Les moyens tirés de vices de forme ou de procédure dont serait entaché un acte réglementaire doivent-ils être jugés inopérants dans le contentieux du refus de l’abroger et lors de sa contestation par la voie de l’exception d’illégalité ? Le CE répond par la positive par deux arrêts qui forment un revirement de jurisprudence très notable, au profit du principe de sécurité juridique et au détriment du principe de légalité.
Ce sont deux arrêts importants qui viennent d’être rendus par le Conseil d’Etat. Des arrêts qui restreignent encore un peu plus l’empire de la Loi au profit du principe de sécurité juridique (i.e. de la stabilité juridique).
Rappelons que l’exception d’illégalité permet d’attaquer devant le juge administratif un acte d’application non pas au nom de ses vices propres, mais au nom de l’acte réglementaire (ou de la décision d’espèce », voire d’un acte individuel encore susceptible de recours) en application duquel cet acte d’application a été pris. C’est par exemple le fait de contester l’illégalité de la nomination d’un agent au nom de l’illégalité de l’acte de création de l’emploi sur lequel cet agent est nommé… ou de contester sa facture d’eau au nom de l’illégalité de la délibération tarifaire initiale.
N.B. 1 : il est également possible de demander, à tout moment, à l’auteur de cet acte administratif réglementaire de l’abroger, c’est-à-dire d’y mettre fin pour l’avenir et, dans l’hypothèse d’un refus, de contester ce refus devant le juge. Mais d’une part cela ne s’appliquera pas alors aux décisions d’application intervenues entre temps et, d’autre part, cela est un autre sujet.
N.B.2 : il peut y avoir aussi des cas « d’opérations complexes » où les actes sont liés entre eux, pour schématiser .
Bref, l’exception d’illégalité applique aux actes administratifs (quand l’un est la matrice de l’autre, pour schématiser), l’enchaînement de dominos (ou de carrés de sucre), l’un faisant tomber l’autre.
L’intérêt de cette procédure (et de quelques autres notions conduisant à des effets analogues, telle la théorie des opérations complexes)… est de faire prévaloir la légalité des actes qui auront des applications au fil du temps.
Oui… Oui…. Mais nous vivons en des temps où prévaut désormais, un autre principe, celui de la sécurité juridique. Bref, celui de la tranquillité pour les auteurs d’actes administratifs illégaux passé un certain délai.
Ainsi :
- certains vices (de procédure et de forme) donnent lieu à moins d’annulation que de par le passé depuis l’arrêt Danthony. Voir :
- Les actes individuels non notifiés ou mal notifiés ne peuvent plus être attaqués indéfiniment (un délai d’un an pour engager un recours étant alors appliqué par le juge mais avec des modulations au cas par cas). Voir :
- surtout l’arrêt M. Czabaj du Conseil d’Etat (13 juillet 2016, n°387763) :
- Actes individuels mal notifiés : application stricte ou non du délai d’un an ?
- La « sécurité juridique », principe réaffirmé avec force par le Conseil d’Etat
- « La sécurité juridique n’a plus de limite » … ou en tous cas elle en a de moins en moins (extension de la jurisprudence Czabaj aux exceptions d’illégalité)
- et nous pourrions détailler des évolutions analogues, en matière d’autorisations environnementales, de liens entre illégalité du PLU et du Permis de construire, ou de marchés publics.
Soyons clairs : cette évolution arrange notre cabinet d’avocats puisque nous défendons presque exclusivement des personnes publiques (et, donc, que nous sommes de loin le plus souvent en défense). Mais tout de même, cette tolérance à l’illégalité produisant des effets encore aujourd’hui est tout de même assez stupéfiante.
Cette évolution est encore accélérée par deux importantes décisions rendues ce jour.
Goûtons en amateurs le sens bien connu de la litote chez nos amis Conseillers d’Etat qui écrivent dans leur communiqué que :
« Le Conseil d’État précise les modalités selon lesquelles un acte réglementaire peut être contesté »
Ah cette pudeur à admettre qu’on fait un bon gros revirement de jurisprudence… Ce charmant voile que l’on y met en disant que l’on « précise » quand on pratique une volte face…. Tout l’art du Palais-Royal se déploie dans de telles litotes.
Car que dit l’Assemblée (formation plénière et très solennelle) du Conseil d’Etat ce jour ? Qu’elle rabote considérablement les cas d’application de l’exception d’illégalité.
Le Conseil d’Etat désormais pose qu’en pareil cas :
les requérants peuvent toujours critiquer la légalité des règles fixées par l’acte réglementaire, qui ont vocation à s’appliquer de façon permanente à toutes les situations entrant dans son champ d’application, ainsi que la compétence de l’auteur de l’acte et l’existence d’un détournement de pouvoir. Ils ne peuvent en revanche remettre en cause à ce stade les conditions de forme et de procédure dans lesquelles cet acte a été édicté.
Reconnaissons au Conseil d’Etat que, dans son communiqué, il avoue changer le droit pour des motifs d’intérêt général :
« Par cette décision, le Conseil d’État ajuste l’équilibre entre sécurité juridique et principe de légalité, dans le souci de renforcer la première.»
En tant que défenseur des collectivités publiques au contentieux, nous nous réjouissons de cette évolution. Et bien sûr quel praticien du monde public n’a pas pesté contre une annulation d’un acte au motif que tel ou tel comité théodule n’avait pas, il y a dix ans, été constitué lors de l’adoption de l’acte réglementaire concerné. Et bien sur l’arrêt, logique, Danthony, précité, allait déjà dans ce sens en réalité.
N’empêche : toutes ces évolutions conduisant à ne plus permettre de soulever des illégalités passées, culminant avec ce coup de rabot donné ce jour, nous brossent le portrait d’un juge administratif, autrefois tatillon à l’extrême, devenant fort tolérant avec l’illégalité. Ce n’est pourtant pas tout à fait sa fonction…
Voici ces deux décisions importantes, sans doute appelées à entrer au GAJA :
Autres sources (citées par le CE) : CE, 24 janvier 1902,Sieur Avézard, n° 106, rec. p. 44 ; CE, Section, 10 janvier 1930, Sieur Despujol, n° 97263 et 5822, rec. p. 30 ; CE, Section, 14 novembre 1958, Sieur Ponard, n° 35399, rec. p. 554 ;CE, Assemblée, 3 février 1989, Compagnie Alitalia, n° 74052, rec. p. 44 ; CE, Assemblée, 23 décembre 2011, n° 335033, rec. p. 649 ; CE, 18 novembre 2011, n°332082 et 336634, rec. T. pp. 734-972-1059-1093-1097 ; CE, 10 octobre 2013, Fédération française de gymnastique, n° 359219, rec. p. 251 ; CE, 16 décembre 2016, Association de défense et d’entraide des personnes handicapées et autres, n° 393501, rec. T. pp. 628-898 ; Article L. 243-2 du code des relations entre le public et l’administration.