Secret des affaires et indépendance des AMO : le Conseil d’Etat pris en flagrant délit… de désarmante naïveté

Le secret des affaires donne lieu à divers modes d’intervention et de protection, et ce à de nombreuses étapes des procédures, avec à chaque fois des défis délicats à relever (I).

Dans ce cadre complexe, il y a 18 mois, nous vint un nouveau référé « secret des affaires » (II).

Plusieurs TA ont décidé de ne plus lésiner à ce stade, avec notamment un usage du référé pour bouter hors des analyses des offres les AMO jugés partiaux (III).

Or, voici qu’hier le Conseil d’Etat a censuré ces positions en estimant qu’il faut pour apprécier du risque d’atteinte imminente au secret des affaires, prendre en compte de l’obligation professionnelle de confidentialité de l’AMO… ce que nul ne conteste sérieusement, mais en en faisant une sorte de bouclier permettant de ne pas voir derrière cette obligation la réalité des risques (IV)… qui certes peuvent ensuite donner lieu à d’autres contentieux, mais où bien sûr manqueront les preuves. C’est juste atterrant de naïveté. 

 

 

I. Un secret à garantir à de nombreux stades des procédures, avec à chaque fois des défis délicats à relever

 

Le secret des affaires (i.e. secret du commerce et de l’industrie) pose de nombreux problèmes pour les acteurs publics, notamment en matière de contrats publics, de respect des règles RGPD…

Voir par exemple le décret n° 2018-1126 du 11 décembre 2018 relatif à la protection du secret des affaires (NOR: JUSC1821661D) que nous avions commenté ici ; ou encore la loi 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires (voir de ce côté-ci) ; voir la décision  2018-768 DC rendue par le Conseil constitutionnel à ce sujet (voir par là). 

En matière de transactions, par exemple, ce secret trouve parfois quelques limites pratiques. Voir :

 

En droit comme en pratique, il faut distinguer le secret de la vie privée, le secret professionnel, le secret en matière commerciale et industrielle (lequel s’avère plus large qu’on ne le croît usuellement), le secret des correspondances (voir ici)… Mais en pénal, la sanction est globale sans s’embarrasser de ces sous-catégories (art. 226-13 et suiv. du Code pénal).

 

Le secret des affaires soulève des difficultés concrètes, singulièrement, au stade des informations à donner à un soumissionnaire dont l’offre n’a pas été retenue et, parfois, dès la phase du DCE (sur les informations d’un délégataire précédent par exemple).

A défaut, selon les cas, on peut :

  • ne pas transmettre
  • caviarder,
  • saisir parfois le juge
  • saisir la CADA dans certaines procédures,
  • voire (sans naïveté) demander à l’entreprise concernée ce qui lui semble relever des secrets qui lui sont protégés

… ces options ayant des résultats divers et des efficacités différentes : à voir au cas par cas.

Sources sur ce point, voir CE, 30 mars 2016, Centre hospitalier de Perpignan, req. n°375529 ; CE, 16 novembre 2016, Ville de Marseille, req. n°401660 ; voir également CE, 3 décembre 2014, Département de la Loire-Atlantique, req. n°401660 ; CE, 19 avril 2013, Commune de Mandelieu-la-Napoule, req. n°365617 ; CE, 11 mars 2013, Min. de la Défense c/ Société Aéromécanic, n° 364827 ; CE, 7 novembre 2014, Syndicat Départemental de Traitement des Déchets Ménagers de l’Aisne, n° 384014 ; voir aussi la note à jour au 1er janvier 2020 de la Direction des affaires juridiques de Bercy relative aux lettres de rejet ; voir aussi dans le même sens : Direction des affaires juridiques et CADA, Fiche technique relative à la communication des documents administratifs en matière de commande publique, mise à jour le 1er avril 2019. Voir aussi CADA, conseil, 3 novembre 2011, n°20114251 ; voir également, CADA, conseil, 17 février 2011, n°20110425 et CADA, conseil, 24 octobre 2013, n°20132924.

En contentieux (référé précontractuel ou contractuel ; recours Tarn-et-Garonne…), il peut arriver que le requérant, candidat évincé, tente d’avoir des informations qui en réalité relèvent de l’espionnage industriel via des procédures contentieuses (pour un cas passionnant et protéiforme, voir ici).

L’astuce consiste alors souvent, pour la personne publique, à proposer au juge des référés d’user de la possibilité d’effectuer un contrôle via une transmission de ces données au juge, mais hors contradictoire comme le permet l’article R. 412-2-1 du Code de justice administrative, lorsque des éléments se trouvent couverts par le secret des affaires.

Astuce dans l’astuce : acheteurs publics ou avocats d’acheteurs publics, ne transmettez pas, de vous même, même par mémoire séparé, de telles informations au début du contradictoire. Même avec une mention à part sur la 1 e page… une erreur de greffe est toujours possible (en dépit des grandes qualités des greffiers, cela a pu arriver).  Mieux vaut suggérer au juge (à l’audience au pire…) d’en faire la demande… ou de le faire mais en l’ayant annoncé, au minimum téléphoniquement au greffe. 

Attention : débattre d’une pièce violant le secret des affaires ne vicie pas forcément une ordonnance en référé précontractuel.

Voir :

Le Conseil d’Etat a en effet posé que la circonstance que le juge du référé précontractuel s’est fondé sur des pièces communiquées en violation du secret des affaires n’est pas de nature à entacher d’irrégularité ni d’erreur de droit son ordonnance, dès lors que ces pièces ont pu être discutées contradictoirement par les parties.

En soit, ce n’est pas totalement nouveau. La base Ariane invite d’ailleurs à comparer cette nouvelle décision à deux autres antérieures via cette formulation éclairante :

Rappr. s’agissant d’un arrêt fondé sur un document confidentiel soustrait à son auteur, CE, 8 novembre 1998, Election cantonale de Bruz, n° 201966, p. 345 ; cf., s’agissant d’une décision fondée sur de pièces produites en méconnaissance du secret médical, CE, 2 octobre 2017, M. , n° 399753, T. pp. 603-711-747-756-763.

N’empêche : les conséquences vont être redoutables au contentieux. En effet toute partie qui voit arriver un texte couvert (ou peut être couvert) par ce secret risque de ne plus pouvoir soulever l’irrecevabilité de cette pièce s’il commence à en débattre… Et s’il refuse d’en débattre au nom du secret des affaires, il risque d’affaiblir sa défense en réalité.

Pour celui qui produit une pièce mais qui a peur de violer le secret des affaires, en contentieux (référé précontractuel ou contractuel ; recours Tarn-et-Garonne…), ou qui craint d’informer une entreprise sur des éléments qui lui permettraient d’être ensuite en avantage compétitif anticoncurrentiel (pour un cas passionnant et protéiforme, voir ici), il n’en est que plus important d’utiliser les « astuces » ci-avant mentionnées.

Mais pour celui qui verra brandie une pièce violant le secret des affaires, le choix entre entrer dans le débat ou tenter de faire refuser la pièce sera parfois un choix tactique assez délicat…

Source : CE, 9 juin 2021, n° 449643, à mentionner aux tables du recueil Lebon

NB sur l’occultation ou non in fine voir TA de Toulon, 20 janvier 2022, Société Oméga+, n° 2100356 :

 

 

II. Dans ce cadre complexe, fin 2019, nous vint un nouveau référé « secret des affaires »

 

Le décret n°2019-1502 du 30 décembre 2019 a créé un référé en matière de secret des affaires dans le Code de justice administrative (article R. 557-3 du CJA). Aux termes de cet article, il est prévu que

« lorsqu’il est saisi aux fins de prévenir une atteinte imminente ou faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires, le juge des référés peut prescrire toute mesure provisoire et conservatoire proportionnée, y compris sous astreinte. Il peut notamment ordonner l’ensemble des mesures mentionnées à l’article R. 152-1 du code de commerce. ».

Cette rédaction est strictement identique à celle de l’article R. 152-1 du Code de commerce qui prévoit également un référé en matière de secret des affaires devant le juge judiciaire.

D’ailleurs, le CJA renvoie explicitement à cet article qui liste, de manière non-exhaustive, les mesures que peut prendre le juge dans le cadre de ce référé : 

  • « 1° Interdire la réalisation ou la poursuite des actes d’utilisation ou de divulgation d’un secret des affaires ;
  • 2° Interdire les actes de production, d’offre, de mise sur le marché ou d’utilisation des produits soupçonnés de résulter d’une atteinte significative à un secret des affaires, ou d’importation, d’exportation ou de stockage de tels produits à ces fins ;
  • 3° Ordonner la saisie ou la remise entre les mains d’un tiers de tels produits, y compris de produits importés, de façon à empêcher leur entrée ou leur circulation sur le marché ; »

Ce nouveau référé peut intervenir à différents stades de la passation d’un contrat public. On peut imaginer qu’il pourra être utile lors de l’établissement du DCE si une société constate que des informations couvertes par le secret des affaires y figurent. Il pourra aussi être tenté lors des négociations mais aussi au stade, ô combien délicat,  de la communication des motifs de rejet et de la transmission des pièces telles que le rapport d’analyse des offres ou des autres pièces constitutives du contrat. Mais, nous le verrons ci-après, c’est singulièrement au stade préalable à l’analyse des offres que cet outil pourrait manifester toute son utilité.

NB : pour une présentation plus globale de ce décret et de ses nombreuses innovations, voir :

 

Surtout, sur ces sujets, il est utile de lire « L’acheteur public et le défi du référé en matière de secret des affaires », article co-écrit par MM. Kevin Picavez et Damien Giampaoli, de la DAE (direction des achats de l’État), in La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 25, 22 Juin 2020, 2176 :

 

 

III. Plusieurs TA ont décidé de ne plus lésiner à ce stade, avec notamment un usage du référé pour bouter hors des analyses des offres les AMO jugés partiaux.

 

III.A. L’affaire jugée par le TA de Nancy

 

Le TA de Nancy a rendu une première ordonnance en ce domaine. L’affaire s’est jouée dans le domaine peu concurrentiel, en termes de nombre d’acteurs, mais féroce en termes de batailles, des assurances propres au monde hospitalier public.

Voir un exemple récent de cette guerre terrible dans ce secteur et ces éléments factuels font contraste avec l’irénisme de la décision du Conseil d’Etat rendue hier :

Et d’ailleurs, déjà dans ce domaine, notons que le Conseil d’Etat avait rendu une décision intéressante sur la non transmission du  détaillé de l’offre d’un attributaire d’un marché au nom du secret des affaires (CE, 30 mars 2016, Centre hospitalier de Perpignan, req. n°375529, précité).

Sauf que, là, nous passons au stade du référé nouveau propre au secret des affaires et que ce dossier illustre tout l’intérêt de ce nouveau régime, justement parce qu’il permet d’agir, non pas uniquement en aval de l’analyse des offres, mais en amont ! Or, dans notre expérience, des AMO de qualité et qui sont d’une neutralité absolue et d’une confidentialité à toute épreuve sont certes la majorité de l’espèce. Mais il y a des brebis galeuses… Et en pareil cas, agir après l’analyse des offres s’avère tout simplement tardif.

En l’espèce, un établissement public de santé avait recouru aux services d’un assistant à maître d’ouvrage (AMO) pour l’aider à passer un marché d’assurances… qui est un domaine fort spécifique en effet.

N.B. : ce contrat a donc eu un AMO qui n’était pas avocat ni accompagné en groupement d’un avocat, semble-t-il, d’une part, et que l’on parle dans cette décision de courtage, d’autre part… ce qui soulève déjà de solides difficultés juridiques (mais qui ne sont pas celles qu’avait à traiter le juge en l’espèce). Sur ces questions, voir : CE, 10 février 2014, Selarl Henri Abecassis n° 367262 ; CAA Nantes, 1er décembre 2015, n° 13NT03406 ; CA Grenoble, 3 juillet 2014, RG n° 13/05517 ; voir Bertrand Dacosta, Périmètre de l’activité d’intermédiaire en assurances, in  Revue juridique de l’économie publique n° 721, juillet 2014, comm. 30 ;  voir aussi CJUE, 20 novembre 2003, Skatteministeriet c/ Taksatorringen, C-8/01). Voir aussi : Listes de courses : prendre de l’avocat pour éviter toute salade juridique [petit rappel…article ET vidéo] 

Cet AMO était tout sauf neutre semble-t-il dans cette affaire, en tous cas à en croire le juge (et de notre expérience professionnelle, c’est un monde très, très… tendu…).

Le dirigeant de la société d’AMO a eu des pratiques qui ont conduit un des requérants à se croire autorisé à engager un référé secret des affaires… et le juge à lui donner raison.

La requérante évoquait la « situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouv[ait] » cet AMO.

Cette personne, en effet, avait en sus de son activité d’AMO créé en 2009 un cabinet de courtage.

Il en a résulté de nombreux litiges avec la société alors requérante, soit « plusieurs litiges dans le cadre de recours relatifs à l’attribution de marchés publics relatifs à des prestations d’assurance », avec « une politique de contestation systématique des marchés attribués  » à cette société.

Dix ans après, cette personne dirigeant la société d’AMO a cédé ses parts au sein du cabinet de courtage, mais en restant ami du DG dudit cabinet de courtage.

Le juge en déduit que, dans :

« ces conditions, eu égard, d’une part, à l’intensité et au caractère récent des liens qui unissent [le cabinet de courtage soumissionnaire et l’AMO] et l’animosité particulière avec laquelle M. A. [l’AMO] s’exprime à l’égard de [la requérante] et, d’autre part, au fait que ces sociétés sont fréquemment en concurrence pour l’attribution de marchés publics d’assurance de centres hospitaliers, la société requérante établit que la collaboration de M. A… comme assistant à la maîtrise d’ouvrage pour l’analyse des offres des candidats constitue avec un degré de vraisemblance suffisant l’existence d’une atteinte imminente au secret des affaires. Elle est par suite fondée à demander au juge des référés des mesures visant à prévenir une telle atteinte. »

Bref, il y a proximité entre l’AMO et un des soumissionnaires et donc risque pour le marché, ce qui n’est pas toujours source d’une illégalité d’ailleurs (voir par exemple CE, 12 septembre 2018, SIOM de la Vallée Chevreuse, req. n°420454 ; voir ici)… même si souvent il peut en résulter des sanctions pénales et une impossibilité de soumissionner à de futurs marchés publics (pour un cas intéressant voir CE, 12 octobre 2020, n° 419146 ; voir ici).

Mais comment passe-t-on de cette proximité à une question de secret des affaires ? Et bien tout simplement par crainte que l’AMO ne divulgue des éléments d’information d’un candidat à l’autre.

Citons le TA :

« 8. Eu égard au risque d’atteinte au secret des affaires que présente la collaboration de M. A… comme assistant à la maîtrise d’ouvrage pour l’analyse des offres […] il y a lieu de suspendre l’analyse des candidatures et des offres […] sur l’ensemble des lots auxquels elle a candidaté, c’est-à-dire les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9, jusqu’à la notification de l’ordonnance à intervenir dans le cadre du référé précontractuel no 2002618 […] et d’enjoindre [à l’EPS co-défendeur] jusqu’à la même échéance, d’interdire l’accès, par tout moyen, à M. A… ou à toute personne travaillant au sein [de l’AMO], à l’ensemble des documents déposés par [la société requérante] sur les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9 ».

Source : TA de Nancy, ord., 26 oct. 2020, n° 2002619 (voir ici).

 

III.B. L’affaire jugée par le TA de Montreuil le 1er juin 2021

L’affaire devant le TA de Montreuil rejoue le même match, avec le même AMO supposé partial. Même pièce. Même acteur. Même flop pour la passation. Même mise hors jeu de l’AMO.

Premier acte, on constate la partialité dudit AMO :

 

Second acte : on constate la gravité des transmission d’informations :

 

Scène finale : neutralisation du fâcheux par l’intervention du juge, véritable deus ex machina de la procédure. Happy end. Sauf pour la personne publique qui défendait son marché. Mais qui en réalité sans s’en rendre compte, peut-être, le sauve car à court terme elle se prive d’un AMO (nul doute que c’est ennuyeux) mais qui pourra ensuite passer son marché sans avoir à redouter le vice des effets d’un AMO dont le manque de neutralité pourrait entacher la passation du marché…

Voici cette autre décision :

TA Montreuil, ord., 1er juin 2021, n° 2106741

 

 

Trois conséquences que l’on pouvait tirer à ce stade 1/ ce régime est très efficace notamment en amont de l’examen des offres ; 2/ le référé secret des affaires même victorieux n’est pas obligatoirement synonyme de « plantage » total de la procédure (au moins dans l’affaire soumise au TA de Nancy) ; 3/ ce dossier en particulier souligne l’importance du choix de l’AMO et de son contrôle.

 

1/

La première leçon de cette aventure est naturellement l’efficacité de ce référé, notamment à ce stade du marché (celui précédant de peu l’analyse des offres) et le fait que le juge dans son analyse et ses décisions s’est totalement emparé de ce nouvel outil.

2/

Et puisque le référé secret des affaires a été efficace, et que l’AMO n’a pas eu accès aux offres de la société requérante, le TA de Nancy a rejeté le référé précontractuel de ladite société requérante qui a, donc, été victorieuse en référé secret des affaires et perdante en référé précontractuel… ce qui n’est pas un échec si réellement ensuite l’établissement public de santé reprend l’analyse des offres en toute neutralité (TA Nancy, ord., 4 nov. 2020, n° 2002618. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/TA/Nancy/2020/U58E9D0860640DC873D19).

Cela nous donne une autre leçon : le référé secret des affaires même victorieux n’est donc pas obligatoirement synonyme de « plantage » total de la procédure. C’est, pour l’acheteur public, fort rassurant.

3/

En revanche, cela peut justifier la mise à l’écart de l’AMO qui manque de distance… ce qui ne manquera pas de soulever d’autres difficultés techniques (le remplacer ; parfois obtenir le maintien de la validité des offres dans un tel contexte tendu… débats sur l’indemnisation de l’AMO).

Surtout,  une telle jurisprudence se développe, à avoir des AMO qui se détachent plus des soumissionnaires et qui, du coup, entre autres mesures de prudence, ne travaillent plus que d’un seul côté… Mais là nous évoquons un monde qui atteindrait une perfection qu’il est possible de rêver, mais — dans certains secteurs du moins — rarement de voir les yeux ouverts…

Mais cela nous conduit à une difficulté. Si l’on veut caricaturer on pourrait même dire que l’alternative qui en résulte n’est pas réjouissante : soit l’AMO connaît son secteur et il lui sera difficile d’être neutre… soit il ne le connaît pas et il sera neutre mais peut-être, parfois, incompétent.

Ceci dit, des AMO qui ne travaillent que côté public, cela existe. Des AMO éthiques, cela existe. D’où l’importance, plus que jamais, de bien choisir ses AMO, ce qui n’est pas aisé. Et d’en contrôler le travail, ce qui n’est pas beaucoup plus commode.

L’éthique peut être présumée. Mais l’éthique, c’est comme les étiquettes : mieux vaut vérifier que ce qui est affiché sur le contenant se retrouve dans le contenu.

 

Voici à ce sujet la vidéo que nous avions alors faite Evangelia Karamitrou et moi

Me Evangelia Karamitrou et Me Eric Landot présentent, en un peu plus de 8 mn, une vidéo pédagogique et amusante à ce sujet : 

https://youtu.be/VB-OQwxWv44

 

II. Le Conseil d’Etat : censeur naïf ? ou à tout le moins d’un optimisme désarmant dans tous les sens du terme ?

 

Or, voici qu’hier le Conseil d’Etat, par un arrêt qui figurera en intégral au rec., a censuré ces positions en estimant qu’il faut pour apprécier du risque d’atteinte imminente au secret des affaires, prendre en compte de l’obligation professionnelle de confidentialité de l’AMO… ce que nul ne conteste sérieusement, mais en en faisant une sorte de bouclier permettant de ne pas voir derrière cette obligation la réalité des risques.

Voici le futur résumé des tables tel que préfiguré à ce jour sur la base Ariane et qui est désarmant, littéralement, surtout si l’on prend en compte que nous parlons bien du même AMO dont les relations avec un des deux assureurs sont décrites dans les articles ci-dessus et dans les ordonnances précitées de manière détaillée :

« Société attributaire d’un marché d’audit et d’assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO) pour la passation des marchés d’assurance d’un groupement hospitalier territorial. Candidat à l’attribution de lots d’un marché objet d’une consultation lancée avec l’assistance de cet AMO ayant demandé au juge des référés du tribunal administratif, sur le fondement de l’article R. 557-3 du code de justice administrative (CJA), d’interdire l’accès du dirigeant de la société et des préposés de celle-ci à l’ensemble des documents déposés par les candidats et de les exclure de la consultation. AMO intervenant pour le compte de la personne publique. Dirigeant et personnels de cet AMO étant tenus, dans le cadre de l’exécution de ce marché, à une obligation professionnelle de confidentialité. Par suite, il y a lieu de prendre en compte cette obligation de confidentialité dans l’appréciation du risque d’une atteinte imminente au secret des affaires susceptible d’être imputable au CHU, contre lequel le candidat a engagé son action, à raison de l’intervention de cet AMO dans la procédure de passation du marché d’assurance. »

 

Donc :

  • « il y a lieu de prendre en compte cette obligation de confidentialité dans l’appréciation du risque d’une atteinte imminente au secret des affaires »… ce que nul ne conteste
  • mais en l’espèce le juge du Palais Royal en a fait une sorte de présomption presque irréfragable ce qui est à tout le moins naïf.

 

Citons les faits de l’espèce en précisant que je ne suis pas avocat dans cette affaire. Donc mon indignation vient de notre longue pratique (je travaille depuis 1989…) de ce que sont certains AMO dans certains secteurs et non pas d’un engagement personnel dans ce litige :

«5. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe que le CHU de Pointe-à-Pitre / Abymes a conclu avec la société ACAOP un marché d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour la passation de ses marchés d’assurance. A ce titre, il n’a pas été contesté devant le juge du fond que la société ACAOP intervient pour le compte de la personne publique et que son dirigeant et ses personnels sont tenus, dans le cadre de l’exécution de ce marché, à une obligation professionnelle de confidentialité. Par suite, en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte cette obligation de confidentialité dans l’appréciation du risque d’une atteinte imminente au secret des affaires susceptible d’être imputable au centre hospitalier, contre lequel la SHAM a engagé son action, à raison de l’intervention de la société ACAOP dans la procédure de passation du marché d’assurance auquel la requérante a candidaté, le juge des référés a commis une erreur de droit. Par suite et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’autre moyen du pourvoi, son ordonnance doit être annulée.

« 6. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au titre de la procédure de référé engagée, en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative.

« 7. Il résulte de l’instruction que la SHAM était tenue de communiquer, dans le cadre de la consultation en cause, des informations relatives au prix de son offre, lesquelles doivent être regardées, à ce stade de la procédure de passation, comme couvertes par le secret des affaires au sens des dispositions citées aux points 2 à 4. Si la SHAM fait valoir qu’elle s’est expressément opposée à ce que son offre soit communiquée à M. J…, dirigeant de la société ACAOP, et à l’ensemble des préposés de cette société, dont elle a sollicité l’exclusion de l’analyse des offres, en raison de relations étroites alléguées de M. J… avec une société concurrente, cette seule circonstance ne suffit pas, par elle-même, à caractériser un risque d’atteinte imminente au secret des affaires dès lors que la société ACAOP ainsi que son dirigeant et ses personnels sont tenus à une obligation contractuelle de confidentialité dans le cadre de leur mission d’assistance au maître de l’ouvrage. A cet égard, il appartiendra à la requérante, si elle s’y croit fondée, de faire valoir notamment devant le juge du référé précontractuel tout manquement qu’elle aura relevé aux règles de publicité et de concurrence, tenant, le cas échéant, en une violation par le pouvoir adjudicateur du secret commercial ou de l’impartialité à laquelle celui-ci est tenu. »

 

Avec, cerise sur le gâteau, condamnation aux frais irrépétibles.

Et ensuite ? et bien ensuite les juges du Palais Royal nous diront sans doute que si l’AMO se fait prendre en flagrante violation de ses engagements, il pourra être censuré en termes indemnitaires voire parfois disciplinaires (pour certains ordres professionnels), voire au pénal.

Et c’est là qu’est la naïveté. Une fois qu’on a les pièces d’un soumissionnaire, que l’AMO a les offres dans un secteur où il n’est pas neutre, parce qu’il est proche de certains concurrents ou parce que d’habitude c’est lui qui est concurrent (et le sera dans d’autres marchés à venir donc)… Personne ne va être assez stupide pour se faire pincer en flagrant délit d’envoi de ces pièces à ses amis ou à son service en charge des « propales » par courriel ou même par photocopie ! Voyons… Voyons.. 

A court terme, pitié chers acheteurs publics, renforcez vos exigences sur la déontologie de vos AMO au stade du choix de ceux-ci (mémoire à ce sujet à noter sur la qualité technique de l’offre par exemple, etc. etc. Il y a des moyens… mais indirects, seulement indirects). 

Car maintenant que vous voici désarmés par le Conseil d’Etat, en aval, c’est dès l’amont que vous devez vous prémunir. 

Source : Conseil d’État, 10 février 2022, n° 456503, à publier (cerise sur la cerise sur le gâteau) au rec.