette méthode sous quelques conditions.

Il a validé cette méthode sans obligation de donner les détails de ladite méthode (pas d’obligation de donner les lignes de prix du chantier masqué) en 2011. Citons le résumé des tables du rec. :

« En effectuant, pour évaluer le montant des offres qui lui sont présentées, une simulation consistant à multiplier les prix unitaires proposés par les candidats par le nombre d’interventions envisagées, un pouvoir adjudicateur n’a pas recours à un sous-critère, mais à une simple méthode de notation des offres destinée à les évaluer au regard du critère du prix. Il n’est donc pas tenu d’informer les candidats, dans les documents de la consultation, qu’il aura recours à une telle méthode. »

Source : CE, 2 août 2011, Syndicat mixte de la vallée de l’Orge aval, n° 348711, rec. T. p. 1006.

Le juge a même admis que plusieurs « chantiers masqués » soient prévus et qu’il y ait sur ce point tirage au sort entre les commandes fictives pré-préparées.

Ainsi en 2016 la Haute Assemblée a-t-elle posé que « le pouvoir adjudicateur ne manque pas à ses obligations de mise en concurrence en élaborant plusieurs commandes fictives et en tirant au sort, avant l’ouverture des plis, celle à partir de laquelle le critère du prix sera évalué. »

Mais trois conditions sont cumulativement imposées par le Conseil d’Etat en pareil cas :

« que les simulations correspondent toutes à l’objet du marché, que le choix du contenu de la simulation n’ait pas pour effet d’en privilégier un aspect particulier de telle sorte que le critère du prix s’en trouverait dénaturé et que le montant des offres proposées par chaque candidat soit reconstitué en recourant à la même simulation. »

Source : CE, 16/11/2016, 401660.

Or, que constatons nous dans notre pratique professionnelle ? Nous voyons que parfois un seul « chantier masqué » simple, voire atypique, est utilisé… avec quelques lignes de BPU utilisées alors que dans les prix remis par les soumissionnaires se trouvent des dizaines ou des centaines de lignes de prix. Attention car :

  • 1/ cela risque de fausser de beaucoup les comparaisons des offres par rapport à la réalité des dépenses à venir
  • 2/ cela ne correspond que rarement aux exigences posées par le Conseil d’Etat, précitées mais qu’il est utile de rappeler :
    • que les simulations correspondent toutes à l’objet du marché,
    • que le choix du contenu de la simulation n’ait pas pour effet d’en privilégier un aspect particulier de telle sorte que le critère du prix s’en trouverait dénaturé
    • que le montant des offres proposées par chaque candidat soit reconstitué en recourant à la même simulation.
  • 3/ cela rend trop facile les fuites… Nous avons hélas eu plusieurs dossiers de ce type.

–> Si un service technique ou un service marché a 5 ou 10 chantiers masqués reflétant la réalité des exécutions à venir du contrat… il en résulte un surcroît de travail mais cela sera : plus réaliste  ; plus sécurisé en droit ; plus difficile à « fuiter ». 

Ceci dit, cette méthode, qui fut très à la mode, l’est moins.

En général :

  • cette méthode est adaptée aux marchés avec de nombreuses lignes de BPU sous réserve de prévoir de nombreux « chantiers masqués »
  • la règle de trois a trop d’inconvénients (sur majoration des offres qui sont en réalité anormalement basses et qu’il n’est pas toujours aisé de rejeter ; sur-majoration de différences tarifaires parfois très minces) pour être pratiquées sans correctifs (le plus classique étant en amont de fixer un prix très très bas égale à 20/20 et très très haut à 0/20, avant remise des offres, puis à faire une règle de trois ainsi moins écrasante, avec indication ou non des notes ainsi fixées [plutôt non])…
  • beaucoup d’autres méthodes sont pratiquées, non sans tâtonnements juridiques.

 

Bon courage pour trouver des solutions satisfaisantes au cas par cas…