Covid-19 : 40 jours de jurisprudence mettent les pouvoirs de police des maires…. en quasi-quarantaine

Après les couvre-feux ou les déplacements, voici que le Conseil d’Etat censure les arrêtés municipaux en matière de masques…

Rassurons nous : le juge confirme bien que sur le principe, le maire peut agir, au titre de ses pouvoirs de police générale, face au Covid-19… mais il ne peut le faire qu’avec une infinie prudence, armé de mesurettes et à la condition d’avoir d’abord bâti un dossier en béton… ce qui contraste avec les pouvoirs de police considérables donnés aux préfets, pouvoirs qui, eux, n’entraînent que fort peu de censures jurisprudentielles en dépit de l’ampleur des mesures prises sur le terrain. Certes nombre de maires ont vu leurs arrêtés censurés en raison de la difficulté qu’ils avaient à démontrer que leurs arrêtés étaient proportionnés à un risque local à obvier. 

Bref, l’on veut bien laisser le maire, au titre de ses pouvoirs de police, participer à l’effort sanitaire collectif… Mais avec de tous petits moyens. Un peu comme si l’on donnait à un interne hospitalier, par les temps qui courent, une malette de docteur façon Joué club. C’est amusant. C’est décoratif. Mais côté utilité, ça se limite aux futilités. Or, est-ce vraiment le rôle du maire que de ne jouer que les utilités ? 

En Allemagne, aux Etats-Unis, et dans bien d’autres démocraties… nul ne pense à interdire aux acteurs locaux d’ajuster les normes sanitaires. Et, là où cela se fait, cela réussit plutôt mieux… Mais au plus profond des esprits nous restons un peuple jacobin, unificateur jusqu’à l’égalitarisme. 

Passons en revue, sur ce point, les jurisprudences de ces 40 derniers jours qui mettent les pouvoirs de police des maires en quarantaine au lieu d’aider à faire appliquer celle-ci :

 

 

La jurisprudence commence à être riche en matière de Covid-19, même si l’essentiel des décisions, à ce jour, a   porté sur les médicaments à utiliser, les masques, les tests, les lieux privatifs de liberté (prisons, centres de rétention), la nationalisation ou non d’entreprises productrice de masques, ou la légalité des décrets et arrêtés pris à ce jour. Voir :

 

Mais une partie significative des jurisprudences commence à être forgée en matière de pouvoir de police des maires, contrastant avec les libertés laissées aux préfets. La casquette a toujours été plus forte que l’écharpe, mais tout de même…

 

 

I. A côté du Préfet, qui est en première ligne, le Maire peut bien user de ses pouvoirs de police générale (point jamais démenti en 40 jours de jurisprudence)

 

En application de la nouvelle loi Covid-19 (voir La loi Covid-19 : voici le texte ainsi qu’un court décryptage [mise à jour du rectificatif de la loi au JO de ce 25 mars]), nous sommes encore plus dans un cadre de pouvoirs de police spéciale qu’auparavant. En effet, cette loi instaure un nouveau « état d’urgence sanitaire » dans le code de la santé publique (art. L. 3131-15 et suivants de ce code) avec de nombreux pouvoirs pour l’Etat (avec une ventilation des pouvoirs entre le Premier Ministre, le ministre de la santé et le préfet) d’interdire ou de limiter des déplacements, de de limiter les rassemblements, de fermer des lieux au public..

Dans le cadre de cet état d’urgence sanitaire, le préfet est doté de pouvoirs de police (police spéciale) considérables. Voir notamment :

 

Mais ce n’est pas parce qu’il existe une autorité de police spéciale que le maire est obligatoirement dépourvu de l’usage ses pouvoirs de police générale.

C’est une affaire qui s’apprécie domaine par domaine. Si l’existence de pouvoirs de police spéciale ont pu souvent laisser place à l’usage de pouvoirs de police générale (voir le célèbre arrêt Lutetia du 18 décembre 1959, pour des exemples plus récents, voir la possibilité d’usage de pouvoir de police générale alors qu’il existe un pouvoir de police spéciale du SPANC (CE, 27 juillet 2015, 367484, rec.) ou un pouvoir de police spéciale en matière de discothèques (voir CAA Versailles, 4 juillet 2019, 16VE02718)… Il n’est pas rare que le juge inversement :

 

Donc, dès qu’il s’agit de combiner pouvoirs de police spéciale et pouvoir de police générale, le juge s’autorise des réponses au cas par cas, domaine par domaine. Plus la police est « spéciale » et proche du régalien, plus l’intervention du maire est refusée ou n’est admise que dans des cas d’urgence ou de grande spécificité…  

Quelle allait être la réaction du juge en ces domaines ?

Il devenait assez clair que le juge administratif allait laisser une place à l’exercice des pouvoirs de police du maire depuis une décision du Conseil d’Etat (CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674)  :

En effet, cette décision du Conseil d’Etat, rendue en formation collégiale, sous la présidence du Président de la Section du contentieux, en référé liberté, mentionnait à trois reprises (aux points 2., 15. et 16.) que le maire pouvait agir en ces domaines.

Implicitement pour le TA de La Guadeloupe (sinon le moyen d’ordre public eût du être soulevé), puis explicitement pour le TA de Caen, l’intervention du maire a été acceptée dans son principe (mais dans le deux cas jugée comme illégale car non proportionnée au danger à obvier) :

  • TA de la Guadeloupe, ord. 27 mars 2020, n°2000294
  • TA Caen ord., 31 mars 2020, n°2000711

Depuis, aucune des nombreuses jurisprudences citées dans le présent article n’a nié la possibilité d’un tel pouvoir de police du maire… Mais c’est pour reprendre en ampleur ce qui est donné en principe. Cela dit, nombre de maires ont pris des mesures difficile à justifier par des circonstances locales… Or sur ce point, en droit, telle est la règle. 

 

II. Mais bien évidemment, pour le préfet et (en réalité plus encore…) pour le maire il importe de doser les mesures adoptées (techniquement, temporellement, géographiquement), à proportion des risques à l’ordre public et des libertés en cause, en réunissant donc d’abord des éléments de preuve du risque

 

Les principes, en matière de pouvoirs de police restent ceux posés par le commissaire du Gouvernement Corneille (sur CE, 10 août 1917, n° 59855) : « La liberté est la règle et la restriction de police l’exception»

Il en résulte un contrôle constant et vigilant, voire sourcilleux, du juge administratif dans le dosage des pouvoirs de police en termes :

  • de durée (CE Sect., 25 janvier 1980, n°14 260 à 14265, Rec. p. 44) ;
  • d’amplitude géographique (CE, 14 août 2012, n° 361700) ;
  • de contenu même desdites mesures (voir par exemple CE, Ass., 22 juin 1951, n° 00590 et 02551 ; CE, 10 décembre 1998, n° 107309, Rec. p. 918 ; CE, ord., 11 juin 2012, n° 360024…).

Autrement posé, l’arrêté est-il mesuré en termes : de durée, de zonages et d’ampleur, en raison des troubles à l’Ordre public, à la sécurité ou la salubrité publiques, supposés ou réels qu’il s’agissait d’obvier .

 

 

III. Les premières décisions par les TA de La Guadeloupe, de Caen, de Montreuil et de Montpellier vont, sans surprise, dans le sens d’une forte censure des décisions radicales

 

III.A. TA de La Guadeloupe : une censure jurisprudentielle assez radicale avant l’accord local

 

Le TA de La Guadeloupe a dégainé le premier, et ce fut pour faire fort, à savoir suspendre les arrêtés des maires des trois communes de l’Ile de Marie-Galante qui avaient interdit temporairement l’accostage et le débarquement de passagers de tout navire de commerce et de plaisance.

Pour voir cet arrêté, les réactions des maires concernés et de la région, voir :
Cette censure du juge était selon nous fort sévère car seul un confinement sanitaire de l’Ile semblait à tous les acteurs être une mesure raisonnable… puisque c’est globalement ce que le Gouvernement, texte par texte, a fini par faire à l’échelle de chaque DOM ou COM à quelques détails près (voir Covid-19 : confinement, commerces et autres ERP, outre-mer, transports… Mise à jour au 06/04/2020 ).

TA de La Guadeloupe, 27 mars 2020, n°2000294 :

Fort heureusement, une solution locale moins contentieuse a fini par émerger : voir ici.

III.B. TA de Caen : le juge confirme qu’il ne valide pas les couvre-feux radicaux en des villes petites ou moyennes lorsque l’on manque un peu de preuves des risques à obvier

 

Le juge des référés du TA de Caen a suspendu l’exécution d’un arrêté par lequel le maire de Lisieux avait provisoirement interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune, après 22 heures et avant 5 heures : un vrai couvre-feu, donc.

Beaucoup plus clairement que le TA de La Guadeloupe, le TA de Caen a posé que ce pouvoir de police spéciale conféré à l’Etat ne fait pas obstacle à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

Cependant, le juge confirme cette liberté du maire est une liberté très, très surveillée. Et le maire doit fortement mesurer l’usage de ces pouvoirs de police, comme toujours lorsque les libertés publiques sont en cause, mais avec un équilibre qui indignera beaucoup de maires soucieux aussi du droit à la santé pour les populations.

Rien de neuf sur ce point : nous sommes en ligne avec la jurisprudence classique en matière de couvre-feux, même si bien sûr la crise sanitaire actuelle rend moins malaisée l’évocation des risques à obvier (mais on a moins de temps pour bâtir un dossier en ce sens…).

Voir en matière de couvre-feu des mineurs : le 9 juillet 2001 (CE, n° 235638; voir aussi CE, ord., 29 juillet 1997, n° 189250 puis CE, 10 août 2001, n° 237008 ; CE, 10 août 2001, n° 237047 ; CAA Marseille, 13 septembre 2004, n° 01MA02568 ; CE, 30 juillet 2001, n° 236657). Plus récemment, voir Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 06/06/2018, 410774  (commenté ici : Béziers : pas de couvre feu pour les mineurs, vient de décider le Conseil d’Etat ) puis TA de Cergy-Pontoise, 26 août 2019, LIGUE DES DROITS DE L’HOMME, n°1910034 et n°1910057 (2 espèces différentes) : Couvre-feu : retours de flammes jurisprudentiels au TA de Cergy-Pontoise 

Le TA de Caen a rappelé que la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées au plan local par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d’épidémie.

Pour justifier l’arrêté contesté, la commune de Lisieux a fait valoir que les sapeurs-pompiers sont intervenus durant les nuits des 18 au 19 mars et 22 au 23 mars 2020 pour éteindre des feux de poubelles et qu’il a été constaté le matin du 25 mars 2020 des traces d’effraction et des dégradations au stade Bielman.

Le juge des référés a estimé que ces circonstances n’étaient pas suffisantes pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires imposées par l’arrêté contesté tant au regard du risque de propagation de l’épidémie de covid-19 que de la sécurité publique. Il a ainsi considéré que cet arrêté portait une atteinte grave à la liberté fondamentale d’aller et de venir des personnes concernées, et en a suspendu l’exécution.

Un arrêté couvre-feu sera donc possible mais sans doute en étant plus limité, et fondé sur des méconnaissances graves et répétées des règles de confinement… 

Il est à noter que les couvre-feu adoptés ici ou là, et autres arrêtés renforçant le confinement, pouvaient être d’ampleurs très variables (voir ici pour un exemple radical d’interdiction, retiré depuis par ledit maire).

Source : TA Caen ord., 31 mars 2020, n°2000711 :
Covid-19 : un autre TA admet le principe d’arrêtés de police du maire (couvre-feux, circulations…)… mais avec un rigoureux contrôle du caractère proportionné de ces arrêtés 

 

III.C. TA de Montreuil : mêmes enseignements que pour le TA de Caen mais dans une ville dense cette fois où une position différente eût pu être envisagée ; cet exemple montre qu’il faut bâtir un dossier en amont d’une part et d’autre part que de telles mesures sont difficiles à défendre quand le Préfet a, au préalable, agi lui aussi avec force

 

Le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil a suspendu l’exécution de l’arrêté du 25 mars 2020 par lequel le maire de Saint Ouen a interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune entre 19 H et 6 H du matin.
Le juge des référés a rappelé que les dispositions du code de la santé publique, modifié par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, confèrent à l’État un pouvoir de police spéciale en cas d’urgence sanitaire. Parmi ces mesures figurent celles restreignant ou interdisant la circulation des personnes et des véhicules.

Toutefois ce pouvoir de police spéciale conféré à l’État ne fait pas obstacle, précise ce TA, à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

Cependant, le TA rappelle la jurisprudence classique selon laquelle la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées au plan local par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d’épidémie.

Pour justifier l’arrêté contesté, la commune de Saint-Ouen a fait valoir les difficultés de la situation sanitaire dans le département de la Seine-Saint-Denis et les entorses aux mesures de confinement et de distanciation sociale qui seraient favorisées par l’ouverture tardive de certains commerces.

Le juge des référés a estimé que ces circonstances ne sont pas suffisantes (pas assez précises surtout… à ce stade se pose toujours pour les communes un problème de preuve, une difficulté à bâtir en urgence un dossier convainquant… ceci est à travailler en amont avec l’avocat !!!) pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires.

Et là nous touchons un autre élément qui est la prise en compte des autres mesures de police  : en l’espèce, le préfet avait interdit l’ouverture notamment des débits de boisson après 21 heures sur l’ensemble du département de Seine-Saint-Denis : les mesures supplémentaires du maire devenaient dès lors difficiles à défendre.

 

Source : TA Montreuil, ord. 3 avril 2020, n°2003861 :

2003861

 

 

III.D. Le TA de Montpellier : la validation par contraste de mesures fortes prises par les préfets

Le Préfet de l’Hérault avait pris un arrêté en date du 15 mars 2020 limitant le fonctionnement uniquement en journée des commerces pratiquant la vente de boissons à emporter et épicerie de nuit.

Le TA de  Montpellier a commencé par poser qu’il n’y avait pas d’urgence au sens des exigences en ce domaine en référé liberté.  :

• TA de Montpellier, ord., 26 mars 2020, n° 2001502 :

2001502

 

Ce même TA a ensuite censuré, cette fois, un autre arrêté du même préfet ordonnant la fermeture immédiate d’un autre établissement qui avait méconnu ce même arrêté du 15 mars 2020 du Préfet de l’Hérault. Mais cette censure venait de ce que le gérant dudit établissement était fondé à montrer qu’il avait de bonnes raisons de croire en toute bonne foi qu’il ne violait pas ledit arrêté :

• TA de Montpellier, ord., 31 mars 2020, n° 2001567 :

2001567

 

Inversement le Préfet n’était pas infondé (dans les limites de ce qu’est un contrôle en référé liberté)  à faire fermer provisoirement un établissement qui avait (visiblement…) violé le même arrêté :

• TA de Montpellier, ord., 3 avril 2020, n° 2001599 :

2001599

Voir dans le même sens :

• TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001647 :

2001647

Le TA de Montpellier a ensuite pris une autre ordonnance, portant cette fois sur la liberté d’aller et de venir dans le cas particulier et très discuté des plages.

Par arrêté, le préfet des Pyrénées-Orientales a interdit dans le département jusqu’au 15 avril 2020 les déplacements sur les plages, chemin, sentiers, espaces dunaires, forêts et parcs situés sur le littoral, les plans d’eau intérieurs et l’ensemble des espaces publics artificialisés du littoral ; les ports, les quais, les jetées et esplanades, les remblais et les fronts de mer quelle que soit leur configuration.

Le juge des référés rejette la requête en posant que c’est au requérant qu’il incombe(rait) de prouver l’absence de circonstances locales justifiant l’arrêté litigieux :

« 7. Toutefois et d’une part, alors que le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 a été abrogé le 24 mars 2020, les dispositions du III de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 habilitent expressément le représentant de l’Etat à adopter des mesures plus restrictives concernant les déplacements et les transports lorsque les circonstances locales le justifient. Mme G., qui se prévaut de sa qualité d’habitante de P. et produit trois photographies montrant une résidence en façade du quai …, ne développe aucun argument tendant à remettre en cause l’existence de circonstances locales permettant au préfet des Pyrénées-Orientales d’adopter des mesures plus restrictives de déplacement dans le département.
8. D’autre part, il ressort des motifs de l’arrêté litigieux que le représentant de l’Etat a entendu renforcer les mesures de confinement qui s’imposent à l’ensemble de la population en interdisant « tout déplacement sur les plages du littoral et des plans d’eaux intérieurs, pour quelque motif que ce soit, à l’exception des déplacements liés à une activité professionnelle exigeant la proximité immédiate de l’eau ». Si cette mesure a pour effet d’interdire la possibilité pour toute personne de se déplacer au regard du motif prévu par le 5° de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 dans les lieux visés par le préfet, la requérante ne se trouve pas dans l’impossibilité d’effectuer des déplacements pour tous les autres motifs tenant notamment à l’accès aux produits de première nécessité ni au titre du 5° dans des lieux autres que ceux interdits par le préfet. »

• TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001660 :

2001660

 

 

IV. Le tournant de l’affaire de Sceaux : une mesure relativement peu attentatoire aux libertés (porter un masque…) est aussi censurée par le juge. En réalité, cette affaire est exemplaire en ce qu’elle enseigne ce qu’il faut faire et ne pas faire quand on tente en amont de sécuriser la légalité d’un tel arrêté. Mais elle illustre aussi la rigueur du juge face aux arrêtés des maires par contraste avec la validation en chaîne des décisions de l’Etat en ce même  domaine.

 

IV.A. Premier round : le TA de Cergy-Pontoise

 

Le TA a posé que si le maire prend des mesures de police plus contraignantes de nature à porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le juge, saisi d’une demande justifiée par l’urgence, peut dans un délai de 48 heures prendre toute mesure de nature à faire cesser une telle atteinte.

Pour justifier l’arrêté contesté, la commune faisait valoir que le port d’un masque ne faisait que renforcer les « mesures barrières » actuellement en vigueur et que ce port était d’ailleurs recommandé par l’Académie nationale de Médecine pour les sorties nécessaires en période de confinement.

Le juge des référés a tranché dans un sens défavorable à la commune, favorable à la LDH, en posant que :

  • l’importance de la restriction immédiate apportée à la liberté d’aller et venir et à la liberté personnelle justifiait qu’il intervienne en urgence au sens du référé liberté (comme les autres juridictions, mais le caractère plus léger du port d’un masque, par rapport aux obligations plus lourdes d’autres mesures, telle celle d’un couvre-feu, eussent pu conduire le juge à une autre attitude. Le juge est donc clairement soucieux de pouvoir trancher ces affaires en référé liberté dans le contexte actuel, quitte à poser que le port d’un masque atteinte aux libertés, ce qui se conçoit en pratique mais eût pu être discuté en droit… sauf à ce que la pénurie de masque ne conduise à en réalité porter atteinte à la possibilité même d’user de la liberté d’aller et de venir, qui elle est constitutionnellement indiscutable ; le juge semble avoir fait ce glissement, mais à mi-mots)
  • le maire ne justifiait pas que des risques sanitaires propres à sa ville du fait de l’absence de port d’un masque lors des déplacements des habitants, nonobstant le taux de personnes âgées dans la commune brandi par la défense de celle-ci. Cette ligne de défense (mais à ce stade un avocat fait ce qu’il peut…) en fait soulevait plus de difficultés qu’elle n’en résolvait : voir ci-après II.B. car c’est là que se trouve sans doute le principal enseignement de cette ordonnance.
  • rien, selon le juge donc, ne permet de retenir que la protection des personnes âgées ne pouvait pas être assurée par des mesures moins attentatoires aux libertés fondamentales.

Le juge des référés considère ainsi que l’arrêté du maire de Sceaux, manifestement illégal puisque justifié par aucune circonstance locale, porte une atteinte grave à la liberté fondamentale d’aller et de venir et à la liberté personnelle des personnes concernées et en a suspendu l’exécution.

Le TA nous semble avoir été sévère car en réalité la contrainte de devoir porter un masque (à la condition d’en trouver un ou de pouvoir en fabriquer un…) n’est tout de même que peu attentatoire aux libertés. Raisons de plus pour étudier les leçons de cette affaire. 

Déjà, dès la 1e instance en référé, cette affaire de Sceaux devient très pédagogique pour les maires.

Prenons la principale ligne de défense de la ville qui arguait de son fort taux de personnes âgées : cette ligne de défense s’est retournée contre la commune car elle portait en effet surtout sur la sortie du confinement, ligne de défense donc inopérante pour la période actuelle qui (ne le martèle-t-on pas à longueur de médias ?) n’est pas celle de la levée du confinement.

Mais surtout, retenons sur ce point un autre fait : le juge des référés soulignait sur ce point que s’agissant des personnes âgées, des mesures ont déjà été mises en place par la commune pour protéger cette population, notamment à travers un service de courses livrées à domicile….

DONC :

  • à ce jour nul besoin de masques pour ces publics âgés à préserver
  • et lors de la sortie du confinement, d’autres mesures pourront être prises le moment venu, mais le moment n’était, sur ce point, pas encore venu selon le juge.

CONCLUSIONS :

  • il faut toujours proportionner son arrêté
  • à des dangers qu’il faut pouvoir démontrer et c’est là en général que les dossiers ne sont pas assez « blindés », « bétonnés » en amont (il faut accumuler les preuves, mobiliser du personnel et des témoignages, en très peu de temps certes, AVANT la prise de l’arrêté)
  • le tout proportionné à des libertés que le juge regarde de manière large, scrupuleuse, comme en l’espèce, surtout pour les arrêtés municipaux (à comparer avec les arrêtés préfectoraux : voir ci-avant…)
  • et tout ceci doit donner lieu à association des juristes (et si possible de l’avocat de votre choix… mais celui-ci doit être en droit public !) : prenons l’exemple des livraisons de repas. Ce n’est pas la première fois que nous voyons — nous le vivons comme avocats — les bonnes initiatives de la commune sur le terrain se retourner contre elles lorsque la commune veut montrer qu’elle n’a pas d’autre voie d’action que l’arrêté de police un peu musclé ! Là en l’espèce, la commune n’a pas pu montrer que les personnes âgées ne pouvaient se satisfaire de ces livraisons alors que des études, par exemples psychologiques, sur les besoins de sortie desdites personnes, eussent par exemple peut-être pu changer la donne. Attention donc à bien voir son avocat BIEN EN AMONT…

 

IV.B. Second round : un KO avec lequel il est possible de ne pas être OK

 

Le Conseil d’Etat a confirmé la position sévère du juge de première instance. Il nous enseigne surtout, mais ce n’est là qu’une confirmation, que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, les maires ne peuvent prendre des mesures supplémentaires de lutte contre le covid-19 que si des circonstances propres à leur commune l’imposent.

Exit donc les ajustements locaux pour tenter de faire différemment, un peu. Il faut des circonstances locales, ce qui évidement réduit presque à néant le pouvoir déjà si chichement donné ab initio. L’édile est perçu au mieux comme un adaptateur d’une politique nationale, et non comme un acteur local. Un jour il faudra que dans notre pays on se rende compte qu’une telle attitude, si profondément gravée dans notre ADN, s’avère très minoritaire dans le monde, si du moins on exclut les régimes communistes et les monarchies absolues d’antan. Nul besoin d’un régime fédéral pour admettre des décisions locales.  

 

Il est vrai que le Conseil d’Etat peut s’abriter se fonder sur le fait que la loi d’urgence du 23 mars 2020 a confié à l’État la responsabilité d’édicter les mesures générales ou individuelles de lutte contre le covid-19, en vue, notamment, d’assurer leur cohérence et leur efficacité sur l’ensemble du territoire et de les adapter en fonction de l’évolution de la situation.

Le Conseil d’Etat en déduit, mais ce n’est point écrit ainsi dans le texte de la loi, que les maires peuvent contribuer à la bonne application des mesures décidées par l’Etat sur le territoire de leur commune, notamment en interdisant l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements…. mais qu’en revanche, ils ne peuvent, de leur propre initiative, prendre d’autres mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales les rendent indispensables et à condition de ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité de celles prises par les autorités de l’État.
Le Conseil d’Etat pose que l’arrêté du maire de Sceaux n’est pas justifié par de telles raisons et risque de nuire à la cohérence des mesures nationales et des messages de prévention
Le juge des référés du Conseil d’État estime que les circonstances invoquées par le maire de Sceaux, tenant à la démographie de sa commune et la concentration de ses commerces de première nécessité dans un espace réduit, ne constituent pas des raisons impérieuses liées à des circonstances locales justifiant que soit imposé le port du masque dans l’espace public de la commune, alors que les autorités de l’État n’ont pas prévu une telle mesure à l’échelle nationale.
Il juge également que l’édiction, par un maire, d’une telle interdiction, est susceptible de nuire à la cohérence des mesures prises par les autorités sanitaires, dans un moment où l’État est, en raison d’un contexte contraint, amené à fixer des règles nationales précises sur les conditions d’utilisation des masques chirurgicaux et FFP2 et à ne pas imposer, de manière générale, le port d’autres types de masques de protection.

NB : pas faux… mais pas vrai à la date où le juge rend sa décision, ce qui est tout de même le principe, que de se fonder sur le droit à la date de décision… non ?
Enfin, le juge des référés relève qu’en laissant entendre qu’une protection couvrant la bouche et le nez peut constituer une protection efficace, quel que soit le procédé utilisé, l’arrêté du maire de Sceaux est de nature à induire en erreur les personnes concernées et à introduire de la confusion dans les messages délivrés à la population par les autorités sanitaires.

Certes, en référé liberté, seules les pires atteintes sont-elles censurées. Certes, au regard des résultats, aux autres à se comparer, il n’a pas à rougir, notre Etat. Mais à ne jamais censurer, en droit, l’Etat (pas une censure depuis 40 jours sur un grand nombre d’affaires…), et à toujours censurer les arrêtés des maires, même les plus modérés, le Conseil d’Etat finira par ne plus incarner l’Etat de droit.

 

 

CONSEIL D’ETAT
statuant
au contentieux    

N° 440057
__________

COMMUNE DE SCEAUX
__________

Ordonnance du 17 avril 2020
    

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE JUGE DES RÉFÉRÉS

Vu la procédure suivante :

La Ligue des droits de l’homme a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’ordonner la suspension de l’exécution de l’arrêté du 6 avril 2020 par lequel le maire de Sceaux a subordonné les déplacements dans l’espace public des personnes de plus de dix ans au port d’un dispositif de protection buccal et nasal. Par une ordonnance n° 2003905 du 9 avril 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a fait droit à sa demande.

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 11 et 15 avril 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la commune de Sceaux demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler cette ordonnance ;

2°) de rejeter la demande présentée par la Ligue des droits de l’homme devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise ;

3°) de mettre à la charge de la Ligue des droits de l’homme la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :
– l’ordonnance attaquée est entachée d’une erreur de droit en ce qu’elle statue sur la condition d’urgence, non au regard des exigences posées par les dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, mais au regard de celles de l’article L. 521-1 du même code, relatives au référé suspension ;
– elle est entachée d’une erreur de droit ou, à tout le moins, d’une insuffisance de motivation en ce qu’elle retient que la condition d’urgence se trouvait remplie au seul motif que l’arrêté contesté aurait porté une atteinte grave et immédiate à la liberté d’aller et venir et à la liberté personnelle ;
– elle est entachée d’une erreur de droit ou, à tout le moins, d’une dénaturation des pièces du dossier en ce qu’elle retient que l’arrêté contesté porte une atteinte grave à la liberté d’aller et venir et à la liberté personnelle ;
– elle est entachée d’une erreur de droit, faute pour le juge des référés d’avoir procédé, dans son appréciation de l’urgence, à la balance des intérêts en présence, comme l’y invitait la commune de Sceaux ;
– il n’est porté aucune atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
– le juge des référés a dénaturé les pièces du dossiers et statué aux termes de considérations inopérantes en estimant que la commune de Sceaux ne justifiait pas de circonstances locales susceptibles de fonder l’arrêté contesté, alors que l’existence d’une concentration de la population dans un lieu unique et le fort pourcentage de personnes âgées à Sceaux constituent de telles circonstances ;
– l’arrêté contesté est nécessaire, adapté et proportionné à l’objectif poursuivi de protection de la santé publique, tant dans son champ d’application territorial que temporel ;
– en tout état de cause, le maire n’avait pas à justifier de circonstances locales particulières dès lors que la situation constitue un péril grave ou imminent au sens de l’article L. 2212-4 du code général des collectivités territoriales ;
– en toute hypothèse, en présence de circonstances exceptionnelles, le maire de la commune de Sceaux était compétent, en tant qu’autorité de police générale, pour prendre des mesures plus contraignantes que celles prescrites par l’autorité titulaire d’une police spéciale pour faire face à un péril grave ;
– le régime de police spéciale mis en place par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 et le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ne fait pas obstacle à la compétence du maire, au titre de ses pouvoirs de police administrative générale, pour adopter des mesures plus protectrices de la santé publique que celles adoptées sur l’ensemble du territoire national, dès lors qu’il fait état de circonstances locales de nature à justifier son intervention ;
– il n’est porté aucune atteinte, d’une part, à la liberté de circulation dès lors que le port d’une protection quelle qu’elle soit, n’empêche personne de circuler à tout moment de la journée dans toute la commune, et d’autre part, au droit au respect de la vie privée et familiale et à la liberté du commerce et de l’industrie qui peuvent s’exercer malgré le port d’une protection contre la propagation d’un virus contagieux ;
– la méconnaissance du principe d’égalité ne saurait constituer, par elle-même, une atteinte à une liberté fondamentale et il n’est pas interdit de traiter de manière différente une commune justifiant de circonstances locales particulières.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 avril 2020, la Ligue des droits de l’Homme conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la commune de Sceaux la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que :
– la condition d’urgence est remplie ;
– le maire n’est pas compétent pour faire usage de ses pouvoirs de police générale dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire dès lors que, d’une part, l’article L. 3131-17 du code de la santé publique réserve au seul représentant de l’Etat territorialement compétent, habilité par le Premier ministre ou le ministre chargé de la santé, le pouvoir de prendre des mesures tendant à la mise en œuvre du régime d’état d’urgence sanitaire et, d’autre part, le Premier ministre n’a entendu habiliter que le seul représentant de l’Etat dans le département à prendre des mesures plus restrictives que les siennes concernant les règles de confinement de la population ;
– en tout état de cause, l’arrêté contesté, manifestement injustifié par des circonstances locales et disproportionné, porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté personnelle, à la liberté d’aller et venir, au droit au respect de la vie privée et familiale, à la liberté de commerce et de l’industrie et à la liberté d’entreprendre.

Le ministre de l’intérieur a présenté des observations, enregistrées le 14 avril 2020. Il soutient que le maire n’était pas compétent pour faire usage de ses pouvoirs de police générale afin d’édicter des mesures plus restrictives que celles édictées dans le cadre du régime de police spéciale associée à l’état d’urgence sanitaire dès lors que ce pouvoir relève, selon les articles L. 3131-15 à L. 3131-17 du code de la santé publique, du Premier ministre, et s’agissant de l’organisation du système de santé, du ministre chargé de la santé et des préfets sur habilitation de ces derniers.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 14 avril 2020, l’association Coronavictimes conclut à ce qu’il soit fait droit à la requête de la commune de Sceaux. Elle reprend les mêmes moyens que la commune et soutient en outre que l’absence de port du masque porte atteinte à la liberté de circulation des personnes âgées et des personnes malades qui ne peuvent se déplacer sans se mettre en danger grave.

La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé qui n’ont pas produit d’observations.

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la commune de Sceaux, d’autre part, la Ligue des droits de l’Homme, le Premier ministre, le ministre des solidarités et de la santé, le ministre de l’intérieur et l’association Coronavictimes ;

Ont été entendus lors de l’audience publique du 14 avril 2020, à 15 heures :

– Me Poupet, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la commune de Sceaux ;

– Me Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Ligue des droits de l’Homme ;

-Me Hannotin, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de l’association Coronavictimes ;

– les représentants de la commune de Sceaux ;

– les représentants du ministre de l’intérieur ;

– le représentant de l’association Coronavictimes ;

à l’issue de cette audience, le juge des référés a différé la clôture de l’instruction jusqu’au 16 avril à midi, puis à 19 heures.

Le ministre de l’intérieur a produit de nouvelles observations, enregistrées au secrétariat du Conseil d’Etat le 16 avril 2020.

L’association Conoravictimes a produit un nouveau mémoire, enregistré au secrétariat du Conseil d’Etat le 16 avril 2020, qui tend aux mêmes fin que son intervention.

La commune de Sceaux a produit un nouveau mémoire, enregistré au secrétariat du Conseil d’Etat le 16 avril 2020, qui tend aux mêmes fin que sa requête.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de la santé publique ;
– la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
– le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
– le décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 ;
– le décret n° 2020-337 du 26 mars 2020 ;
– le code de justice administrative ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». La liberté d’aller et venir et le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, qui implique en particulier qu’il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public ou le respect des droits d’autrui, constituent des libertés fondamentales au sens des dispositions de cet article.

Sur l’intervention :

2. L’association Coronavictimes justifie d’un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête de la commune de Sceaux. Son intervention est, par suite, recevable.

Sur le cadre juridique :

3. D’une part, la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a introduit dans le titre III du livre Ier de la troisième partie du code de la santé publique un chapitre Ier bis relatif à l’état d’urgence sanitaire, comprenant les articles L. 3131-12 à L. 3131-20. Aux termes de l’article L. 3131-12 : « L’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire (…) en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population. » Aux termes de l’article L. 3131-15, dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut notamment, aux seules fins de garantir la santé publique : « 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; 3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l’article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d’être affectées ; 4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées ; 5° Ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ; 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature (…) ». L’article L. 3131-16 donne compétence au ministre chargé de la santé pour « prescrire, par arrêté motivé, toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé, à l’exception des mesures prévues à l’article L. 3131-15, visant à mettre fin à la catastrophe sanitaire mentionnée à l’article L. 3131-12 », ainsi que pour « prescrire toute mesure individuelle nécessaire à l’application des mesures prescrites par le Premier ministre en application des 1° à 9° de l’article L. 3131-15. » Enfin, aux termes de l’article L. 3131-17 : « Lorsque le Premier ministre ou le ministre chargé de la santé prennent des mesures mentionnées aux articles L. 3131-15 et L. 3131-16, ils peuvent habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d’application de ces dispositions./ Lorsque les mesures prévues aux 1° à 9° de l’article L. 3131-15 et à l’article L. 3131-16 doivent s’appliquer dans un champ géographique qui n’excède pas le territoire d’un département, les autorités mentionnées aux mêmes articles L. 3131-15 et L. 3131-16 peuvent habiliter le représentant de l’Etat dans le département à les décider lui-même. Les décisions sont prises par ce dernier après avis du directeur général de l’agence régionale de santé. » La loi du 23 mars 2020 a déclaré l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter de son entrée en vigueur. Par un décret du 23 mars 2020, le Premier ministre a prescrit les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

4. D’autre part, aux termes de l’article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales : « Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l’Etat dans le département, de la police municipale (…) ». Aux termes de l’article L. 2122-2 du même code : « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : (…) 2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits, les troubles de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique ; 3° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics (…) ; 5° Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les ruptures de digues, les éboulements de terre ou de rochers, les avalanches ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours et, s’il y a lieu, de provoquer l’intervention de l’administration supérieure (…). » Par ailleurs, l’article L. 2215-1 du même code dispose que le représentant de l’Etat dans le département « peut prendre, pour toutes les communes du département ou plusieurs d’entre elles, et dans tous les cas où il n’y aurait pas été pourvu par les autorités municipales, toutes mesures relatives au maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publique », sous réserve, lorsque ce droit est exercé à l’égard d’une seule commune, d’une mise en demeure préalable restée sans résultat et qu’il est « seul compétent pour prendre les mesures relatives à l’ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, dont le champ d’application excède le territoire d’une commune et peut se substituer au maire. »

5. Par les dispositions citées au point 3, le législateur a institué une police spéciale donnant aux autorités de l’Etat mentionnées aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 la compétence pour édicter, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, les mesures générales ou individuelles visant à mettre fin à une catastrophe sanitaire telle que l’épidémie de covid-19, en vue, notamment, d’assurer, compte tenu des données scientifiques disponibles, leur cohérence et leur efficacité sur l’ensemble du territoire concerné et de les adapter en fonction de l’évolution de la situation.

6. Les articles L. 2212 1 et L. 2212 2 du code général des collectivités territoriales, cités au point 4, autorisent le maire, y compris en période d’état d’urgence sanitaire, à prendre les mesures de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques dans sa commune. Le maire peut, le cas échéant, à ce titre, prendre des dispositions destinées à contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune, des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat, notamment en interdisant, au vu des circonstances locales, l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements. En revanche, la police spéciale instituée par le législateur fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat.

Sur la demande en référé :

En ce qui concerne la condition tenant à l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale :

7. Par un arrêté en date du 6 avril 2020, le maire de Sceaux, sur le fondement des articles L. 2212-1 et L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, a subordonné les déplacements dans l’espace public de la commune des personnes âgées de plus de dix ans au port d’un dispositif de protection buccal et nasal. Cet arrêté prévoit qu’à défaut d’un masque chirurgical ou FFP2, « les usagers de l’espace public (…) peuvent porter une protection réalisée par d’autres procédés à la condition que ceux-ci couvrent totalement le nez et la bouche. » Le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, saisi par la Ligue des droits de l’homme sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, a suspendu l’exécution de cet arrêté par une ordonnance en date du 9 avril 2020 dont la commune de Sceaux relève appel.

8. Par le décret du 23 mars 2013 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, modifié et complété à plusieurs reprises, le Premier ministre a interdit, en dernier lieu jusqu’au 11 mai 2020, tout déplacement de personne hors de son domicile à l’exception de certains déplacements pour les motifs qu’il énumère et en évitant tout regroupement, et a habilité le représentant de l’Etat dans le département à adopter des mesures plus restrictives en matière de trajets et déplacements des personnes lorsque les circonstances locales l’exigent. En revanche, le décret n’impose pas, à ce jour, le port de masques de protection, dans tout ou partie de l’espace public, aux personnes autorisées à se déplacer, une stratégie de gestion et d’utilisation maîtrisée des masques ayant été mise en place à l’échelle nationale afin d’assurer en priorité leur fourniture aux professions les plus exposées.

9. Ainsi qu’il a été dit au point 6, l’état d’urgence sanitaire ayant été déclaré pour faire face à l’épidémie de covid-19, l’usage par le maire de son pouvoir de police générale pour édicter des mesures de lutte contre cette épidémie est subordonné à la double condition qu’elles soient exigées par des raisons impérieuses propres à la commune et qu’elles ne soient pas susceptibles de compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’Etat dans le cadre de ses pouvoirs de police spéciale.

10. Il résulte de l’instruction que, pour justifier l’obligation faite aux personnes âgées de plus de dix ans de porter lors de leurs déplacements dans l’espace public un dispositif de protection buccal et nasal, la commune de Sceaux fait valoir que sa population est plus âgée que la moyenne, avec 25 % de personnes de plus de 60 ans contre 19 % dans le reste de l’Ile-de-France selon ses dernières écritures, que les espaces verts, qui représentent le tiers de la superficie communale, ont été fermés et que les commerces alimentaires qui demeurent ouverts sont concentrés dans une rue piétonne du centre-ville dont la largeur n’excède pas quatre mètres en certains endroits, entraînant une forte affluence à certaines heures de la journée et rendant ainsi difficile le strict respect des gestes de distanciation sociale. La commune, ainsi que l’association Coronavictimes, soutiennent que le port obligatoire d’un dispositif de protection buccal et nasal limite le risque que des personnes contaminées, et en particulier des personnes asymptomatiques, propagent le virus et contaminent à leur tour des personnes vulnérables, en particulier les personnes âgées, particulièrement nombreuses à Sceaux, et que, dès lors, la mesure contestée contribue à garantir la libre circulation de ces dernières.

11. Toutefois, d’une part, ni la démographie de la commune de Sceaux ni la concentration de ses commerces de première nécessité dans un espace réduit, ne sauraient être regardées comme caractérisant des raisons impérieuses liées à des circonstances locales propres à celle-ci et qui exigeraient que soit prononcée sur son territoire, en vue de lutter contre l’épidémie de covid-19, une interdiction de se déplacer sans port d’un masque de protection. D’autre part, l’édiction, par un maire, d’une telle interdiction, à une date où l’Etat est, en raison d’un contexte qui demeure très contraint, amené à fixer des règles nationales précises sur les conditions d’utilisation des masques chirurgicaux et FFP2 et à ne pas imposer, de manière générale, le port d’autres types de masques de protection, est susceptible de nuire à la cohérence des mesures prises, dans l’intérêt de la santé publique, par les autorités sanitaires compétentes. De plus, en laissant entendre qu’une protection couvrant la bouche et le nez peut constituer une protection efficace, quel que soit le procédé utilisé, l’arrêté est de nature à induire en erreur les personnes concernées et à introduire de la confusion dans les messages délivrés à la population par ces autorités. Les conditions n’étaient donc manifestement pas réunies en l’espèce pour que le maire de Sceaux puisse légalement édicter une telle interdiction sur le fondement de son pouvoir de police générale.

12. Alors même que la commune de Sceaux indique avoir mis en œuvre diverses mesures pour que tous ses habitants puissent, à terme rapproché, disposer d’un masque de protection, l’arrêté contesté, qui est d’ailleurs susceptible de concerner des personnes ne résidant pas dans la commune mais devant s’y déplacer, porte ainsi à la liberté d’aller et venir et au droit de chacun au respect de sa liberté personnelle une atteinte grave et manifestement illégale.

En ce qui concerne la condition d’urgence :

13. L’arrêté contesté porte une atteinte immédiate à la liberté d’aller et venir et à la liberté personnelle des personnes appelées à se déplacer sur le territoire de la commune de Sceaux. Il n’apparaît pas, notamment pour les motifs exposés au point 11, qu’un intérêt public suffisant s’attache à son maintien. La condition d’urgence prévue par l’article L. 521-2 du code de justice administrative est, par suite, également remplie.

14. Il résulte de tout ce qui précède que la commune de Sceaux n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a suspendu l’exécution de l’arrêté du 6 avril 2020. Sa requête doit, par suite, être rejetée, y compris, par voie de conséquence, ses conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Sceaux le versement à la Ligue des droits de l’homme d’une somme de 3 000 euros au titre du même article.

O R D O N N E :
——————

Article 1er : L’intervention de l’association Coronavictimes est admise.

Article 2 : La requête de la commune de Sceaux est rejetée.

Article 3 : La commune de Sceaux versera à la Ligue des droits de l’homme une somme de 3 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la commune de Sceaux, à la Ligue des droits de l’homme, au ministre de l’intérieur et à l’association Coronavictimes.

Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé.