Magistrats et contentieux contre la réforme de la Haute Fonction publique de l’Etat : chronique d’un (triste) sort annoncé…

Combats de magistrats (SJA ; SJF) contre la réforme de la haute fonction publique de l’Etat, pour ce qui est de l’accès au Conseil d’Etat et à la Cour des comptes : la Haute Assemblée vient de rendre une nouvelle décision de rejet, formant l’épilogue d’une longue guerre contentieuse, au fil de laquelle les échecs se succédèrent pour les requérants.

C’est la chronique d’un triste sort annoncé pour les recours, mais aussi pour le maintien des grandes difficultés pour les magistrats de TA, de CAA et de CRCT, à accéder aux juridictions supérieures de leurs mondes respectifs. Sauf possible (mais improbable ? et très incertain sur le fond) recours devant la CEDH… 


 

 

Tout a commencé par :

 

Bref, l’ENA fut remplacée par l’INSP. Certes. Dans un domaine où le modèle français diffère de celui des ces voisins. Certes. Avec des réformes d’ailleurs qui ont continué en 2023 (voir ici le décret n° 2023-30 du 25 janvier 2023 et là deux arrêtés du 21 mars et du 3 avril 2023). Certes.

Mais ce train de réformes en cachait un autre, la création d’un corps unique (ou presque) d’administrateurs avec une sorte de grande DRH étant en réalité une  réforme plus importante encore :

 

Sur toute cette réforme, voir :

 

Voyons maintenant le volet contentieux propre aux magistrats administratifs de droit commun, ainsi que celui des magistrats financiers. Car après une première décision du Conseil constitutionnel puis un arrêt tranché du Conseil d’Etat (I.) vint l’ultime défaite (II). Sauf improbable épilogue devant la CEDH ?

 

I. Les batailles perdues devant le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat en janvier et juillet 2022 prédisaient la défaite finale des requérants 

 

I.A. La décision du Conseil constitutionnel de janvier 2022

 

I.A.1. Des choix déterminants

Dans le cadre de cette réforme, il était loisible :

  • 1/ soit de continuer à penser que les hauts magistrats des juridictions administratives générales (TA-CAA ; mais aussi CE dont les membres certes ne sont pas en droit des magistrats) et spécialisées (CRTC ; Cour des comptes) devaient en réalité être des hauts fonctionnaires exerçant parfois des fonctions juridictionnelles avec quelques garanties plutôt minimales au regard des standards démocratiques internationaux (notamment ceux de la CEDH).
    Au nombre des défenseurs de ce régime, se trouvent, pour schématiser :
  • ceux qui font valoir l’importance y compris pour la fonction juridictionnelle d’avoir des cadres publics expérimentés connaissant le terrain… argument qui n’est pas sans pertinence
  • ceux qui signalent que ces grandes juridictions ont des fonctions consultatives ou d’expertise qui sont très importantes et conviendraient mal à des personnes ayant surtout une expérience surtout contentieuse, argument qui s’entend certes (mais on pourrait par exemple renforcer la distinction entre ceux qui siègent principalement dans les chambres ou sections contentieuses et les autres, ce qui existe déjà pour certains détails des statuts de ces personnels)
  • mais aussi ceux qui prennent le Conseil d’Etat ou la Cour des comptes surtout comme un lieu de transit entre deux mobilités.
  • 2/ soit de penser que la réforme de la haute fonction publique de l’Etat était, y compris par la grande fusion des corps ainsi opérée (déverrouillant potentiellement certaines mobilités pour des cadres), l’occasion de mettre à part tout ou partie des magistrats pour en faire des juges dotés de vraies garanties (y compris les garanties constitutionnelles demandées par le SJA et l’USMA)  d’indépendance, et donc aussi de carrière, avec en ce cas des passerelles plus grandes entre CRC/CTC et Cour des comptes, d’une part, et TA/CAA et Conseil d’Etat, d’autre part.

 

Voir notre vidéo de 4 mn 32, tournée en septembre 2021, et donc AVANT la décision du Conseil constitutionnel, intitulée « Magistrats administratifs : débats significatifs », avec des entretiens avec Mme Maguy Fullana alors Présidente du Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et avec M. Emmanuel Laforêt Président de l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA)

https://youtu.be/5zJvNovYSXE

 

 

 

Il s’agit d’un extrait d’une chronique vidéo hebdomadaire faite en partenariat entre Weka et le cabinet Landot & associés : http://www.weka.fr

 

Derrière ce débat, se posait aussi la question de la fluidité, ou non, des accès de TA/CAA vers le CE, d’une part, et des CRTC vers la Cour des comptes, d’autre part. 

Pour un état de ces débats, voir :

 

I.A.2. Le Conseil constitutionnel a refusé en janvier 2022 d’imposer un recrutement « à part » des juridictions administratives avec des garanties renforcées, un peu comme pour les magistrats judiciaires. De fait, la situation des sages de la rue Montpensier, sur ce point, s’avérait délicate. Cela dit, si l’on examine les choses point par point, le débat se présentait un peu autrement.

 

Il a été évoqué ci-avant que, dans le cadre de cette réforme, il était loisible au Gouvernement et au législateur :

  • 1/ soit de continuer à penser que les hauts magistrats des juridictions administratives générales (TA-CAA ; mais aussi CE dont les membres certes ne sont pas en droit des magistrats) et spécialisées (CRTC ; Cour des comptes) devaient en réalité être des hauts fonctionnaires exerçant parfois des fonctions juridictionnelles avec quelques garanties plutôt minimales au regard des standards démocratiques internationaux (notamment ceux de la CEDH).
  • 2/ soit de penser que la réforme de la haute fonction publique de l’Etat était, y compris par la grande fusion des corps ainsi opérée (déverrouillant potentiellement certaines mobilités pour des cadres), l’occasion de mettre à part tout ou partie des magistrats pour en faire des juges dotés de vraies garanties (y compris les garanties constitutionnelles demandées par le SJA et l’USMA)  d’indépendance, et donc aussi de carrière, avec en ce cas des passerelles plus grandes entre CRC/CTC et Cour des comptes, d’une part, et TA/CAA et Conseil d’Etat, d’autre part.

 

Or, ce débat, le Conseil constitutionnel l’a tranché. Clairement, dans les textes finaux, c’est la solution 1/ qui a prévalu et c’est ce qui n’a pas été censuré par le Conseil constitutionnel.

Alors que la solution 2/ eût fait glisser notre Pays vers une indépendance renforcée de la magistrature administrative. Mais les sages de la rue Montpensier, vu leur parcours et leurs nominations, pouvaient-ils trancher autrement ? 

Car, le législateur et le Gouvernement (via l’adoption de l’ordonnance du 2 juin 2021) ayant tout de même par principe des marges de manoeuvre décisionnelles… censurer ce nouveau régime eût imposé que le Conseil constitutionnel imposât comme ayant valeur constitutionnelle un recrutement à part ne faisant pas, ou faisant moins, la part belle aux représentants de l’exécutif et du législatif. Or, si le recrutement antérieur du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, voire des inspections générales, était antérieurement assuré avec une indépendance qui peut être brandie à défaut d’être toujours très convaincante… à tout le moins force est-il de constater que le recrutement du Conseil constitutionnel, lui, n’est absolument pas éloigné de ce que les parties requérantes avaient à critiquer. Ce qui en demande est toujours fâcheux.

Il eût donc été audacieux pour le Conseil constitutionnel de censurer un mode de recrutement qu’il connaît bien pour le vivre en sa chair et, même au nom du principe de non régression en ce domaine, qu’il n’est pas sans voir appliquer déjà à ce jour même si c’est de manière moins nette.

En opportunité de toute manière se pose la question des recrutements qui eussent été alternatifs. Comment en pareil cas — si le recrutement avait glissé vers une cooptation (pour la « montée » vers les juridictions supérieures)— éviter le piège de l’entre soi institutionnel déjà si fort dans ce monde ?

Plus précisément, il y a de toute manière une difficulté à sortir de l’entre-soi quelle que soit la solution adoptée, mais ce ne sont pas les mêmes « entre-soi » (risque de sentiment d’appartenance à l’administration qui est une partie au procès administratif voire d’intérêt de carrière au moins au stade des mobilités ? ou risque sinon d’entre-soi dans le recrutement au sein de la magistrature, qui permet une autonomie vis-à-vis de l’exécutif comme du législatif mais qui a aussi ses inconvénients endogamiques façon Parlement d’Ancien Régime?).

Bref, le sujet était important. Mais l’angle d’attaque au contentieux ne plaçait pas tout de même le Conseil constitutionnel en situation facile, sauf à estimer que certains pans de l’équilibre actuel étaient déjà, sinon inconstitutionnels, du moins fragiles, et ce pour schématiser certes à grands traits.

Le Conseil constitutionnel a donc jugé conformes à la Constitution certaines dispositions de l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’État relatives aux commissions chargées de proposer la nomination aux grades de maître des requêtes au Conseil d’État et de conseiller référendaire à la Cour des comptes

Certains aspects de cette réforme ne portent pas sur les juridictions administratives. Pour s’en tenir à celles-ci, retenons que les requérants reprochaient :

  • aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 2 juin 2021 de ne pas entourer de garanties suffisantes les conditions d’exercice au sein des services d’inspection générale. Les requérants y voyaient (et le moyen n’était pas sans solidité) une incompétence négative dans une mesure affectant le principe constitutionnel d’indépendance des membres des services d’inspection générale de l’État, qu’ils demandaient au Conseil constitutionnel de reconnaître sur le fondement de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ainsi que, le cas échéant, de son article 16.
  • à ce régime de prévoir que les commissions chargées de proposer la nomination aux grades de maître des requêtes au Conseil d’État et de conseiller référendaire à la Cour des comptes sont composées pour moitié de personnalités nommées par le Président de la République et les présidents des assemblées parlementaires, sans prévoir de règle de départage des voix. Il en résultait selon les requérants une méconnaissance des principes d’indépendance et d’impartialité des fonctions juridictionnelles ainsi que de la séparation des pouvoirs, protégés par l’article 16 de la Déclaration de 1789, en raison du risque d’immixtion des pouvoirs législatif et exécutif dans l’exercice des missions juridictionnelles et de blocage de l’activité des commissions.

 

Or, le Conseil constitutionnel a jugé :

  • qu’il résulte des termes mêmes des dispositions contestées que les personnalités qualifiées membres de ces commissions sont désignées en raison de leurs compétences dans un domaine précis et présentent des garanties d’indépendance et d’impartialité propres à prévenir toute interférence des autorités législatives ou exécutives dans les délibérations de la commission ou tout conflit d’intérêts.
    Et là on sourit. Jaune. 
  • qu’il était satisfaisant, en soi, même si ce n’est pas ainsi rédigé bien sur, que les dispositions en cause précisent que la commission prend en compte l’aptitude des candidats à exercer les fonctions auxquelles ils se destinent et, en particulier, leur compréhension des exigences déontologiques attachées à ces fonctions ainsi que leur sens de l’action publique.
    Et là on notera que parfois le Conseil constitutionnel ne se contente pas de telles barrières de papier. 
  • que l’absence de règle de départage des voix au sein des commissions d’intégration, qui conduit à ce que ne peuvent être proposés à la nomination que des candidats pour lesquels une majorité s’est dégagée, est sans incidence sur l’indépendance et l’impartialité des juridictions.
    Et là on avoue que la défense est assez bien trouvée. 

 

Voici la décision n° 2021-961 QPC du 14 janvier 2022 :

Décision n° 2021-961 QPC du 14 janvier 2022, Union syndicale des magistrats administratifs et autres [Nominations au sein des services d’inspection générale de l’État, au grade de maître des requêtes du Conseil d’État et de conseiller référendaire à la Cour des comptes], Conformité – non lieu à statuer

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

 

I.B La validation, en juillet 2022, par le Conseil d’Etat, de la légalité de l’ordonnance n° 2021-702 du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’Etat

 

A un infime détail près, le Conseil d’Etat a, ensuite, en juillet 2022, validé cette réforme en son texte principal qu’est l’ordonnance du 2 juin 2021.

La Haute Assemblée avait commencé par tenter de démêler l’écheveau redoutable des textes relatifs aux inspections générales (art. 6 de l’ordonnance). Le point 5 de cette décision mérite d’être cité en intégral à la condition d’être lu avec un bon café et un cachet d’aspirine :

« 5. D’autre part, l’article 6 de l’ordonnance attaquée, qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 2022 en application des dispositions de l’article 11 de celle-ci, a été abrogé avant son entrée en vigueur par les dispositions du 74° de l’article 3 de l’ordonnance du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique. Si les dispositions de l’article 6 de cette ordonnance ont été reprises à l’article L. 412-4 du code général de la fonction publique, ce dernier article a lui-même été abrogé par l’article 36 du décret en Conseil d’Etat et délibéré en Conseil des ministres du 9 mars 2022 relatif aux services d’inspection générale ou de contrôle et aux emplois au sein de ces services. Dans ces conditions, alors même que certaines dispositions de ce décret reprennent des dispositions figurant initialement à l’article 6 de l’ordonnance du 2 juin 2021, les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance attaquée doivent être regardées comme ayant été, en substance, modifiées avant d’avoir produit des effets juridiques. »

Donc non lieu à statuer pour la présente instance. Fermez (provisoirement) le ban.

Le Conseil d’Etat examine alors ensuite le reste de l’ordonnance, en dépit de la péremption de sa date de validité.

Sur le mode d’emploi alors applicable, voir : C. const., décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 [Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité] ; CE, 1er juillet 2020, n° 429132,à publier aux tables du recueil Lebon (voir la décision, adoptée le même jour, sur la caducité des ordonnances : CE, 1er juillet 2020, n° 428134 429442, mentionné aux tables du recueil Lebon. ) ; C. const., déc. n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, M. Sofiane A. et autre ; CE, 28 septembre 2020, n° 441059 442045, à publier aux tables du recueil Lebon ; CE, Ass., 16 décembre 2020, n° 440258, 440289, 440457… 

Les Moyens de légalité externe ont été balayés (points 11 et suivants de la nouvelle décision du Conseil d’Etat) :

  • il n’y a pas incompétence ni vice de forme au motif que le Garde des Sceaux n’ait pas contresigné
  • il n’y a pas d’incompétence en ce que l’ordonnance aurait changé des noms dont certains se trouvent par ailleurs des des textes qui sont à modifier par voie de loi organique
  • les dispositions d’habilitation de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique permettaient au Gouvernement de réformer par ordonnance « les modalités de recrutement des corps et cadres d’emplois de catégorie A afin de diversifier leurs profils et aménager leurs parcours de carrière en favorisant les mobilités au sein de la fonction publique, en faisant expressément état du nécessaire respect des spécificités des fonctions juridictionnelles ». Les juges ainsi concernés pouvaient donc voir leurs recrutements et carrières pris en compte dans cette ordonnance.
  • le juge valide que le Conseil supérieur de la Cour des comptes et le Conseil supérieur des chambres régionales des comptes n’aient pas été consultés pour celles des projets de dispositions ne concernant par les magistrats financiers (et en plus le Conseil d’Etat pose qu’en l’espèce ils ont pu se prononcer sur la réforme en son entièreté en réalité ce qui se discute)
  • le texte final ne différait pas assez de celui transmis au Conseil d’Etat pour qu’une seconde délibération fût nécessaire (classique en cas de modification mineure ou reprenant les demandes dudit Conseil)
  • le Conseil d’Etat réaffirme que nulle étude d’impact n’était requise pour ces projets d’ordonnances (et pour les débats quant aux études d’impact en amont, il rappelle de surcroît qu’il n’est pas le juge de la conformité des procédures législatives…)

 

Intéressants furent les développements en ce qui concerne la légalité interne :

  • selon la Haute Assemblée, l’article 1er de l’ordonnance « donne une définition suffisante des critères permettant le rattachement de catégories d’agents à l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’Etat » (pas d’incompétence négative ni à ce stade, si en ce que le texte renvoie au pouvoir réglementaire le soin de fixer certaines conditions d’application)
  • le juge valide la nouvelle procédure d’évaluation des personnels relevant de l’encadrement supérieur de l’Etat en ce q’une « telle procédure ne met pas en cause, par elle-même, les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’Etat réservées à la loi par l’article 34 de la Constitution » (pas d’incompétence négative donc, là non plus ; idem pour les renvois au pouvoir réglementaire opérés en ces domaines).
  • pas d’incompétence négative non plus dans la liste des décisions qui seront prises à l’avenir par l’INSP (points 23 à 25)
  • Plus consistante est la partie consacrée au collège de déontologie de la juridiction administrative (points 26 et suivants).
    Une erreur matérielle (renvoi à un « III » qui n’existe pas dans un article) s’était glissée mais le Conseil d’Etat sauve finalement cette rédaction au pris d’une réserve d’interprétation sur ce point, laquelle sera publiée au JO. Voici un extrait du dispositif, sur ce point, de l’arrêt :
  • «  Article 2 : Le 5° de l’article L. 131-6 du code de justice administrative modifié par le 2° de l’article 7 de l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’Etat s’entend comme prévoyant que le collège de déontologie de la juridiction administrative est chargé : « De rendre des avis préalables sur les affectations des magistrats mentionnés à l’article L. 231-5 ».
    « Article 3 : Un extrait de la présente décision, comprenant l’article 2 de son dispositif et les motifs qui en sont le support nécessaire, sera publié au Journal officiel de la République française dans un délai d’un mois à compter de la réception par la Première ministre de la notification de cette décision.»
  • d’autres moyens sont balayés faute d’avoir été demandés via des QPC (ou bien — le plus souvent et de loin — il s’agissait de demandes pour lesquelles les demandes de QPC avaient déjà été rejetées ; voir ci-avant)
  • la modification des modes de recrutement des auditeurs au Conseil d’Etat et de leur statut résultant des dispositions de l’ordonnance « en tant qu’elles créent les articles L. 133-12-1 et L. 133-12-2 du code de justice administrative, qui ne porte pas atteinte à l’indépendance nécessaires à l’exercice de fonctions juridictionnelles, n’est pas de nature à entraîner une régression de la protection de la valeur de l’État de droit concrétisée, notamment, par l’article 19 du traité sur l’Union européenne » (ni à l’article 6, par. 1, de la CEDH, etc… sans qu’une saisine de la CEDH (16e protocole)  ni une question préjudicielle devant la CJUE ne s’impose. 
  •  le Conseil d’Etat (points 40 et suivants) valide ensuite le régime de la « commission d’intégration » (l’essentiel du débat sur ce point étant clos par la décision n° 2020-961 QPC du 12 février 2021, précitée ou par d’autres éléments ayant une parenté de raisonnement avec le point précédent).
    Idem pour les juridictions financières avec notamment le « comité consultatif » (points 55 et suivants de cette nouvelle décision du CE) et idem pour la « Commission d’intégration » propre aux magistrats financiers (points 60 et suivants).
  • sur les principes d’indépendance et d’impartialité, le Conseil d’Etat a estimé qu’ils ne sont pas ici méconnus en retenant que les obligations qui pèsent sur les juges et magistrats (si si il y a une nuance, les membre du CE n’étant pas des magistrats) font de toute façon obstacle à ce que les principes invoqués puissent être considérés comme étant méconnus par les dispositions contestées. Bref, on peut abaisser certaines garanties au stade de l’accès puis de la carrière, mais nous sommes bien protégés en raison des obligations pesant sur ces agents… en quelque sorte. Disons que c’est à tout le moins optimiste…
  • les dispositions qui instituent une obligation de mobilité en dehors du corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel pour l’avancement des magistrats administratifs au grade de premier conseiller et à celui de président – ce qui n’est pas le cas des dispositions de l’article L. 233-2 citées au point 49 qui imposent une expérience professionnelle préalable avant l’entrée dans le corps –  :
    • « d’une part n’ont pas pour effet de porter atteinte à la protection de l’indépendance des magistrats administratifs, d’autre part ne sont pas de nature, par elles-mêmes, à susciter des doutes légitimes dans l’esprit des justiciables quant à l’indépendance et à l’impartialité de ces magistrats, enfin n’ont ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à ce que ceux-ci entendent consacrer leur vie professionnelle à l’exercice de fonctions juridictionnelles. Elles n’ont pas été édictées en méconnaissance des principes de protection juridictionnelle effective, d’impartialité et d’indépendance qu’imposent l’article 19 du traité sur l’Union européenne et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales […] »NB : idem pour les magistrats financiers, voir le point 74 de l’arrêt.
  • le Conseil d’Etat confirme qu’il valide le fait d’avoir des contractuels dans les juridictions financières (voir les points 75 et suivants), sous réserve de ce qui a été traité en QPC ou aurait du l’être
  • l’entrée en vigueur et la rapidité de cette réforme ne sont pas jugés contraires au principe de sécurité juridique (ni pour l’avenir, ni pour la promotion en cours de l’ENA à qui la réforme n’est pas applicable s’agissant de leur scolarité actuelle)

 

En audience publique, le rapporteur public avait conclu à la censure de l’article 10 de l’ordonnance permettant certaines dérogations au statut général (notamment pour reprendre l’interdiction du droit de grève pour les préfets et sous-préfets, etc.) mais le Conseil d’Etat n’a pas sur ce point suivi ces conclusions (ce qui n’est pas illogique puisqu’en pratique il s’agit de reprendre des dérogations existantes mais ce point pourrait être discuté).

Voici cette décision :

CE, 19 juillet 2022, Association pour l’égal accès aux emplois publics et la défense de la méritocratie républicaine, USMA, SJA, AAEENA, AMCC, SJF et autres, n°453971,454719,454775,455105, 455119, 455150,455155 .pdf

 

 

 

II. La décision du 4 avril 2023 : ultime bataille perdue ou point de départ ?

 

Certains de ces syndicats (SJA ; SJF) ont souhaiter engager un ultime affrontement, avec un échec final annoncé, sans doute pour tenter sa chance, sûrement pour l’honneur voire pour pouvoir aller devant la CEDH sous réserve de quelques conditions de recevabilité.

Faute de gagner contre l’ordonnance, pouvait-on encore réussir à dégommer le décret ?

C’est que qu’on tenté AVANT les décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat précitées, le SJA et le SJF (Syndicat de la juridiction administrative ; Syndicat des juridictions financières), recours dont ces requérants ne se sont pas désistés ensuite, conduisant à une décision du Conseil d’Etat lue le 4 avril 2023.

 

Les moyens de légalité externe ne retiendront pas l’attention, sauf celui-ci qui illustre de manière intéressante le lien entre la portée du moyen soulevé et la demande du requérant :

« 3. En second lieu, les moyens tirés du défaut de consultation d’une part, du Conseil supérieur de la fonction publique de l’Etat ou du Conseil supérieur de la fonction publique de l’Etat, du Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière et du  Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, d’autre part, du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et du Conseil supérieur des chambres régionales et territoriales des comptes, ne peuvent, eu égard à leur portée et à l’objet des conclusions dont le Conseil d’Etat est saisi, être utilement invoqués à l’appui des conclusions des requérants qui ne tendent qu’à l’annulation du décret en tant qu’il ne fait pas figurer à la liste dressée par son article 1er les corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et des magistrats des chambres régionales des comptes au titre des corps de niveau comparable au corps des administrateurs de l’Etat dont les membres justifiant d’au moins de deux ans de services publics effectifs peuvent être nommés auditeurs au Conseil d’Etat et à la Cour des comptes. »

Plus intéressant est le moyen de légalité interne consistant à dire qu’était illégal le fait de ne pas avoir intégré les magistrats des juridictions de terrain (TA ; CAA ; CRTC) dans la liste de ces qui pouvaient être nommés auditeurs dans les juridictions supérieures (CE ; C. Comptes)… MAIS le choix opéré par la réforme et surtout le fait que celui-ci n’aie pas été censuré par le Conseil constitutionnel (voir ci-avant « I.A.») conduisait à un rejet.

Par la réforme, comme auparavant, et par l’absence de censure du Conseil constitutionnel… ces juridictions supérieures se voient maintenues comme étant PLUS un mode un brin exotique, vaguement marqué par la fonction de juger, au sein de la Haute Fonction publique de l’Etat (à corps unique désormais à quelques détails près)… que rattachées à une identité forgée par une carrière de magistrature qui aurait conduit aussi à des garanties de carrière et de statuts qui eussent logiquement conduit à plus de fluidité de carrière entre juridictions de divers degrés…  

Citons le Conseil d’Etat :

« 9. Le décret attaqué, en ne mentionnant pas le corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et celui des magistrats des chambres régionales des comptes dans la liste des corps et cadres d’emplois dont les membres peuvent être nommés auditeurs au Conseil d’Etat et à la Cour des comptes qu’il édicte, n’a, en tout état de cause, été pris ni en violation de l’article 59 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, cité au point 4, sur le fondement duquel le Gouvernement a pris l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’Etat, mentionnée au point 5, ni en méconnaissance de l’intention du législateur

Habilement, les requérants ont tenté d’opposer l’ordonnance et le décret et de poser que le pouvoir réglementaire était sorti du cadre d’action qui est le sien… Mais, assez logiquement, le Conseil d’Etat pose que ce moyen ne peut guère prospérer :

« 10. L’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de l’Etat, prise sur le fondement de l’article 59 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, pose le cadre de cette transformation en matière de formation et de déroulement des parcours de carrière de l’encadrement supérieur de l’Etat. Elle diversifie les profils de recrutement de ces agents publics, privilégie les ” missions opérationnelles ” pour les premiers emplois occupés par ces agents, intègre la mobilité dans les parcours de carrière et, en certaines de ses dispositions, décline cette réforme pour l’accès aux fonctions ou aux corps des membres du Conseil d’Etat, des magistrats de la Cour des comptes, des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et des magistrats des chambres régionales des comptes et pour la mobilité des membres de ces corps dans le respect des spécificités juridictionnelles. A cet égard, cette réforme a notamment pour objet d’ouvrir à des administrateurs l’accès aux emplois d’auditeurs au Conseil d’Etat et à la Cour des Comptes ainsi que le précise le rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de l’Etat, publié au Journal officiel de la République française, selon lequel les recrutements au Conseil d’Etat et à la Cour des comptes doivent contribuer à la construction de parcours de carrière des cadres supérieurs. A ce titre, les articles L. 133-5 du code de justice administrative et L. 112-3-5 du code des juridictions financières, dans leur rédaction issue de cette ordonnance citée au point 5, prévoient que les auditeurs sont recrutés parmi les membres du corps des administrateurs de l’Etat et des corps ou cadres d’emploi de niveau comparable et renvoient à un décret en Conseil d’Etat le soin de déterminer ceux des corps et cadres d’emploi éligibles à un tel recrutement. Par suite, les dispositions de ces articles ayant laissé au pouvoir réglementaire le soin de déterminer les corps – autres que le corps des administrateurs de l’Etat – et les cadres d’emplois, pour autant qu’ils soient d’un niveau comparable au corps des administrateurs de l’Etat, dont les membres peuvent présenter leur candidature en vue d’exercer les fonctions d’auditeur au Conseil d’Etat ou à la Cour des comptes, le moyen tiré de ce que l’article 1er du décret attaqué, faute de mentionner le corps des magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel et celui des magistrats des chambres régionales des comptes, dans la liste qu’il édicte, méconnait les dispositions des articles L. 133-5 du code de justice administrative et L. 112-3-5 du code des juridictions financières, dans leur rédaction issue de l’ordonnance du 2 juin 2021, doit, dès lors, être écarté.»

 

Le principe d’égalité n’est pas non plus méconnu, le Conseil d’Etat acceptant, classiquement, de voir en ce domaine une différence de situations conduisant à une « différence de traitement […] en rapport direct avec l’objet de la norme qui l’établit et [qui n’est] pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier »

« 12. Il ressort des pièces des dossiers que si, à la différence d’autres corps et cadres d’emplois comparables, les corps des magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel et des magistrats des chambres régionales des comptes ne figurent pas parmi ceux mentionnés par le décret attaqué dont les membres peuvent être recrutés pour exercer les fonctions d’auditeur au Conseil d’Etat ou à la Cour des comptes, ils se trouvent dans une situation différente de ces autres corps et cadres d’emploi, dès lors que leurs membres sont déjà chargés de fonctions juridictionnelles ou ont vocation à en être chargés et qu’ils disposent de voies d’accès spécifiques, mentionnées au point 8 et d’ailleurs élargies par l’ordonnance du
2 juin 2021, en vue de leur nomination comme membres du Conseil d’Etat ou de la Cour des comptes. Par ailleurs, ceux de ces magistrats qui sont recrutés à la sortie de l’Institut national du service public doivent formuler le choix de ces corps dès la sortie de cette école, alors même qu’ils sont appelés, en principe, à exercer au préalable en qualité d’administrateur de l’Etat pendant deux ans, en application des dispositions citées au point 7. La différence de traitement résultant des dispositions du décret attaqué trouve ainsi sa justification dans une différence de situation en rapport avec l’objet de la norme et qui n’est pas disproportionnée. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que les dispositions qu’ils attaquent sont contraires au principe d’égalité et, en tout état de cause, au principe d’égal accès aux emplois publics. »

L’erreur manifeste d’appréciation est également balayée, logiquement, en quelques mots.

Et en une phrase est également sabré l’argument sur l’article 16 de la DDHC… mais cette concision s’explique par le fait que ce point a en réalité, certes en d’autres termes, été déjà tranché par le Conseil constitutionnel (si la nomination peut être telle qu’il l’a été prévu par l’ordonnance sans autre garantie, alors on estime nécessairement que l’on a pas de grande carrière avec des garanties d’avancement comme un magistrat judiciaire ; et dans ce cas la coupure nette entre juridictions inférieures et supérieures est défendable) :

« 14. […] l’article 1er du décret attaqué, en tant qu’il ne mentionne pas le corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appels et celui des magistrats des chambres régionales des comptes, ne méconnaît aucunement les principes d’indépendance et d’impartialité indissociables de l’exercice de fonctions juridictionnelles consacrés par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.»

CQFD. Rejet des recours. Fin de l’ultime bataille. Fin de la guerre…

Source :

Conseil d’État, 4 avril 2023, n° 458653, C

Crédits photographiques : Conseil constitutionnel

… Sauf (improbable ? car très incertain sur le fond et difficile pour les requérants qui doivent conserver un minimum de bon dialogue avec leurs juridictions supérieures) épilogue devant la CEDH…