Droit souple : le juge rigide [suite avec, cette fois, l’extension des recours aux lignes directrices de l’administration même non impératives et une importante unification jurisprudentielle]

Le « droit souple » ne cesse d’être toujours plus étroitement pris en compte par le juge administratif, lequel maintenant étend son contrôle aux lignes directrices de l’administration même non impératives, même hors le champ étroit des actes des autorités administratives indépendantes… L’histoire nous dira s’il s’agit là d’une nouvelle victoire du droit  ou si cela se traduira par une raréfaction de tels actes de droit souple qui ont, sur le terrain, leur utilité. 

 

 

Par une requête, le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) demandait au Conseil d’Etat d’annuler pour excès de pouvoir la note d’actualité n° 17/2017 de la division de l’expertise en fraude documentaire de la direction centrale de la police aux frontières du 1er décembre 2017 relative aux « fraudes documentaires organisées en Guinée (Conakry) sur les actes d’état civil ».

La requête du GISTI a été rejetée au fond, mais c’est à l’occasion d’une décision très importante qui élargit le champ des actes pouvant donner lieu à recours contentieux .

 

Par les décisions d’Assemblée du contentieux du 21 mars 2016, Fairvesta International, n° 368082, et Société Numéricable, n° 390023, le Conseil d’Etat avait déjà admis la recevabilité du recours pour excès contre des actes de droit souple des autorités de régulation telles des lignes directrices.

Dans deux décisions du 4 décembre 2019, le Conseil d’Etat avait admis des recours contre des actes d’autorités administratives indépendantes pouvant avoir une influence alors même que les actes en question n’étaient pas à proprement parler décisoires (voir ici), pouvant conduire pour ces autorités à des distinctions subtiles (pour le cas du Défenseur des droits, voir ici).

Par la décision d’Assemblée du 19 juillet 2019, n° 426389, le Conseil d’Etat a également admis la possibilité d’introduire un recours pour excès de pouvoir contre une prise de position d’une « autorité administrative » de nature à produire des effets notables sur l’intéressée et « qui au demeurant sont susceptibles d’avoir une influence sur le comportement des personnes ».

Plus récemment, le Conseil d’Etat triait entre guides de l’administration susceptibles, ou non, de recours. Voir :

 

Or, voici que la requête du GISTI soulevait des questions importantes :

1)    S’agissant des circulaires et autres documents de portée générale produits par l’administration pour ses besoins, tels que des lignes directrices, faut-il maintenir le critère de recevabilité du recours tenant à leur caractère impératif (CE, Section, 18 décembre 2002, Duvignèresn° 233618), qui exclut la possibilité de former un recours pour excès de pouvoir contre les lignes directrices fixées par l’autorité administrative (CE, 3 mai 2004, Comité anti-amiante Jussieu, n° 245961 ; pour la jurisprudence de référence en matière de directives, voir CE, S, 11 décembre 1970, Crédit foncier de France, rec. p. 750) ?

2)    En cas de réponse positive à la première question, quels sont alors les critères de justiciabilité des circulaires et autres documents de portée générale concernés ?

3)    Quels moyens sont opérants contre les documents susceptibles d’être contestés ? Quel est le contrôle du juge sur ces documents ?

 

A ces questions, le Conseil d’Etat commence — et c’est l’essentiel — à préciser que les lignes directrices de toutes les autorités publiques font partie des actes attaquables mais dans un cadre unifié avec les circulaires et autres :

« Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices. »

 

NOUS PASSONS DONC À UNE RECEVABILITÉ POUR CES ACTES EN CAS DE CARACTÈRE IMPÉRATIF OU DE CARACTÈRE DE LIGNES DIRECTRICES…. et non de caractère impératif pur et simple (la jurisprudence Comité anti-amiante Jussieu, précitée a donc vécu). 

 

Le Conseil d’Etat  précise ensuite l’office du juge en ce domaine :

«  Il appartient au juge d’examiner les vices susceptibles d’affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s’il fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, si l’interprétation du droit positif qu’il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s’il est pris en vue de la mise en oeuvre d’une règle contraire à une norme juridique supérieure. »

… et après, conformément à sa pratique en ces domaines, quand il pratique un revirement ou une extension de jurisrprudence, le juge sauve l’acte querellé de la noyade par une interprétation capillotractée très constructive.

Cette jurisprudence est d’autant plus importante pour les administrations que celles-ci sont en pleine adoption de leurs lignes directrices de gestion (LDG) pour leur personnel, actes de droit souple que certains employeurs publics croient dénués de toute portée réelle… sans doute à tort. Voir :

… MAIS JUSTEMENT NOUS AVONS LÀ UN HIC, UN DOUTE… Car le CE prévoit un tel recours pour les actes susceptibles « d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. ». Avons nous là une exclusion des agents et des LDG du champ de cette nouvelle jurisprudence ? Sans doute que non sauf peut être pour les agents chargés de les mettre en oeuvre précisément. 

Surtout, on notera une certaine unification des régimes contentieux. Le régime des :

  • directives de droit national (jurisprudence Crédit foncier de France, précitée), 
  • lignes directrices (arrêt qui vient d’être rendu, donc, les lignes directrices étant peu ou prou les descendantes des anciennes directives)
  • circulaires (avec célèbre arrêt, précité, de Section Duvignères en date du 18 déc. 2002, n° 233618 – voir aussi CE, 20 juin 2016, n° 389730
  • et des autres actes en matière de droit souple (notamment arrêts Fairvesta et numéricâble précités)…

… ont désormais un cadre juridique tout à fait homogène, cohérent, presque identique. 

Reste à savoir si le droit ainsi va progresser par une insertion de son champ en amont de l’édiction des actes administratifs… ou si l’effet pervers possible (raréfaction des lignes directrices de gestion et remplacement de celles-ci par ces formulations floues complétées par des indications orales…) ne sera pas la conséquence dominante de cet arrêt.

 

VOIR EN VIDÉO (en moins de 4 mn) : 

 

VOICI CETTE DECISION :

 

N° 418142
ECLI:FR:CESEC:2020:418142.20200612
Publié au recueil Lebon
Section
M. Bertrand Mathieu, rapporteur
M. Guillaume Odinet, rapporteur public

Lecture du vendredi 12 juin 2020

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

 


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 14 février 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler pour excès de pouvoir la note d’actualité n° 17/2017 de la division de l’expertise en fraude documentaire et à l’identité de la direction centrale de la police aux frontières du 1er décembre 2017 relative aux ” fraudes documentaires organisées en Guinée (Conakry) sur les actes d’état civil ” ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code civil ;
– le code des relations entre le public et l’administration ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Bertrand Mathieu, conseiller d’Etat,

– les conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.

2. Il appartient au juge d’examiner les vices susceptibles d’affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s’il fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, si l’interprétation du droit positif qu’il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s’il est pris en vue de la mise en oeuvre d’une règle contraire à une norme juridique supérieure.

3. La ” note d’actualité ” contestée, du 1er décembre 2017, émanant de la division de l’expertise en fraude documentaire et à l’identité de la direction centrale de la police aux frontières, vise à diffuser une information relative à l’existence d’une ” fraude documentaire généralisée en Guinée (Conakry) sur les actes d’état civil et les jugements supplétifs ” et préconise en conséquence, en particulier aux agents devant se prononcer sur la validité d’actes d’état civil étrangers, de formuler un avis défavorable pour toute analyse d’un acte de naissance guinéen. Eu égard aux effets notables qu’elle est susceptible d’emporter sur la situation des ressortissants guinéens dans leurs relations avec l’administration française, cette note peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, contrairement à ce que soutient le ministre de l’intérieur.

4. En premier lieu et en tout état de cause, la note contestée entre dans les attributions de la division de l’expertise en fraude documentaire et à l’identité dont elle émane. Et, dès lors qu’elle ne revêt pas le caractère d’une décision, le moyen tiré de ce qu’elle méconnaîtrait les dispositions de l’article L. 212-1 du code des relations entre le public et l’administration, relatives à la signature des décisions et aux mentions relatives à leur auteur ne peut qu’être écarté.

5. En second lieu, l’article 47 du code civil dispose que : ” Tout acte de l’état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité “. La note contestée préconise l’émission d’un avis défavorable pour toute analyse d’acte de naissance guinéen et en suggère à ses destinataires la formulation. Elle ne saurait toutefois être regardée comme interdisant à ceux-ci comme aux autres autorités administratives compétentes de procéder, comme elles y sont tenues, à l’examen au cas par cas des demandes émanant de ressortissants guinéens et d’y faire droit, le cas échéant, au regard des différentes pièces produites à leur soutien. Le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de l’article 47 du code civil doit donc être écarté.

6. Il résulte de ce qui précède que le GISTI n’est pas fondé à demander l’annulation du document qu’il attaque. Les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative doivent par suite être rejetées.

D E C I D E :
————–

Article 1er : La requête du Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au Groupe d’information et de soutien aux immigré.e.s et au ministre de l’intérieur.