Quelle est l’indemnisation due au détenteur de bonne foi d’un bien appartenant au domaine public et dont la restitution est ordonnée ?

Quelle est l’indemnisation due au détenteur de bonne foi d’un bien appartenant au domaine public et dont la restitution est ordonnée ? 

Bonne nouvelle, le Conseil d’Etat vient de répondre à cette importante question, et ce avec une relative précision, dans un domaine où la détention de bonne foi n’est pas rare (mais vu les stipulations de la CEDH, le Conseil d’Etat pouvait-il faire autrement que de prévoir une telle indemnisation ?)

Mauvaise nouvelle, les montants retenus restent loin, très loin, du manque à gagner pour ceux qui sinon eussent pu vendre ces biens, en général pour d’importantes sommes. 

  • I. Exemples jurisprudentiels afin d’illustrer la complexité de la matière et le fait que la détention de bonne foi ne sera pas rare en ce domaine 
  • II. En l’espèce, se trouvait en cause un bien culturel mobilier relevant du domaine public en raison de l’interprétation très stricte du droit des biens issus du régime juridique accompagnant la Constitution civile du Clergé (interprétation résultat de CE, 21 juin 2018, Société Pierre Bergé et associés et autres, n° 408822)
  • III. Une indemnisation prévue pour les « détenteurs de bonne foi », avec une distinction selon qu’il y a, ou non, « charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Mais même quand ladite « charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi » n’est pas constituée, à tout le moins il y-a-t-il encore matière à indemnisation: des dépenses nécessaires à la conservation du bien ; des dommages en cas de faute de l’administration. Enfin, il est à noter : d’une part que cette indemnisation reste chiche au regard de la réalité du préjudice financier subi ; d’autre part que cette indemnisation reste modulée selon qu’il y a privation de propriété ou simple privation de jouissance. 

 

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I. Exemples jurisprudentiels afin d’illustrer la complexité de la matière et le fait que la détention de bonne foi ne sera pas rare en ce domaine 

 

C’est aujourd’hui, l’article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 21 avril 2006, qui rappelle la règle pluriséculaire (déjà posée par l’édit de Moulins de 1566, voir auparavant notamment l’ordonnance du 29 juillet 1318 de Philippe V) selon laquelle :

« Les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1, qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles ».

NB : sur la constitutionnalité de ce régime, voir C. Const., décision n° 2018-743 QPC du 26 octobre 2018 (voir ici cette décision et notre article). Sur la constitutionnalité du droit à l’image des domaines nationaux, voir C. Const., décision n° 2017-687 QPC du 2 février 2018. Sur l’annulabilité de cessions du domaine public sans désaffectation ni déclassement, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’en passer par la notion d’acte inexistant, voir CAA Nancy, 21 octobre 2021, n° 19NC03523. Sur le cas particulier de l’entrée dans ce domaine public mobilier des découvertes archéologiques, voir Ordonnance n° 2017-1117 du 29 juin 2017 relative aux règles de conservation, de sélection et d’étude du patrimoine archéologique mobilier (NOR: MICX1712231R).

Reste que son application au domaine public culturel, qui en ce domaine peut être immobilier, certes, mais parfois aussi mobilier, soulève des questions un peu délicates.

Citons quelques exemples.

  • 1/ Premier exemple, traité au sein du présent blog (Le fragment d’un édifice cultuel, volé après 1801, doté d’un intérêt artistique et(ou?) historique, continue de relever du domaine public ) :
    • Dans cette affaire, qui concernait la requérante devant le Conseil constitutionnel (affaire qui a in fine conduit donc à la décision présentement commentée), se posait la question d’un fragment de la Cathédrale de Chartres (dit « fragment à l’Aigle ») qui semble avoir été volé de l’église à une date postérieure au concordat de 1801 (sans doute postérieurement à 1848). Il possède un intérêt historique et artistique « indéniable ».
      Cela suffit pour que ce bien, même devenu mobilier, relève du domaine public et soit à ce titre inaliénable… au grand dam de la requérante, galerie d’art qui voulait profiter de ce très très ancien recel :
      TA de Paris, 29 juin 2017, n°0707297/4-1
      Reste à savoir si la condition de l’intérêt historique et artistique s’ajoute pour qu’il y ait domanialité publique ou si, comme nous le supposons, un seul de ces deux critères suffirait.
      Cette affaire a connu son épilogue devant la Cour de cassation : Cass. Civ., 1re, 19 février 2019, n° 18-13748
  • 2/ le Conseil d’Etat a eu à se prononcer sur une question de pure procédure mais qui soulevait aussi que la question de l’inéliénabilité d’un manuscrit… que la famille en cause possédait depuis 1825 (et il n’était pas certain que ce manuscrit n’était pas une copie) !. Voir :
  • 3/ Le troisième exemple sera moins culturel et plus trivial. Une entreprise s’était vue vendre par une commune un bâtiment. Mais celui-ci avait abrité un abattoir, bien du domaine public jamais déclassé. La commune avait donc pu retirer sa délibération (des années après ! soit bien plus qu’après le délai de 4 mois de la jurisprudence Ternon), car ce bien, jamais déclassé, était resté du domaine public, et que dès lors l’entreprise ne pouvait prétendre que la délibération qui lui vendait le bien avait pu être en quoi que ce soit créatrice de droits.
  • 4/ Abordons un quatrième. En 1813, une famille se trouve avoir la propriété d’une statuette médiévale. Celle-ci représente un moine pleurant et provient du tombeau de Philippe II le Hardi (voir ici), duc de Bourgogne, appartenant à l’État.
    Les siècles passent. La statuette reste, discrètement, dans la famille.
    Puis ladite famille fini par vouloir vendre les bijoux qu’elle croît être de famille. Il en résulte une demande au ministre de la culture d’un certificat d’exportation en vue d’une éventuelle sortie définitive du territoire national pour cette statue.
    Non seulement le ministre a refusé de délivrer un tel certificat, mais par surcroît il a exigé la restitution sans délai de la statuette, au motif que celle-ci appartenait au domaine public de l’État.
    Le Conseil d’Etat a donné raison au Ministre au terme d’un arrêt dont l’intérêt principal réside dans l’analyse de la prescription acquisition prévue par la Constitution civile du Clergé (décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789 puis, surtout, article 8 du décret de l’Assemblée constituante des 22 novembre et 1er décembre 1790) :

  • 5/ Un bien mobilier, dont une personne publique est propriétaire, appartient à son domaine public lorsqu’il présente un intérêt artistique.Tel est le cas d’anciens lustres et appliques de l’Opéra de Rouen, œuvres de Gilbert Poillerat.
    Le conseil municipal de la commune, propriétaire de ces biens, ne pouvait ainsi autoriser la cession de ces biens sans préalablement procéder à leur déclassement :

Ces exemples ont juste été ici juxtaposés pour illustrer la grande complexité de ces questions et l’incertitude, en réalité, qui sur le terrain pèse parfois sur la propriété et la domanialité de certains biens, notamment ceux du domaine public culturel mobilier.

 

II. En l’espèce, se trouvait en cause un bien culturel mobilier relevant du domaine public en raison de l’interprétation très stricte du droit des biens issus du régime juridique accompagnant la Constitution civile du Clergé (interprétation résultat de CE, 21 juin 2018, Société Pierre Bergé et associés et autres, n° 408822)

 

Or, voici qu’un arrêt à publier au recueil Lebon vient un peu plus encore complexifier ce tableau.

Un manuscrit de la fin du XVème siècle comportant le texte « Commentaria in Evangelium sancti Lucae » attribué à Saint-Thomas d’Aquin a été acquis par l’aïeul d’un Monsieur A. lors d’une vente aux enchères publiques en 1901.

Conservé depuis lors dans sa famille, il a été mis en dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991 avant d’être restitué à M. A., en 2016, à sa demande, ainsi que l’acte de mise en dépôt le permettait, en vue de sa vente.

Sur le fondement de l’article L. 111-2 du code du patrimoine, une maison de ventes a sollicité en 2018, en qualité de mandataire de M. A., la délivrance du certificat requis pour l’exportation hors du territoire national des biens culturels, autres que les trésors nationaux, présentant un intérêt notamment historique ou artistique.

Ensuite, le ministre de la culture a, le 18 mai 2018, refusé de délivrer ce certificat et demandé la restitution de cet ouvrage comme appartenant au domaine public de l’Etat, en se fondant sur la circonstance qu’il faisait partie de la bibliothèque d’une chartreuse lors de l’intervention du décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789 plaçant tous les biens ecclésiastiques à la disposition de la Nation.

En raison de la Constitution civile du Clergé, les biens religieux ont en effet été transférés au domaine national. MAIS :

  • une prescription acquisitive a été prévue pour :
    • « les détenteurs d’une portion quelconque desdits domaines, qui justifieront en avoir joui par eux-mêmes ou par leurs auteurs, à titres de propriétaires, publiquement et sans trouble, pendant quarante ans continuels à compter du jour de la publication du présent décret » [de 1790]
    • Mais ladite prescription est encadrée par l’article 36 du même décret, de 1790, selon la formulation que voici :
      • « La prescription aura lieu à l’avenir pour les domaines nationaux dont l’aliénation est permise par les décrets de l’assemblée nationale, et tous les détenteurs d’une portion quelconque desdits domaines, qui justifieront en avoir joui par eux-mêmes ou par leurs auteurs, à titres de propriétaires, publiquement et sans trouble, pendant quarante ans continuels à compter du jour de la publication du présent décret, seront à l’abri de toute recherche ».
  • des aliénations en pleine propriété ont été prévues par ce texte, mais lesdites aliénations doivent être opérées :
    • « en vertu d’un décret formel du corps législatif, sanctionné par le Roi, en observant les formalités prescrites pour la validité de ces sortes d’aliénations »

Il faut donc en pareil cas cas :

 

III. Une indemnisation prévue pour les « détenteurs de bonne foi », avec une distinction selon qu’il y a, ou non, « charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Mais même quand ladite « charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi » n’est pas constituée, à tout le moins il y-a-t-il encore matière à indemnisation : des dépenses nécessaires à la conservation du bien ; des dommages en cas de faute de l’administration. Enfin, il est à noter : d’une part que cette indemnisation reste chiche au regard de la réalité du préjudice financier subi ; d’autre part que cette indemnisation reste modulée selon qu’il y a privation de propriété ou simple privation de jouissance. 

 

La demande de M. de M. A. tendant à l’annulation de cette décision pour excès de pouvoir a été rejetée par un jugement du 17 juillet 2020 du tribunal administratif de Paris, devenu définitif.

C’est le 18 mai 2018 que le ministre de la culture a refusé de délivrer ce certificat d’exportation.

A cette date, l’arrêt précité « Société Pierre Bergé » de juin 2018 n’avait pas encore été rendu. 

A la date de lecture du jugement du TA de Paris, en 2020, cet arrêt était connu et on comprend que M. A. n’aie pas formé appel de ce jugement.

Mais il pouvait encore tenter sa chance sous un autre angle ; celui de l’indemnisation.

Après tout, lui et ses ancêtres avaient un bien depuis plus d’un siècle… un bien mobilier, et on leur explique que non ils ne peuvent le vendre. N’ont-ils pas droit, alors, à indemnisation ?

M. A. a donc repris le chemin du TA de Paris, mais cette fois pour une demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité de 300 000 euros en réparation des préjudices moral et financier qu’il estimait avoir subis.

La CAA de Paris a fini par condamner l’Etat à verser à M. A. une indemnité de 25 000 euros en réparation de la perte de son intérêt patrimonial à jouir du manuscrit.

L’affaire a fini par arriver au Conseil d’Etat, lequel a rendu une décision de grande importante, à publier en intégral au recueil Lebon.

La Haute Assemblée pose tout d’abord que :

« le détenteur de bonne foi d’un bien appartenant au domaine public dont la restitution est ordonnée peut prétendre à la réparation du préjudice lié à la perte d’un intérêt patrimonial à jouir de ce bien, lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances dans lesquelles cette restitution a été ordonnée que cette personne supporterait, de ce fait, une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi

Mais le Conseil d’Etat ajoute immédiatement après qu’alors même que le détenteur de bonne foi tenu à l’obligation de restitution ne justifierait pas d’une telle charge spéciale et exorbitante, il peut prétendre, le cas échéant, à l’indemnisation (cumulativement au besoin) :

  1. des dépenses nécessaires à la conservation du bien qu’il a pu être conduit à exposer
  2. en cas de faute de l’administration, à l’indemnisation de tout préjudice directement causé par cette faute.

Voir par analogie (sources d’ailleurs citées sur Ariane) : CE, 22 septembre 2017, SCI APS, n° 400825, rec. T. pp. 597-599-611. A comparer avec la jurisprudence en matière de servitudes d’urbanisme, CE, Section, 3 juillet 1998, n° 158592, rec. p. 288. Voir aussi à ce sujet CEDH, 29 mars 2010, n° 34044/02, Depalle c/ France et n° 34078/02, Brosset-Triboulet c/ France. Voir également Cf. CE, 7 juin 1985, Société nationale des chemins de fer français, n°s 47370 47594, rec. T. pp. 624-774 ; CE, 15 mai 2013, Commune de Villeneuve-lès-Avignon, n° 354593, rec. T. pp. 803-826-827-871 ; CE, 24 novembre 2014, Société des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais, n° 352402, rec. p. 350.

Revenons à M. A.

Grand seigneur, le Conseil d’Etat reconnait que celui-ci a droit à pareille indemnisation. Mieux, il y a droit au titre d’une telle « charge spéciale et exorbitante ».

Mais vu les stipulations de la CEDH, le Conseil d’Etat pouvait-il faire autrement que de prévoir une telle indemnisation au moins dans son principe ?

Mais l’Etat est un grand seigneur désargenté et son Conseil ne l’ignore point. Donc… donc une telle « charge spéciale et exorbitante » est indemnisable pour 25 000 euros (et ce sans même allocation de frais irrépétibles !).

Il est intéressant de noter que cette somme est fixée en prenant explicitement pour le Conseil d’Etat compte des éléments suivants :

  • la durée de détention par la famille du requérant du manuscrit en cause (conférant au requérant un intérêt patrimonial à en jouir suffisamment reconnu et important pour constituer un bien au sens de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales)
  • de l’attitude des pouvoirs publics qui n’en ont jamais revendiqué la propriété jusqu’à la vente aux enchères de 2018, alors qu’ils en ont eu la possibilité au moins depuis la signature de la convention de dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991 (donc en plus ces 25 000 euros sont calculés en prenant en compte, sinon une faute de l’Etat, à tout le moins une négligence de celui-ci)

Un point important doit enfin être ajouté car le Conseil d’Etat précise également un élément déterminant de telles indemnisations : il faut en ce cas distinguer selon que le préjudice financier résulte d’une privation de propriété ou d’une privation de jouissance. Cette distinction, logique, conduit à une différence en termes indemnitaires :

« dès lors que le préjudice financier allégué ne résulte pas d’une privation de propriété mais d’une privation de jouissance d’un bien n’ayant jamais cessé d’appartenir au domaine public de l’Etat, la réparation doit nécessairement être inférieure à la valeur vénale du manuscrit.»

 

Source : Conseil d’État,22 juillet 2022, n° 458590, à publier au recueil Lebon