Aide aux migrants en mer : courants jurisprudentiels contraires

Au moins 4 TA et 1 CAA avaient admis la légalité des aides des collectivités aux « bateaux recueillant des migrants en Méditerranée »… à la faveur non pas du régime général des subventions des collectivités, mais dans le cadre des actions de coopération (dite décentralisée) que peuvent conduire ces collectivités en vertu des dispositions de l’article L. 1115-1 du CGCT. Reste que pour valider ces aides, le juge était obligé d’en passer par une interprétation particulièrement souple de cet article sur au moins deux points. 

Or, voici qu’une autre CAA, celle de Paris, reprenant un raisonnement proche de celui tenu il y a longtemps par un TA, va en sens contraire, refusant ces aides (et ce d’une manière qui semble proche de la formulation des textes et des jurisprudences plus traditionnelles).

Il devient urgent que le Conseil d’Etat tranche ce débat entre juridictions… sur un sujet singulièrement vif politiquement, sur fond d’urgence humanitaire, et qui en droit soulève de très intéressants débats. 

 

 

Les actions des collectivités territoriales ont toujours, par vagues, été limitées par le juge, lorsqu’on sortait trop nettement de l’intérêt public local. A quelques exceptions et régimes particuliers près.

Ce furent parfois les immixtions dans les conflits du travail. Ou dans les relations internationales. Voire récemment l’aide aux navires secourant des migrants en mer.

A chaque fois, le juge administratif a fait prévaloir des jurisprudences constantes, mais subtiles.

Quatre tribunaux administratifs ont très récemment accepté que des collectivités locales aident des associations aux migrants en mer, non pas sur la base classique du contrôle de l’intérêt public local de subventions, mais sur le fondement du droit propre à la coopération dite « décentralisée », suscitant quelques débats juridiques sur les formulations de l’article L. 1115-1 du CGCT… Mais au moins une autre décision de TA, plus ancienne, pourrait être brandie en sens inverse. Le tout sous l’ombre portée d’une décision importante du Conseil d’Etat, de 2016, malaisée à appliquer.

Pour les étapes précédentes, voir :

  • Voyons tout ceci ensemble via cette vidéo de 9 mn 35, faite en novembre dernier et qui reste tout à fait d’actualité :

    https://youtu.be/uTe3_rvjS5w

    Sources citées dans cette vidéo, par ordre d’apparition à l’écran : CE, 23 octobre 1989, com. de Pierrefitte, com. de Saint-Ouen, com. de Romainville, rec. 209 ; DA 1989 n° 622 ; CE, 16 juillet 1941, Syndicat de défense des contribuables de Goussainville, rec. p. 133 ; CE, 6 mai 1996, Préfet des Pyrénées-Atlantiques, n° 165054) ; CE, 21 juillet 1995, Commune de Saint-Germain-du-Puy, n° 157.503 ; CE, 21 juin 1995, Commune de Saint-Germain-du-Puy, n° 157.502 ; CE, 11 octobre 1989, Commune de Gardanne et autres, rec. p. 188; CE, 12 octobre 1990, Cne de Champigny-sur-Marne, rec. tables p. 607 ; CAA Versailles, 19/07/2016, 15VE02895 ; CEDH, 16 juillet 2009, Willem c. France, n° 10883/05) ; TA Nancy, jugements n°1802037 et n°1802039 du 28 décembre 2018 ; TA Cergy-Pontoise 29 mai 2019 1902445 ; TA de Lyon, 19 septembre 2019, n° 1901999 et n° 1808761 [2 espèces différentes] ; TA Dijon, 20 octobre 2020, n°1902037) ; article L. 1115-1 du CGCT ; CE, 17 février 2016, n° 368342 ; C. const., décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 ; art. 11 DDHC ; art. 10 CEDH ; CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, série A n° 24 ; CE, 8 juillet 2020, n° 425926 ; TA Lyon, 21 janvier 2016, n° 1308206 ; TA Paris, 3 novembre 2011, n° 0917227 ; TA Montpellier, 19 octobre 2021, n°2003886 ; TA Paris, 2e sect. – 2e ch., 12 sept. 2022, n° 1919726 ; TA Nantes, 19 octobre 2022, n°202012829 ; TA Bordeaux, 26 octobre 2020, n° 1900154. 

     

  • Voir aussi deux articles récents de notre part sur deux aspects différents de cette question, parmi un très grand nombre d’articles de notre blog consacrés à ce sujet :

 

Signalons juste que la CAA de Bordeaux vient en tous point de confirmer la position de ces TA, acceptant de fonder ces aides sur la base des dispositions de l’article L. 1115-1 du CGCT (Code général des collectivités territoriales), aux termes desquelles :

« Dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire. / (…) ».

Appliquer ce régime, fait pour les pays en développement, à la haute-mer voire aux eaux territoriale françaises n’allait pas de soi, mais c’est conforme après tout à la formulation large de ce premier alinéa de l’article L. 1115-1 du CGCT.

On rappellera que l’usage de ce régime soulève une autre difficulté, puisque l’alinéa suivant de ce même article prévoit à cet effet des conventions avec des collectivités territoriales étrangères, ce qui n’est pas le cas quand une collectivité aide « SOS méditerranée ». Mais la formulation dudit second alinéa peut être aussi lue comme n’excluant pas d’autres outils (« le cas échéant ») :

« A cette fin, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent, le cas échéant, conclure des conventions avec des autorités locales étrangères. Ces conventions précisent l’objet des actions envisagées et le montant prévisionnel des engagements financiers. Elles entrent en vigueur dès leur transmission au représentant de l’Etat dans les conditions fixées aux articles L. 2131-1, L. 2131-2, L. 3131-1, L. 3131-2, L. 4141-1 et L. 4141-2. Les articles L. 2131-6, L. 3132-1 et L. 4142-1 leur sont applicables.»

Dans le passé, un TA avait par exemple estimé devoir (avec souplesse en l’espèce, s’agissant d’un groupe humain en Amazonie) vérifier que nous étions bien en présence d’une autorité locale étrangère pour valider le recours à ce régime (TA Lyon, 21 janvier 2016, n° 1308206).

Le TA de Paris avait ainsi rejeté une aide à une association (pour le Kurdistan) au motif que la convention n’était pas signée avec une collectivité locale étrangère (pour résumer une décision un peu plus complexe que cela : voir TA Paris, 3 novembre 2011, n° 0917227)…

Force est de constater que certains détails de rédaction de l’arrêt précité du Conseil d’État, en date du 17 février 2016, n° 368342, publié au recueil Lebon… vont dans le sens de l’exigence d’une convention avec une personne morale étrangère de droit public, à tout le moins, quitte à ce que s’y ajoutent des personnes de droit privé au besoin).

Mais les quatre TA précités ont fait fi de ces limitations pour retenir le caractère fort souple de ce régime.

Rappel de ces références : TA Montpellier, 19 octobre 2021, n°2003886 ; TA Paris, 2e sect. – 2e ch., 12 sept. 2022, n° 1919726 ; TA Nantes, 19 octobre 2022, n°202012829 ; TA Bordeaux, 26 octobre 2020, n° 1900154. 

C’est cette dernière décision, celle du TA de Bordeaux, qui a ensuite été confirmée par la CAA de cette même ville.
Revenons en arrière. Par une délibération du 16 novembre 2018, le conseil régional de Nouvelle-Aquitaine avait attribué une aide humanitaire d’urgence d’un montant de 50 000 euros à l’association SOS Méditerranée. Deux conseillers régionaux avaient emandé l’annulation de cette délibération devant la justice administrative.
Par un arrêt du 7 février 2023, la CAA confirme donc le rejet de cette demande par le tribunal administratif de Bordeaux. La cour :
  • rappelle d’abord que la loi autorise les collectivités territoriales, dans le respect des engagements internationaux de la France, à soutenir toute action internationale de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire.
  • relève ensuite que les statuts de l’association SOS Méditerranée indiquent qu’elle a notamment pour objet de « sauver la vie des personnes en détresse, en mer Méditerranée » et qu’elle « est une association humanitaire indépendante de tout parti politique et de toute confession ». La délibération du conseil régional précise en outre que l’aide accordée à cette association vise exclusivement à soutenir les actions de sauvetage en mer menées dans les eaux internationales, au plus près des côtes libyennes où se produisent la plupart des naufrages.
  • pose que cette action présentant un caractère humanitaire au sens de ce régime de l’article L. 1115-1 du CGCT (oui mais hors territoire d’un pays étranger et sans aide à une association locale ?)
  • estime que cette aide ne portant pas atteinte aux engagements internationaux de la France. Sur ce point, la position de la CAA et de ces TA est comparer avec les jurisprudences suivantes (l’appréciation sur ce point étant au cas par cas…) :

Source : CAA Bordeaux, 7 février 2023, n° 20BX04222 (à voir ici sur le jurisite de cette CAA)

 

Sauf que, d’une manière qui selon nous évoque les décisions précitées (TA Paris, 3 novembre 2011, n° 0917227 et surtout — par extension certes —, CE, 17 février 2016, n° 368342), la CAA de Paris prend le contre-pied de toutes ces jurisprudences. 

La Cour administrative d’appel de Paris annule ainsi la décision prise par la Ville de Paris en 2019 d’accorder une subvention de 100 000 euros à l’association SOS Méditerranée France. Elle estime en effet que le conseil de Paris a, par cette subvention, interféré dans la politique étrangère de la France et la compétence des institutions de l’Union européenne.

En juillet 2019, le conseil de Paris a attribué à l’association SOS Méditerranée France une subvention d’un montant de 100 000 euros pour un programme de sauvetage en mer et de soins aux migrants dans le cadre de l’aide d’urgence.

Saisie par un contribuable parisien, la cour administrative d’appel de Paris annule aujourd’hui cette décision. La cour estime que le conseil de Paris a, en subventionnant cette association, pris parti et interféré dans un domaine qui relève de la compétence des institutions de l’Union européenne et de la politique étrangère de la France, qu’il appartient à l’Etat seul de définir, ainsi que dans des différends de nature politique entre Etats membres.

La loi permet aux collectivités territoriales d’accorder une subvention à une association pour mettre en œuvre ou soutenir une action internationale à caractère humanitaire, mais à la condition de respecter les engagements internationaux de la France et sans prendre parti dans des conflits politiques notamment.

En acheminant près de 30 000 personnes vers des ports européens entre 2016 et 2018, l’association SOS Méditerranée avait généré de manière régulière des tensions diplomatiques entre Etats membres de l’Union européenne, notamment entre la France et l’Italie, et contrarié les politiques européennes en matière de prévention de l’immigration illégale.

Bien que revêtant une dimension humanitaire, l’action de l’association s’inscrivait dans le cadre d’une volonté de remettre en cause, selon les déclarations de ses responsables, les politiques migratoires définies et mises en œuvre par l’Union européenne et ses Etats membres. Les débats ayant conduit à l’attribution de la subvention montraient que le conseil de Paris avait entendu faire siennes ces critiques, allant au-delà de ce que la loi permet aux collectivités territoriales dans le domaine de l’action internationale à caractère humanitaire.

Lire sur le site de ladite CAA, l’arrêt n° 22PA04811 du 3 mars 2023.

Si ce lien devenait inactif, voir :