Covid-19 : un autre TA admet le principe d’arrêtés de police du maire (couvre-feux, circulations…)… mais avec un rigoureux contrôle du caractère proportionné de ces arrêtés

Le TA de Caen vient de rendre une ordonnance qui prononce la suspension d’un arrêté de police d’un maire, instaurant un couvre-feu pour cause de Covid-19. Avec vendredi dernier une autre ordonnance du TA de La Guadeloupe, c’est le second TA qui admet le principe d’arrêtés de police du maire (couvre-feux, circulations…)… mais en contrôle avec rigueur, le contenu. Revenons sur ce qui, combiné avec une ordonnance du Conseil d’Etat traitant incidemment de cette question, est le début d’une jurisprudence. 

Voyons donc ensemble le cadre général des pouvoirs de police générale du maire face à ceux de l’Etat en ce domaine (I), puis l’ordonnance guadeloupéenne (II) avant que d’aborder cette nouvelle ordonnance normande (III).

N.B. : certains développements ci-dessous reprennent certains paragraphes de nos articles précédents, voir : 

 

 

I. La question, sensible, des pouvoirs de police du maire face aux pouvoirs de police de l’Etat en ces temps d’état d’urgence sanitaire

 

I.A. D’une manière générale, les pouvoirs de police générale du maire sont à doser avec mesure (techniquement, temporellement, géographiquement), à proportion des risques à l’ordre public et des libertés en cause

 

Les principes, en matière de pouvoirs de police restent ceux posés par le commissaire du Gouvernement Corneille (sur CE, 10 août 1917, n° 59855) : « La liberté est la règle et la restriction de police l’exception»

Il en résulte un contrôle constant et vigilant, voire sourcilleux, du juge administratif dans le dosage des pouvoirs de police en termes :

  • de durée (CE Sect., 25 janvier 1980, n°14 260 à 14265, Rec. p. 44) ;
  • d’amplitude géographique (CE, 14 août 2012, n° 361700) ;
  • de contenu même desdites mesures (voir par exemple CE, Ass., 22 juin 1951, n° 00590 et 02551 ; CE, 10 décembre 1998, n° 107309, Rec. p. 918 ; CE, ord., 11 juin 2012, n° 360024…).

Autrement posé, l’arrêté est-il mesuré en termes : de durée, de zonages et d’ampleur, en raison des troubles à l’Ordre public, à la sécurité ou la salubrité publiques, supposés ou réels qu’il s’agissait d’obvier .

A titre d’illustration, voir en matière de couvre-feu des mineurs : le 9 juillet 2001 (CE, n° 235638; voir aussi CE, ord., 29 juillet 1997, n° 189250 puis CE, 10 août 2001, n° 237008 ; CE, 10 août 2001, n° 237047 ; CAA Marseille, 13 septembre 2004, n° 01MA02568 ; CE, 30 juillet 2001, n° 236657). Plus récemment, voir Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 06/06/2018, 410774  (commenté ici : Béziers : pas de couvre feu pour les mineurs, vient de décider le Conseil d’Etat ) puis TA de Cergy-Pontoise, 26 août 2019, LIGUE DES DROITS DE L’HOMME, n°1910034 et n°1910057 (2 espèces différentes) : Couvre-feu : retours de flammes jurisprudentiels au TA de Cergy-Pontoise 

 

I.B. Cela dit, dès qu’il s’agit de combiner pouvoirs de police spéciale et pouvoir de police générale, le juge s’autorise des réponses au cas par cas, domaine par domaine. Plus la police est « spéciale » et proche du régalien, plus l’intervention du maire est refusée ou n’est admise que dans des cas d’urgence ou de grande spécificité

 

Or, si l’existence de pouvoirs de police spéciale en matière sanitaire ont pu souvent laisser place à l’usage de pouvoirs de police générale (voir l’arrêt, précité, Lutetia, pour des exemples plus récents, voir la possibilité d’usage de pouvoir de police générale alors qu’il existe un pouvoir de police spéciale du SPANC (CE, 27 juillet 2015, 367484, rec.) ou un pouvoir de police spéciale en matière de discothèques (voir CAA Versailles, 4 juillet 2019, 16VE02718)… Il n’est pas rare que le juge inversement :

 

Donc, dès qu’il s’agit de combiner pouvoirs de police spéciale et pouvoir de police générale, le juge s’autorise des réponses au cas par cas, domaine par domaine. Plus la police est « spéciale » et proche du régalien, plus l’intervention du maire est refusée ou n’est admise que dans des cas d’urgence ou de grande spécificité…  

I.C. En l’espèce, nous sommes certes dans le cadre d’une législation très très spéciale… mais au sein de laquelle le Conseil d’Etat semble ne pas exclure l’intervention des autorités locales. Il y a donc une marge de manoeuvre

En application de la nouvelle loi Covid-19 (voir La loi Covid-19 : voici le texte ainsi qu’un court décryptage [mise à jour du rectificatif de la loi au JO de ce 25 mars]), nous sommes encore plus dans un cadre de pouvoirs de police spéciale qu’auparavant. En effet, cette loi instaure un nouveau « état d’urgence sanitaire » dans le code de la santé publique (art. L. 3131-15 et suivants de ce code) avec de nombreux pouvoirs pour l’Etat (avec une ventilation des pouvoirs entre le Premier Ministre, le ministre de la santé et le préfet) d’interdire ou de limiter des déplacements, de de limiter les rassemblements, de fermer des lieux au public..

Avec deux textes d’ores et déjà pour cet état d’urgence sanitaire « coronavirus Covid-19 » (de deux mois, aux termes de la nouvelle loi) : Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d’organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Notamment les mesures sur les transports maritimes sont maintenant fixées au sein de ce décret du 23 mars dernier (modifié depuis deux fois).

Ces pouvoirs ont donc été donnés à l’Etat…

Or, si l’existence de pouvoirs de police spéciale en matière sanitaire ont pu souvent laisser place à l’usage de pouvoirs de police générale, nous venons de voir (I.B.) que le juge ne l’admet qu’avec parcimonie, et que plus le pouvoir de police est spéciale, plus nous sommes « dans le dur du régalien », moins le juge admet que le maire se mêle des affaires de l’Etat en charge des pouvoirs de police spéciale.

CEPENDANT nous avons quelques marges de manoeuvre. Quelques indications de bonne augure.

En effet, en ces domaines, le Conseil d’Etat (CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674) a déjà statué, certes indirectement, sur le pouvoir exercé face au Covid-19. Voir :

Or, citons des extraits de cet arrêt du Conseil d’Etat rendu dimanche dernier, en formation collégiale, sous la présidence du Président de la Section du contentieux, en référé liberté (le soulignement, bien évidemment, est de nous) :

« 2. […] Enfin, le représentant de l’État dans le département et le maire disposent, dans les conditions et selon les modalités fixées en particulier par le code général des collectivités territoriales, du pouvoir d’adopter, dans le ressort du département ou de la commune, des mesures plus contraignantes permettant d’assurer la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, notamment en cas d’épidémie et compte tenu du contexte local. […]

« 15. En troisième lieu, dans le cadre du pouvoir qui leur a été reconnu par ce décret ou en vertu de leur pouvoir de police les représentants de l’Etat dans les départements comme les maires en vertu de leur pouvoir de police générale ont l’obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient.  

« 16. Enfin, une information précise et claire du public sur les mesures prises et les sanctions encourues doit être régulièrement réitérée par l’ensemble des moyens à la disposition des autorités nationales et locales. »

N.B. : ordonnance rendue sur la base du droit avant l’état d’urgence sanitaire, mais en ces domaines, il n’y a pas eu de bouleversement (sur ces questions le décret du 23 mars 2020 pris sur la base de l’état d’urgence sanitaire n’est pas très éloigné de l’arrêté du 14 mars 2020, modifié de nombreuses fois les jours suivants, applicable au jour de l’ordonnance du Conseil d’Etat en référé liberté, le 22 mars 2020) et, au contraire, l’ordonnance du CE semble même indicative du mode d’emploi post loi Covid-19… 

 

 

II. Face à cela, la position du TA de la Guadeloupe, très contestée localement et régionalement… augure mal de l’appréciation à venir du juge quant aux marges de manoeuvre des maires… mais qui augure bien du principe même de la prise d’arrêtés de police par les maires face au Covid-19

 

Par ordonnance du 27 mars 2020, le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe a suspendu les effets des arrêtés des 17 et 18 mars 2020 par lesquels les maires des communes de Capesterre de Marie-Galante, de Grand-Bourg et de Saint-Louis ont interdit temporairement l’accostage et le débarquement de passagers de tout navire de commerce et de plaisance.
Pour voir cet arrêté, les réactions des maires concernés et de la région, voir :
Saisi par le préfet, le juge des référés du tribunal de la Guadeloupe a en effet jugé, qu’eu égard aux besoins évolutifs de la population en période de crise sanitaire ainsi qu’à la continuité indispensable entre Marie Galante et le reste de la Guadeloupe, le maintien seul d’une desserte aérienne s’avère insuffisant et la situation impliquée par les arrêtés en cause des maires des communes de Marie Galante revient à un confinement quasi total de la population de Marie-Galante exagérément restrictif même en période de lutte contre la propagation du covid 19, et constitutive d’une atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et venir et au respect de la vie privée et familiale et manifestement illégale.
Le juge a également enjoint à ces communes, dans un délai de 48 heures, de permettre l’organisation et le maintien d’au moins une rotation maritime journalière de nature à garantir la circulation de personnes entre Marie-Galante et le reste de la Guadeloupe.

 

MAIS le juge (était-ce soulevé par la préfecture requérante ? Cela dit il s’agit d’un domaine donnant normalement lieu à moyen d’ordre public…) n’a pas censuré ces arrêtés au nom de la compétence (qui eût pu être considérée comme exclusive) de l’Etat.

DONC cette ordonnance :

  • augure mal de l’appréciation à venir du juge quant aux marges de manoeuvre des maires…
  • mais elle augure plutôt pas trop mal sur le principe même de la prise d’arrêtés de police par les maires face au Covid-19 (même si ce n’est là dit par le juge que de manière implicite)… ce qui d’ailleurs va aussi dans le sens d’extraits de l’ordonnance, en date du 22 mars 2020, précitée.

 

Au moment où, sur les transports, sur les couvre-feux, sur les établissements à fermer (certains supermarchés…) et autres, les maires prennent des initiatives toujours plus nombreuses, avec ou sans l’accord des préfectures, nul doute que nous allons avoir bientôt bien d’autres ordonnances rendues en urgence après visio-plaidoiries. Va y avoir du sport….

 

TA de La Guadeloupe, 27 mars 2020, n°2000294 :

2000294

 

 

III. La confirmation, cet après-midi, plus claire encore venue de Normandie : oui le maire peut agir mais oui, le juge contrôlera avec rigueur le caractère mesuré des décisions municipales

 

Saisi d’une demande en ce sens par le préfet du Calvados, le juge des référés du tribunal administratif de Caen a suspendu l’exécution de l’arrêté n°135 du 25 mars 2020 par lequel le maire de Lisieux a provisoirement interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune, après 22 heures et avant 5 heures, à compter du 27 mars et jusqu’au 31 mars 2020. Un vrai couvre-feu, donc.

Le juge des référés a rappelé que les dispositions du code de la santé publique, modifié par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, confèrent à l’Etat un pouvoir de police spéciale en cas d’urgence sanitaire. Parmi ces mesures figurent celles restreignant ou interdisant la circulation des personnes et des véhicules.

Toutefois, et ce beaucoup plus clairement que le TA de La Guadeloupe, le TA de Caen a posé que ce pouvoir de police spéciale conféré à l’Etat ne fait pas obstacle à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

Cependant, cette liberté du maire est une liberté très, très surveillée. Et le maire doit fortement mesurer l’usage de ces pouvoirs de police, comme toujours lorsque les libertés publiques sont en cause, mais avec un équilibre qui indignera beaucoup de maires soucieux aussi du droit à la santé pour les populations.

Le TA rappelle que la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées au plan local par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d’épidémie.

Pour justifier l’arrêté contesté, la commune de Lisieux a fait valoir que les sapeurs-pompiers sont intervenus durant les nuits des 18 au 19 mars et 22 au 23 mars 2020 pour éteindre des feux de poubelles et qu’il a été constaté le matin du 25 mars 2020 des traces d’effraction et des dégradations au stade Bielman.

Le juge des référés a estimé que ces circonstances ne sont pas suffisantes pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires imposées par l’arrêté contesté tant au regard du risque de propagation de l’épidémie de covid-19 que de la sécurité publique. Il a ainsi considéré que cet arrêté porte une atteinte grave à la liberté fondamentale d’aller et de venir des personnes concernées, et en a suspendu l’exécution.

Un arrêté couvre-feu sera donc possible mais sans doute en étant plus limité, et fondé sur des méconnaissances graves et répétées des règles de confinement… 

Il est à noter que les couvre-feu adoptés ici ou là, et autres arrêtés renforçant le confinement, pouvaient être d’ampleurs très variables (voir ici pour un exemple radical d’interdiction).

 

IV. VOICI CETTE ORDONNANCE

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE CAEN

N°2000711
___________

PRÉFET DU CALVADOS
___________

M. Hervé Guillou
Juge des référés
___________

Audience du 31 mars 2020
Ordonnance du 31 mars 2020
___________

54-035-03
C

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le juge des référés

Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 30 mars 2020, le préfet du Calvados demande au juge des référés de suspendre, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, l’exécution de l’arrêté n°1035 du 25 mars 2020 par lequel le maire de Lisieux a interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune, après 22 heures et avant 5 heures, à compter du 27 mars et jusqu’au 31 mars 2020, en dehors des exceptions prévues par les 1°, 2°, 3°, 4°, 6°, 7° et 8° de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

Il soutient que :

– le maire n’a pas compétence pour prendre les dispositions contestées ;
– l’arrêté est insuffisamment motivé ;
– les circonstances locales ne justifient pas les mesures prises ;
– le principe d’égalité est méconnu.

Par un mémoire en défense, enregistré le 31 mars 2020, la commune de Lisieux conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que :

– la requête est irrecevable ;
– aucun des moyens n’est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de la santé publique ;
– l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 ;
– le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ;
– la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ;
– le code de justice administrative.

Vu le déféré enregistré le 30 mars 2020 par lequel le préfet du Calvados demande au tribunal d’annuler l’arrêté du 25 mars 2020 par lequel le maire de Lisieux a interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune après 22 heures et avant 5 heures à compter du 27 mars et jusqu’au 31 mars 2020 en dehors des exceptions prévues par les 1°, 2°, 3°, 4°, 6°, 7° et 8° de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

En application de l’article 6 de l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020, le président de la formation de jugement a décidé que le nombre de personnes admises à l’audience serait limité à six s’agissant des parties à l’instance, et à deux journalistes s’agissant du public.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Au cours de l’audience publique tenue en présence de Mme Legentil-Karamian, greffier d’audience, M. Guillou a lu son rapport et entendu les observations de M. Mazeau, représentant le préfet du Calvados.

Considérant ce qui suit :

Sur la fin de non-recevoir opposée par la commune de Lisieux :

1. Aux termes de l’article R. 522-1 du code de justice administrative : « La requête visant au prononcé de mesures d’urgence doit contenir l’exposé au moins sommaire des faits et moyens et justifier de l’urgence de l’affaire. A peine d’irrecevabilité, les conclusions tendant à la suspension d’une décision administrative ou de certains de ses effets doivent être présentées par requête distincte de la requête à fin d’annulation ou de réformation et accompagnées d’une copie de cette dernière. ».

2. Par un déféré enregistré le 30 mars 2020, le préfet du Calvados demande au tribunal d’annuler l’arrêté du 25 mars 2020 en litige. La fin de non-recevoir opposée par la commune de Lisieux tirée du défaut de requête distincte doit donc être écartée.

Sur les conclusions fondées sur l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

3. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. », et aux termes de l’article L. 522-1 dudit code : « Le juge des référés statue au terme d’une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu’il lui est demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d’y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l’heure de l’audience publique (…) ».

4. Par un arrêté du 25 mars 2020, le maire de Lisieux a interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune après 22 heures et avant 5 heures à compter du 27 mars et jusqu’au 31 mars 2020, en dehors des exceptions prévues par les 1°, 2°, 3°, 4°, 6°, 7° et 8° de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (article 1er), cette disposition ne s’appliquant pas aux personnes intervenant pour des missions de service public et se déplaçant pour leurs activités professionnelles (article 2) .

5. Bien que l’interdiction de circulation ainsi édictée soit limitée à l’exception des interdictions de circuler prévues par les dispositions du 5° du I de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 citées au point 6, cet arrêté est susceptible de porter une atteinte grave à la liberté d’aller et de venir des personnes concernées, qui constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Ainsi la condition d’urgence prévue par le même article est remplie en l’espèce.

6. D’une part, aux termes de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, issu de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population. Le ministre peut habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions (..) ». Aux termes de l’article L3131-15 du même code : « Dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; (..) 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature (…) ». Aux termes de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 : « I. – Jusqu’au 31 mars 2020, tout déplacement de personne hors de son domicile est interdit à l’exception des déplacements pour les motifs suivants en évitant tout regroupement de personnes : 1° Trajets entre le domicile et le ou les lieux d’exercice de l’activité professionnelle et déplacements professionnels insusceptibles d’être différés ; 2° Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées par l’article 8 du présent décret ; 3° Déplacements pour motifs de santé à l’exception des consultations et soins pouvant être assurés à distance et, sauf pour les patients atteints d’une affection de longue durée, de ceux qui peuvent être différés ; 4° Déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance des personnes vulnérables et pour la garde d’enfants ; 5° Déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie ; 6° Déplacements résultant d’une obligation de présentation aux services de police ou de gendarmerie nationales ou à tout autre service ou professionnel, imposée par l’autorité de police administrative ou l’autorité judiciaire ; 7° Déplacements résultant d’une convocation émanant d’une juridiction administrative ou de l’autorité judiciaire ; 8° Déplacements aux seules fins de participer à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative et dans les conditions qu’elle précise. (…) III. – Le représentant de l’Etat dans le département est habilité à adopter des mesures plus restrictives en matière de trajets et déplacements des personnes lorsque les circonstances locales l’exigent. ».

7. D’autre part, aux termes de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales : « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : (…) 5° Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, (…) les maladies épidémiques ou contagieuses »

8. Les dispositions citées au point 6 confèrent à l’Etat un pouvoir de police spéciale en cas d’urgence sanitaire. Parmi ces mesures figurent celles restreignant ou interdisant la circulation des personnes et des véhicules. Toutefois ce pouvoir de police spéciale ne fait pas obstacle à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales. Cependant, la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d’épidémie.

9. En l’espèce l’arrêté contesté interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune de Lisieux après 22 heures et avant 5 heures à compter du 27 mars et jusqu’au 31 mars 2020 en dehors des exceptions prévues par les 1°, 2°, 3°, 4°, 6°, 7° et 8° de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, cette interdiction ne s’appliquant pas aux personnes intervenant pour des missions de service public et se déplaçant pour leurs activités professionnelles, activités dont la liste n’est d’ailleurs qu’indicative. Les circonstances que les sapeurs-pompiers de Lisieux sont intervenus durant les nuits des 18 au 19 mars et 22 au 23 mars 2020 pour éteindre des feux de poubelles et qu’il a été constaté le matin du 25 mars 2020 des traces d’effraction et des dégradations au stade Bielman ne sont pas suffisantes pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires imposées par l’arrêté contesté tant au regard du risque de propagation de l’épidémie de covid-19 que de la sécurité publique.

10. Il résulte de ce qui précède que le préfet du Calvados est fondé à demander la suspension de l’exécution de l’arrêté n°1035 du 25 mars 2020 pris par le maire de Lisieux.

O R D O N N E :

Article 1er : L’exécution de l’arrêté n°1035 du 25 mars 2020 par lequel le maire de Lisieux a interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune, après 22 heures et avant 5 heures, à compter du 27 mars et jusqu’au 31 mars 2020 est suspendue jusqu’à ce que le tribunal statue au fond sur la légalité de cet arrêté.

Article 2 La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l’intérieur et à la commune de Lisieux.

Copie en sera adressée au préfet du Calvados et au procureur de la République près le tribunal judiciaire.

Fait à Caen, le 31 mars 2020.

Le juge des référés, La greffière en chef,

Signé Signé

H. GUILLOU P. LEGENTIL-KARAMIAN

La République mande et ordonne au ministre de l’intérieur, en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente ordonnance.

Pour copie certifiée conforme à l’original,
La greffière en chef,

P. Legentil-Karamian