Pas de préjudice indemnisable, pas de demande d’expertise accueillable

En référé expertise / instruction portant sur une question de responsabilité, la mesure demandée sera considérée comme inutile s’il s’agit d’évaluer un préjudice en l’absence manifeste de fait générateur, de préjudice ou de lien de causalité entre celui-ci et le fait générateur.

En ce domaine, le juge fait donc évoluer à la marge ses formulations, plus par ajout que par substitution à ses formulations antérieures de 2017. 


Aux termes de l’article R. 532-1 du Code de Justice Administrative :

« Le juge des référés peut, sur simple requête et même en l’absence de décision administrative préalable, prescrire toute mesure utile d’expertise ou d’instruction.

« Il peut notamment charger un expert de procéder, lors de l’exécution de travaux publics, à toutes constatations relatives à l’état des immeubles susceptibles d’être affectés par des dommages ainsi qu’aux causes et à l’étendue des dommages qui surviendraient effectivement pendant la durée de sa mission. […] »

… mais attention un tel référé expertise / référé instruction n’interrompt pas les délais de recours pour excès de pouvoir (CE, 28 septembre 2020, n° 425630, à publier aux tables du recueil Lebon ; voir ici cet arrêt et notre brève à ce sujet), alors même qu’il suspends d’autres délais, comme ceux de la garantie décennale (jurisprudence constante mais affinée, après quelques oscillations d’un TA, par CE, 20 novembre 2020, n° 432678 : voir ici cette décision et notre article). Pour l’impact sur la garantie de parfait achèvement, voir par exemple CAA Bordeaux, 12 octobre 2020, n° 18BX02136 ; voici ici arrêt et article).

En 2005, le juge appréciait la pertinence d’une demande de mesure d’instruction ou d’expertise, en contentieux administratif, à l’aune du litige principal, et ce avec une formule aussi floue que lapidaire :

«  l’utilité d’une mesure d’instruction ou d’expertise qu’il est demandé au juge des référés du tribunal administratif d’ordonner sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative précité doit être appréciée, bien qu’il ne soit pas saisi du principal, dans la perspective d’un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle se rattache »
CE, S., 11 février 2005, n° 259290, au rec.

Cette grille d’appréciation a évolué fortement en 2017 avec un premier considérant qui posait un principe clair :

« l’utilité d’une mesure d’instruction ou d’expertise qu’il est demandé au juge des référés d’ordonner sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative doit être appréciée, d’une part, au regard des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d’autres moyens et, d’autre part, bien que ce juge ne soit pas saisi du principal, au regard de l’intérêt que la mesure présente dans la perspective d’un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher ; »
CE, 14 février 2017, n° 401514, rec. T. p. 731.

Et une suite qui exposait des cas où ces conditions ne se trouvent pas remplies. DES cas. Pas LES cas. Mentionnons la suite de cette décision :

« qu’à ce dernier titre, il ne peut faire droit à une demande d’expertise lorsque, en particulier, elle est formulée à l’appui de prétentions qui ne relèvent manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative, qui sont irrecevables ou qui se heurtent à la prescription ; que, de même, il ne peut faire droit à une demande d’expertise permettant d’évaluer un préjudice, en vue d’engager la responsabilité d’une personne publique, en l’absence manifeste de lien de causalité entre le préjudice à évaluer et la faute alléguée de cette personne »
CE, 14 février 2017, n° 401514, rec. T. p. 731.

Donc au critère du lien vers le litige au principal actuel ou éventuel, qui était antérieur, s’ajoutait désormais, cumulativement donc, la prise en compte « des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d’autres moyens »… ce qui conduisait à une nouvelle formulation, certes, mais à une nouveauté qu’il importe de relativiser car bien entendu le juge s’est toujours reconnu le droit de rejeter des demandes considérées comme inutiles… puisque le critère de l’utilité est dans le texte même du CJA en sus de ressortir du sens commun. Mais cette décision de 2017 était énumérait quelques cas où cette utilité pouvait être considérée comme douteuse avec une formulation précise. 

C’est cette énumération qui vient d’évoluer.

Hier, par une décision à publier aux tables du rec., le Conseil d’Etat a fait évoluer à la marge cette formulation.

Il commence par reprendre exactement la même formule qu’en 2017 :

« 3. L’utilité d’une mesure d’instruction ou d’expertise qu’il est demandé au juge des référés d’ordonner sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative doit être appréciée, d’une part, au regard des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d’autres moyens et, d’autre part, bien que ce juge ne soit pas saisi du principal, au regard de l’intérêt que la mesure présente dans la perspective, d’un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher. »

Mais c’est ensuite que cela change au profit d’une formation qui sans révolutionner la matière, a l’avantage d’être intéressante et applicable à à peu près tous les litiges en matière de responsabilité :

« A ce dernier titre, il ne peut faire droit à une demande d’expertise permettant d’évaluer un préjudice, en vue d’engager la responsabilité d’une personne publique, en l’absence manifeste, en l’état de l’instruction, de fait générateur, de préjudice ou de lien de causalité entre celui-ci et le fait générateur.»

Mais dans cette formulation, il ne faut pas voir un changement. Par exemple cette nouvelle formulation de 2022 ne reprend pas les cas de rejets de demandes qui ne relèveraient pas d’un litige qu’au fond le juge administratif aurait à connaître ou qui serait prescrit… et il va pourtant de soi que ces exceptions demeurent de saison.

Voici cette nouvelle décision :

Conseil d’État, 27 juillet 2022, n° 459159, à mentionner aux tables du recueil Lebon 

 

Voir aussi :