Une importante Direction de l’Etat conclut un accord-cadre multi-attributaires relatif à la fourniture et l’acheminement d’électricité. Sur le fondement de cet accord-cadre, ladite direction a passé divers marchés subséquents. Un grand opérateur d’électricité se trouve marri de n’avoir pas été choisi pour l’intégralité des lots.
Cette affaire soulevait d’intéressantes questions propres aux moyens soulevables en référé contractuel dans le cas d’un accord cadre, aux informations à donner au soumissionnaire évincé, etc.
Se posait aussi la légalité du fait que, pour un tel produit substituable comme l’électricité, la notation des offres se faisait sur le prix (à 95 %), avec l’usage d’une note pour la partie « valeur technique » qui avait été figée une bonne fois pour toutes (5% de la notation) lors de l’attribution de l’accord cadre. Mais, cette note sur la valeur technique, les candidats ne les connaissaient pas.
La société ayant perdu une partie des marchés subséquents a évidemment été informée de :
- son classement à l’issue de la procédure de l’analyse des offres ;
- la note globale obtenue ainsi que de celle de l’attributaire ;
- l’identité de la société attributaire des trois marchés subséquents.
Mais cette direction de l’Etat a refusé de communiquer à la requérante le prix global et la note technique obtenue par l’attributaire pour chaque marché subséquent. En effet, la communication de tels éléments auraient permis à cette Société d’en déduire le prix proposé par la Société attributaire pour ces marchés subséquents et ainsi de connaître sa stratégie commerciale (et cela aurait faussé les concurrences ultérieures).
L’affaire, via deux requêtes, arrive devant le juge des référés contractuels. Il en résulte une ordonnance riche d’enseignements :
- I. La question de la capacité financière et technique de l’attributaire ne peut être soulevée, en référé contractuel, au stade du marché subséquent
- II. Communication d’informations au soumissionnaire évincé et jeu contentieux pour convaincre le juge qu’il n’y a pas offre anormalement basse sans pour autant dévoiler certaines informations au requérant qui pourrait en faire un usage anticoncurrentiel lors des futurs marchés subséquents
- III. Une offre anormalement basse s’apprécie sur l’ensemble du prix et non pas pour chaque composante de la DPGF
- IV. Pour un produit aussi substituable que l’électricité, le juge admet une pondération avec un critère prix de 95 %.
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I. La question de la capacité financière et technique de l’attributaire ne peut être soulevée, en référé contractuel, au stade du marché subséquent
L’article L. 551-18 du Code de Justice Administrative (ci-après CJA) relatif aux pouvoirs du juge saisi dans le cadre d’un référé contractuel limite ce type de recours à des manquements limitativement énumérés :
- absence des mesures de publicité requises ;
- omission d’une publication obligatoire au Journal officiel de l’Union européenne ;
- absence de remise en concurrence lors de la passation de contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d’acquisition dynamique ;
- non-respect du délai de stand still ;
- signature du contrat pendant l’instance en référé précontractuel.
Cette liste des manquements invocables dans le cadre d’un référé contractuel est une liste limitative (CE, 19 janvier 2011, Grand Port Maritime du Havre, req. n°343435 ; CE, 29 juin 2012, Société Chaumeil, req. n°358353).
Le requérant contestait les capacités de l’attributaire de ces marchés subséquents. Mais, dans l’hypothèse d’un accord-cadre s’exécutant par la passation de marchés subséquents, la vérification des capacités technique, économiques et financières des candidats s’effectue lors de la sélection des attributaires de l’accord-cadre. En revanche, lors de la passation des marchés subséquents, il n’y a pas de nouvel examen des capacités techniques, économiques et financières des candidats puisque ces derniers remettent uniquement une offre, et donc pas de candidature, comme le prévoit explicitement l’article R. 2162-10 du Code de la commande publique.
Le juge des référés du TA de Paris en a déduit qu’au :
« stade de la passation des marchés subséquents, la question de la capacité financière et techniques de l’attributaire, dont la candidature a déjà été sélectionnée par le pouvoir adjudicataire dans le cadre de la procédure de passation de l’accord cadre multi-attributaires ne saurait constituer une modalité de remise en concurrence au sens du deuxième alinéa de l’article L.551-18 2e alinéa code de justice administrative. Ainsi, le moyen tiré de ce que la [personne publique] aurait méconnu les modalités de remise en concurrence prévues pour la passation des contrats fondés sur un accord-cadre du fait que la société XXX ne disposerait pas des capacités financières et techniques nécessaires à l’exécution des marchés ne peut être utilement soulevé et doit dès lors être écarté. »
Un tel moyen qui eût été recevable en référé précontractuel, ou au stade de l’attribution de l’accord cadre, n’était donc pas, selon le juge des référés du TA de Paris, recevable en référé contractuel au stade d’un marché subséquent (ce point ayant été traité au stade de l’accord cadre et la situation de l’entreprise sur ce point n’ayant pas changé bien au contraire d’ailleurs).
Plus radical, le TA ajoute :
« L’article 3.5 prévoit que l’offre retenue sera celle économiquement la plus avantageuse, avec une note prix sur 20 points pondérée à 95 % et une note technique sur 20 points pondérée à 5 %. Le même article prévoit que la note technique attribuée au stade de l’accord-cadre sera reprise pour l’attribution des marchés subséquents. Par ailleurs, les soumissionnaires doivent remplir deux annexes dont un bordereau des prix unitaires. Dans ces conditions, le critère du prix doit être regardé comme prépondérant dans les modalités de remise en concurrence des marchés subséquents. Dès lors, les moyens tirés de l’offre anormalement basse, de la régularité de l’offre et de l’irrégularité de la méthode de notation du fait de la pondération entre les critères peuvent être utilement invoqués par la société requérante dans le cadre de son référé contractuel. »
Bref, il est trop tard selon ce TA pour attaquer au stade du marché subséquent ce qui fut accepté comme une règle du jeu au stade de l’attribution. On peut y voir une application — certes extensive — de l’article L. 551-18 du CJA, ou une application après du tout principe de loyauté dans les relations contractuelles.
II. Communication d’informations au soumissionnaire évincé et jeu contentieux pour convaincre le juge qu’il n’y a pas offre anormalement basse sans pour autant dévoiler certaines informations au requérant qui pourrait en faire un usage anticoncurrentiel lors des futurs marchés subséquents
Concernant le contenu des informations à faire figurer dans les lettres de rejet, le juge administratif a estimé qu’un acheteur public qui communique à un candidat évincé, son classement, les notes qui lui avaient été attribuées ainsi que le nom de l’attributaire et les offres obtenues par ce dernier respecte les dispositions fixées par la règlementation :
« 10. Considérant, en dernier lieu, que le courrier en date du 1er juin 2016, adressé par la ville de Marseille au groupement dont la société TEM était membre pour lui notifier le rejet de son offre, précisait le classement de celle-ci, les notes qui lui avait été attribuées ainsi que le nom de l’attributaire et les notes obtenues par ce dernier ; qu’il s’ensuit que le moyen tiré de la méconnaissance des articles 80 et 83 du code des marchés publics ne peut qu’être écarté » (CE, 16 novembre 2016, Ville de Marseille, req. n°401660 ; voir également CE, 03 décembre 2014, Département de la Loire-Atlantique, req. n°401660 ; CE, 19 avril 2013, Commune de Mandelieu-la-Napoule, req. n°365617).
NB : voir sur ce point la note à jour au 1er janvier 2020 de la Direction des affaires juridiques de Bercy, confirmant que la lettre de rejet doit ainsi préciser les raisons qui ont conduit l’acheteur à choisir l’offre de l’attributaire, certes, mais qu’il est « interdit aux acheteurs de communiquer des renseignements dont la divulgation serait contraire à̀ la loi ou à l’intérêt public ou pourrait nuire à̀ une concurrence loyale entre les opérateurs économiques […] et que l’information des candidats évincés ne saurait, en effet, porter atteinte aux secrets protégés par la loi, notamment le secret de la vie privée ou le secret professionnel ainsi que le secret en matière commerciale et industrielle, qui, selon la Commission d’accès aux documents administratifs, couvre le secret des procédés, le secret des informations économiques et financières et le secret des stratégies commerciales. ».
Voir aussi dans le même sens : Direction des affaires juridiques et CADA, Fiche technique relative à la communication des documents administratifs en matière de commande publique, mise à jour le 1er avril 2019.
Faisant application de ces principes, le Conseil d’État a jugé que le secret industriel et commercial s’oppose à la communication du bordereau des prix unitaires et du détail des prix d’une entreprise lorsqu’il « qu’il reflète la stratégie commerciale de l’entreprise opérant dans un secteur d’activité et qu’il est susceptible, ainsi, de porter atteinte au secret commercial » :
« 3. Considérant qu’il résulte des dispositions précitées que les marchés publics et les documents qui s’y rapportent, y compris les documents relatifs au contenu des offres, sont des documents administratifs au sens des dispositions de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978 ; que, saisis d’un recours relatif à la communication de tels documents, il revient aux juges du fond d’examiner si, par eux-mêmes, les renseignements contenus dans les documents dont il est demandé la communication peuvent, en affectant la concurrence entre les opérateurs économiques, porter atteinte au secret industriel et commercial et faire ainsi obstacle à cette communication en application des dispositions du II de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978 ; qu’au regard des règles de la commande publique, doivent ainsi être regardés comme communicables, sous réserve des secrets protégés par la loi, l’ensemble des pièces du marché ; que dans cette mesure, si notamment l’acte d’engagement, le prix global de l’offre et les prestations proposées par l’entreprise attributaire sont en principe communicables, le bordereau unitaire de prix de l’entreprise attributaire, en ce qu’il reflète la stratégie commerciale de l’entreprise opérant dans un secteur d’activité et qu’il est susceptible, ainsi, de porter atteinte au secret commercial, n’est quant à lui, en principe, pas communicable » (CE, 30 mars 2016, Centre hospitalier de Perpignan, req. n°375529).
Voir aussi CADA, conseil, 3 novembre 2011, n°20114251 ; voir également, CADA, conseil, 17 février 2011, n°20110425 et CADA, conseil, 24 octobre 2013, n°20132924.
La partie défenderesse argumentait sur le fait que, s’agissant de marchés subséquents répétitifs avec une concurrence à 95 % fondée sur le prix… il était singulièrement important, pour ce type de marchés, que les candidats ne puissent connaître aucun élément de prix de leurs candidats car sinon cela risquerait de fausser le libre jeu de la concurrence.
OUI mais à ce compte là, comment répondre aux accusations d’avoir une offre anormalement basse ?
L’astuce consiste à proposer au juge des référés d’user de la possibilité d’effectuer un contrôle via une transmission de ces données au juge, mais hors contradictoire comme le permet l’article R. 412-2-1 du Code de justice administrative, lorsque des éléments se trouvent couverts par le secret des affaires (le prix en l’espèce … connaître le prix aurait permis à la société requérante non seulement de connaître le prix de son concurrent, mais d’en déduire sa note technique, et donc d’avoir un avantage décisif ensuite lors des mises en concurrences ultérieures !).
Astuce dans l’astuce : acheteurs publics ou avocats d’acheteurs publics, ne transmettez pas, de vous même, même par mémoire séparé, de telles informations au début du contradictoire. Même avec une mention à part sur la 1 e page… une erreur de greffe est toujours possible. Mieux vaut suggérer au juge (à l’audience au pire comme ce fut fait en l’espèce) d’en faire la demande… ou le faire mais en l’ayant annoncé, au minimum téléphoniquement au greffe… Ce n’est pas faire injure aux greffiers qui font un travail remarquable que de s’entourer de telles prudences.
C’est ce qui fut fait en l’espèce, permettant à la fois de convaincre le juge sur la notation et sur l’absence de prix anormalement bas, d’une part, et de ne pas violer le secret professionnel ni de ne pas fausser les futures mises en concurrence, d’autre part.
III. Une offre anormalement basse s’apprécie sur l’ensemble du prix et non pas pour chaque composante de la DPGF (confirmation)
Ce contentieux a été aussi l’occasion de rappeler qu’une offre anormalement basse (OAB) ou supposée telle s’apprécie sur l’ensemble du prix et non pas pour chaque composante de la DPGF.
Ce point a été débattu en l’espèce alors même que la jurisprudence est sur ce point stabilisée pour le rappeler avec, désormais, une grande constance.
Sources : CE, 13 mars 2019, Communauté d’agglomération du Grand Sénonais, req. n°425191 et CAA Marseille, 27 janvier 2020, Commune de Nîmes, req. n°18MA02886 ; sur la charge de la preuve voir CE, 3 novembre 2014, ONF, req. n°382413 et TA Lyon, ord., 26 mars 2010, Société CHENIL SERVICE, req. n°1001296, AJDA 2010 p. 1423 ; sur les pourcentages d’écarts qui même importants ne sont pas des indices suffisants voir CE, 18 juillet 2018, Société́ STS, req. n°417421, CE, 25 mai 2018, Hauts-de-Seine Habitat, req. n°417428 et CAA Nantes, 6 octobre 2017, Société Lytec, req. n°15NT03533). Cette position est également partagée par le juge européen (CJUE, 19 octobre 2017, Agriconsulting Europe SA c./ Commission, aff. C-198/16).
Voir aussi :
- Offres anormalement basses (OAB) : éclairages jurisprudentiels récents [MINI VIDEO]
- Offre anormalement basse : elle s’apprécie au regard du prix global !
- L’offre anormalement basse doit être appréciée au niveau du prix global !
Ce que l’ordonnance rendue dans cette affaire par le juge des référés rappelle laconiquement :
« le prix anormalement bas d’une offre s’apprécie en effet au regard de son prix global et […] les conditions du marché de la vente d’électricité sont évolutives. »
IV. Pour un produit aussi substituable que l’électricité, le juge admet une pondération avec un critère prix de 95 %.
Comme l’a très récemment rappelé le Conseil d’État, les acheteurs publics disposent d’une grande liberté quant à la pondération retenue pour les différents critères de sélection des offres et le contrôle du juge se limite à l’erreur manifeste d’appréciation :
« Le pouvoir adjudicateur détermine librement la pondération des critères de choix des offres. Toutefois, il ne peut légalement retenir une pondération, en particulier pour le critère du prix ou du coût, qui ne permettrait manifestement pas, eu égard aux caractéristiques du marché, de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse. » (CE, 10 juin 2020, Ministère de la Défense, req. n°431199).
Dans cette espèce, le Conseil d’État a estimé qu’un critère valeur technique pondéré à 90 % ne conduisait pas à neutraliser celui du prix, pondéré à 10%. Cela dit, la jurisprudence s’apprécie en ce domaine au cas par cas.
Voir aussi dans le même sens, CJCE, 4 décembre 2003, EVN et Wienstrom, aff. C-448/01. Voir également CE, 10 mai 2006, Société Schiocchet, req. n°288435 ou encore TA Rennes, 16 juin 2014, Ministère de la Défense, req. n°1402370). Voir aussi TA Strasbourg, 30 juillet 2009, Sociétés Recycal, req. n°0903381.
Il est très intéressant de voir le juge des référés du TA de Paris aller un peu plus loin sur cette lancée en acceptant, pour un produit substituable (et où le critère de qualité est très relatif vu les normes en ces domaines…) un critère de 95 % fondé sur le prix :
« 16. Si la société [requérante] soutient que la méthode de notation de la [personne publique] est irrégulière en raison de la pondération choisie entre les critères prix et technique, la nature même de la prestation attendue à savoir la fourniture et l’acheminement d’électricité vers des points de livraison présente manifestement un caractère standardisé, dont il n’est pas établi qu’il nécessiterait une technicité particulière à prendre en considération dans l’approche globale des marchés, qui ne rend pas disproportionné un critère de prix pondéré à 95 % et d’un critère de valeur technique pondéré à 5 %. Dès le moyen tiré de l’irrégularité de la méthode de notation doit être écarté. »
L’argumentation semble fort logique, mais c’est la première fois à notre connaissent que le plafond des 90 % est franchi par le juge.
Les acheteurs de produits substituables et très « normés » au point que la qualité technique de l’offre peine à être différenciée, apprécieront. Dans l’intérêt des deniers publics.
Voici cette ordonnance :
TA Paris, ord., 22 juillet 2020, n° 2009189 et 2009799 :
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