Le Garde des sceaux vient d’être mis en examen. Certes.
Nonobstant la présomption d’innocence, nul doute que cela va buzzer, façon nid de guêpes, autour du Ministre de la Justice. Soit.
Mais pour le praticien, pour celui qui manie chaque jour cette infraction, c’est juste un peu plus de venin du à cette infraction qui censure parfois quelques élus malhonnêtes, certes, mais aussi, et bien plus souvent, qui frappe des gens honnêtes, scrupuleux.
Car cette infraction est piégeuse et, même, tout à fait scandaleuse dans l’amplitude qui lui a été donnée, un peu depuis 1905.. et beaucoup depuis les années 1996-1999. Et grâces soient rendues à divers acteurs à l’éthique indiscutable, comme la HATVP… qui demandent une réforme raisonnable de ce délit qui ne l’est pas.
Décortiquons tout ceci, y compris en abordant la jurisprudence administrative, avant que de nous concentrer sur les décisions rendues au judiciaire, puis que de réfléchir, d’une part aux solutions concrètes à déployer à court terme et, d’autre part, aux réformes indispensables à piloter avec prudence…
- I. Une jurisprudence administrative pragmatique mais extensive
- II. … qui suit l’extension toujours plus sévère du juge pénal…
- III. L’intérêt « moral » peut ne pas s’étendre aux choix politiques et aux convictions personnelles (aux positions que l’on défend en fonction de choix personnels, non liés à un intérêt patrimonial, et ce même si on défend ou on a défendu lesdits intérêts dans le cadre d’une association)… Mais l’intérêt « moral » peut en revanche s’étendre vite aux liens familiaux voire amicaux. IL EN RÉSULTE QU’UN ÉLU EST CONDAMNÉ POUR PRISE ILLÉGALE D’INTÉRÊT MÊME QUAND DANS LE LANGAGE COURANT IL N’AURAIT AUCUN INTÉRÊT À L’AFFAIRE ET QUE CELUI-CI N’A PAS UN INSTANT EU LE SENTIMENT DE « MAL FAIRE »
- IV. L’autre élément de l’infraction, à savoir — schématiquement — l’administration ou la surveillance de l’affaire, donne lieu lui-aussi à une exigence toujours plus stricte du juge, conduisant à censurer même les mesures visant à prévenir (certes maladroitement) les conflits d’intérêts. Cela dit, quelques conseils opérationnels simples permettent d’éviter l’immense majorité de ces infractions.
- V. A moyen terme, il s’impose de réussir à réformer cette infraction comme le demande la HATVP… sans pour autant relancer le « tous pourris » qui tue notre Démocratie représentative
- VI. Un peu plus de lecture à ce sujet ?
I. Une jurisprudence administrative pragmatique mais extensive
Aux termes de l’article 1er de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique :
« Les membres du Gouvernement, les personnes titulaires d’un mandat électif local ainsi que celles chargées d’une mission de service public exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts. Les membres des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes exercent également leurs fonctions avec impartialité. »
En outre, l’article 2 de la même loi a introduit des obligations d’abstention à la charge d’une personne qui se trouverait en situation de conflit d’intérêts :
« I. – Au sens de la présente loi, constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction.»
… Si nous en étions encore à une telle définition, nous serions heureux et rares seraient les élus et les cadres injustement condamnés.
NB : voir aussi les exceptions prévues par l’article 432-12 du Code pénal alinéa 2 relatif à la prise illégale d’intérêt.
En fait, tout ce dispositif apporte peu par rapport à la très vieille prohibition aujourd’hui insérée à l’article L. 2131-11 du CGCT :
« Sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l’affaire qui en fait l’objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires. »
La participation à une délibération d’un élu personnellement intéressé à l’affaire est donc par principe illégale.
En pratique, tout élu personnellement intéressé à une affaire doit s’abstenir de participer tant au vote qu’aux discussions du conseil portant sur l’affaire qui l’intéresse.
Cela explique que les conseillers intéressés qui se déportent ne sont pas pris en compte dans le calcul du quorum (CE, 19 janvier 1983, Chauré, Rec. 7). En revanche, s’ils participent à la délibération, ils sont bien pris en compte dans le quorum puisqu’ils sont présents, mais leur présence ne sera pris en compte que dans l’appréciation
En premier lieu, le juge contrôle si l’élu est intéressé à l’affaire, c’est-à-dire s’il a un intérêt qui se distingue de celui de la « généralité des habitants » (CE, 16 décembre 1994, Cne d’Oullins, req. n° 145370, Rec. 559). Autrement dit, l’intérêt personnel ne doit pas être particulier, c’est-à-dire qu’il ne doit pas poursuivre des « objectifs » différents de ceux de la généralité des habitants.
Cet intérêt est entendu très largement, puisqu’il est reconnu même :
- s’il n’est pas profitable : Est illégale la délibération à laquelle a pris part un conseiller municipal, par ailleurs directeur d’une école privée au bénéfice de laquelle l’octroi d’une subvention a été votée, « alors même qu’il ne pouvait retirer aucun profit personnel de la subvention accordée à l’organisme de gestion de l’école » (CE, 12 juin 1996, OGEC de l’Ile d’Elle, req. n° 146030, Rec. 226).
De même, le conseiller municipal, par ailleurs délégué local salarié d’une société chargée de réaliser des opérations de restauration dans un secteur sauvegardé, est intéressé à une délibération par laquelle le conseil municipal émet un avis sur le projet de plan de sauvegarde et de mise en valeur de ce secteur (CE, 26 février 1982, Assoc. «renaissance d’Uzès », req. n° 12440 et 21704).
- s’il est indirect : Un élu peut aussi être considéré comme personnellement intéressé alors même que l’intérêt serait indirect.
Par exemple, les liens de proche parenté (ascendants, descendants ou collatéraux au premier degré) conduisent à considérer l’élu comme personnellement intéressé (CE, 23 février 1990, Cne de Plouguernével c. Lenoir, req. n. 78130 ; voir aussi : CE, 26 février 1975, Garrigou, Rec. 154 ; TA Toulouse, 20 juillet 1988, Téron, Rec. T. 655).
De même, est illégale une délibération engageant une procédure d’expropriation d’un chemin privé afin d’améliorer la desserte d’une S.A.R.L. dont un conseiller municipal était le gérant (CE, 2 décembre 1987, Min. de l’Intérieur, Cne de Vocance c/ société Ets Jean Berne, req. n° 68549).
En revanche, la participation en qualité de représentant d’une commune à un organisme qui lui est rattaché, ne caractérise pas un intérêt à l’affaire :
- ainsi, le maire, président d’une SEM à la suite du mandat qu’il avait reçu du conseil municipal pour représenter la commune à son conseil d’administration, n’est pas personnellement intéressé à l’affaire faisant l’objet d’une délibération l’autorisant à concéder à la société une opération d’aménagement urbain (CE, 22 mars 1978, Groupement foncier agricole des Cinq-Ponts, req. n° 01713) ;
- de même, à propos d’une délibération décidant le déclassement de certaines voies communales et leur cession à un office public d’aménagement de construction : la circonstance que deux conseillers municipaux ayant pris part à la délibération étaient l’un président, l’autre membres du conseil d’administration de l’office, compte tenu du caractère public de cet établissement, ne saurait les faire regarder comme intéressés à l’affaire qui a fait l’objet de cette délibération (CAA Versailles, 15 mai 2008, Ville de Versailles, req. n° 06VE01131).
De même, il n’y a pas d’intérêt personnel à une affaire lorsqu’il s’agit d’un intérêt rattaché à la qualité d’habitant ou de contribuable. Par exemple :
- un maire propriétaire d’une parcelle de terrain située dans une zone du plan d’occupation des sols dont le règlement a été modifié dans un sens favorable à la construction conformément aux vœux du conseil municipal, n’est pas intéressé (CE, 20 janvier 1989, Association des amis de Chérence, req. n° 75442, Rec. tables 511) ;
- ne sont pas davantage intéressés, le maire et un conseiller municipal résidant dans un hameau qui pourra être raccordé au réseau d’eau potable grâce à l’adhésion de la commune à un syndicat intercommunal, au prix d’un renchérissement du coût de la distribution d’eau pour l’ensemble de la commune (CE, 10 janvier 1992, Association des usagers de l’eau de Peyreleau, req. n° 97476, Rec. 13) ;
- plus encore, le Conseil d’Etat semble avoir considéré que l’octroi d’une indemnité de fonctions à des conseillers qui ne remplissent pas une fonction particulière au sens de la loi est illégale, mais la délibération n’est pas viciée par la participation des conseillers concernés (CE, 6 décembre 1993, Communauté urbaine de Lyon, req. n° 132793, Rec. tables 652). Toutefois, cette interprétation est très incertaine car la solution serait très implicite, bien que la doctrine la retienne (voir CGCT, note 15 sous art. L. 2131-11).
En second lieu, le juge apprécie l’incidence effective de la participation de l’élu intéressé sur le résultat du vote (CE, 12 février 1986, Cne Ota, Rec. 39). Autrement dit, c’est l’influence effective de l’élu sur l’organe délibérant décisionnaire qui est prise en compte, et non sa seule présence au moment où la décision est définitivement adoptée.
D’une part, l’influence va être appréciée au regard de l’objet de la délibération : le Conseil d’Etat a en effet admis la participation de conseillers municipaux, qui se sont vus attribuer le marché en cause, aux délibérations du conseil municipal aux motifs que
« si ont pris part à l’adoption de la délibération deux conseillers municipaux qui se sont vu par la suite attribuer deux marchés concourant à l’opération et un conseiller municipal chargé par la commune de l’élaboration du projet en tant qu’architecte, cette circonstance ne conduit pas à les faire regarder comme « intéressés à l’affaire » qui a fait l’objet de la délibération attaquée, laquelle se bornait à organiser administrativement l’appel d’offres sans influer sur le choix des titulaires des marchés à intervenir ; qu’ainsi la participation de ces trois personnes à la délibération n’a pas entaché celle-ci d’illégalité » (CE, 8 juin 1994, M. Mas, req. n° 141026).
D’autre part, l’influence va être appréciée au regard de l’ampleur de la majorité des conseillers qui a permis l’adoption de l’acte. Une large majorité, voire l’unanimité, signifiera souvent que la participation de l’élu, même indiscutablement intéressé, n’a pas exercé une influence sur le scrutin, donc sur la légalité de la délibération. En revanche, si tel n’est pas le cas, le juge en tire les conséquences (CE, 23 février 1990, Commune de Plouguernevel c/ Lenoir, req. n° 78130 ; CE, 26 février 1975, Garrigou, Rec. 154 ; CE, 11 décembre 1992, Stehly, req. n° 89121). Toutefois, lorsque l’élu apparaît particulièrement intéressé (tel est le cas par exemple lorsque l’intérêt présente un aspect financier, notamment lorsque l’élu est président d’un club sportif qui perçoit une subvention du conseil municipal, ainsi que président d’une société commerciale créancière dudit club) et qu’il a été particulièrement impliqué dans le processus décisionnel (notamment lorsque l’élu a été rapporteur du projet de délibération), son influence est établie quelle que soit la majorité à laquelle la délibération a été adoptée (TA Lille, 7 mai 1969, Sieur Kahn, Rec. tables 632).
Il n’en demeure pas moins que les jurisprudences sont casuistiques ce qui rend la position du juge difficilement prévisible.
Ainsi, et alors même qu’elle a été adoptée à l’unanimité, le Conseil d’Etat a annulé une délibération par laquelle un conseiller municipal était recruté comme agent de service, dès lors que ce dernier avait participé à la délibération (CE, 22 février 1995, Commune de Menotey, req. n° 150713).
Parfois, le juge admet des annulations partielles, et non totales, cas de conflit d’intérêts (voir CAA Bordeaux, 25/1/17, n° 13NC01758 ; voir ici).
NB : le CGCT prévoit également un dispositif spécifique aux exécutifs communaux : voir article L.2122-26 du CGCT. Voir ci-après IV.
II. … qui suit l’extension toujours plus sévère du juge pénal…
La prise illégale d’intérêts de l’article 432-12 du Code pénal (ex ingérence) ne sanctionne pas que des cas manifestes de fraude : c’est une redoutable arme contre les élus honnêtes et les cadres territoriaux irréprochables. En effet, le juge a une vision extrêmement extensive de cette infraction :
- une personne sera supposée avoir l’administration ou la surveillance d’une affaire publique, au sens de l’article 432-12 du Code pénal, dès lors qu’il a en charge un domaine en pratique, même par simple bonne volonté en dehors de toute délégation de signature ou de compétence à cet effet ;
- l’intérêt personnel sanctionnable pourra être, selon le juge, « moral », c’est-à-dire qu’on peut être intéressé non pour son patrimoine matériel, mais pour l’intérêt que l’on porte à autrui, membre de sa famille ou autre. Dès lors ont été sanctionnés des édiles qui auraient du se déporter parce qu’un de leurs familiers se présentait à un poste à pourvoir, ou parce que la commune omettait de percevoir une redevance d’un beau-frère du maire garagiste (encore une affaire de voitures !) dont les voitures occupaient la chaussée alors même que ladite redevance n’avait jamais été payée sous aucune municipalité précédente, nul n’ayant envisagé que cette occupation du domaine pût donner lieu à perception d’une redevance dans le village. Etc.
En 1961, la chambre criminelle de la Cour de cassation l’a très clairement énoncé [1], en exposant que ce délit :
« se consomme par le seul abus de la fonction, indépendamment de la recherche d’un gain ou de tout autre avantage personnel » (Cass. crim., 2 novembre 1961, Jean-Joseph : Bull. crim. 438.)
Autrement dit, pour caricaturer il y a prise illégale d’intérêts même sans intérêt.
Restent quelques dérogations atténuant la rigueur de cette infractions dans les communes de moins de 3 500 habitants.
Sources : Cass. Crim., 20 mars 1990 : Bull. crim., n. 121 ; J.C.P., 1990, IV, 237. Voir aussi Cass. crim., 23 déc. 1952 : Bull. .crim., n. 324. Cass. crim., 2 nov. 1961 : Bull. crim., n. 438. A comparer, dans le même sens, avec Cass. crim. 19 mai 1999, De la Lombardière de Canson et Vittoz (2 espèces) : Droit pénal 1999 n° 139. Cass.crim. 20 févr. 1995 (Inédit). Voir Cass. crim., 22 sept. 1998, Tepa Taratiera : Droit pénal, 1999 n° 21 (intérêt pour la signature d’un contrat d’embauche d’une sœur). Cass. crim., 29 sept. 1999, Procureur général près la CA de Colmar, Kauffmann : Droit pénal, 2000, n° 15 ; voir aussi Cass. crim., 4 mars 2020, 19-83.390, Publié au bulletin (voir plus largement : Un maire peut-il recruter sa soeur comme DGS ? ).
D’ailleurs, la cuvée 2020 du toujours excellent Observatoire de la SMACL confirme que pour les infractions dites « volontaires », continue à s’imposer aux statistiques une forte prédominance du délit de prise illégale d’intérêts, ô combien dangereux pour les élus même honnêtes (surtout les élus honnêtes qui ne voient pas le danger venir ; les — rares — élus malhonnêtes s’informent suffisamment pour éviter ce péril). Voir :
Voir aussi cette vidéo d’échanges de 21 mn entre votre bien dévoué et M. Luc Brunet, responsable de cet observatoire
https://youtu.be/U8dsNLfmHS4
III. L’intérêt « moral » peut ne pas s’étendre aux choix politiques et aux convictions personnelles (aux positions que l’on défend en fonction de choix personnels, non liés à un intérêt patrimonial, et ce même si on défend ou on a défendu lesdits intérêts dans le cadre d’une association)… Mais l’intérêt « moral » peut en revanche s’étendre vite aux liens familiaux voire amicaux. IL EN RÉSULTE QU’UN ÉLU EST CONDAMNÉ POUR PRISE ILLÉGALE D’INTÉRÊT MÊME QUAND DANS LE LANGAGE COURANT IL N’AURAIT AUCUN INTÉRÊT À L’AFFAIRE ET QUE CELUI-CI N’A PAS UN INSTANT EU LE SENTIMENT DE « MAL FAIRE »
Le problème de cet intérêt moral sanctionné par le juge pénal est qu’il est donc désormais très large, presque sans limite. Et cette extension se retrouve en droit public, puisque le juge administratif estime qu’une délibération constituant ce délit est illégale.
NB : sur ce dernier point, C.E., 25 janvier 1957 Société Cracco : rec., p. 56 ; C.E., 9 novembre 1984, Laborde Casteix : rec., p. 356.
L’arrêt du 22 février 2016 (CE, n° 367901 ; voir ici) traite de cette question de l’intérêt réel de conseillers municipaux, militants, mais sans que cet intérêt ait le moindre aspect directement patrimonial. Le Conseil d’Etat résume ainsi les faits :
« devant la cour, les sociétés requérantes ont fait valoir que la délibération litigieuse avait été adoptée en méconnaissance de ces dispositions, dès lors que deux conseillers municipaux, anciens membres d’un collectif de riverains opposés à la présence de la centrale d’enrobage dans la zone d’activités de Piossane III, avaient participé au vote et que la délibération avait eu précisément pour objet de modifier le règlement du plan local d’urbanisme pour interdire, dans le secteur concerné, les installations classées comportant une activité de fabrication et de transformation »
La Cour administrative d’appel avait balayé l’argument de manière un peu sommaire, reconnait à mi-mots le Conseil d’Etat :
pour écarter ce moyen, la cour a jugé qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que ces personnes auraient influencé le conseil municipal pour des motifs d’intérêt personnel ;
Le Conseil d’Etat reformule cette position de la CAA, pour la défendre, mais en l’exposant de manière plus nuancée
« que c’est sans erreur de droit que la cour a implicitement mais nécessairement jugé que les dispositions de l’article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales n’interdisaient pas, par principe, à des conseillers municipaux membres d’une association d’opinion opposée à l’implantation de certaines activités sur le territoire de la commune de délibérer sur une modification du plan local d’urbanisme ayant pour objet de restreindre ces activités ; qu’en retenant qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que ces personnes auraient influencé le conseil municipal pour des motifs d’intérêt personnel, pour en déduire que les dispositions de l’article L. 2131-11 n’avaient pas, en l’espèce, été méconnues, la cour n’a entaché son arrêt d’aucune dénaturation ou erreur de qualification juridique ;»
L’intérêt personnel sanctionnable ou source d’illégalité est donc un intérêt ayant des aspects patrimoniaux. Mais pas une question d’opinion ou de militance. Les élus n’ont pas le droit d’avoir de conflit ni même de cohabitation entre les intérêts placés sous leur administration ou leur surveillance, d’une part, et les intérêts matériels qui les touchent directement ou qui touchent leurs proches, même leurs « proches pas très proches ». Mais les élus ont encore le droit d’avoir des opinions. C’est, en Démocratie représentative, bien le moins ! Reste que cet arrêt a été posé par le juge administratif, parfois un peu moins sévère en ce domaine que le juge pénal (même si en théorie depuis au moins 1991 un lien est fait entre illégalité administrative et sanction pénale de ce chef, pour résumer une question complexe).
L’intérêt « moral » peut en revanche s’étendre aux liens amicaux… un maire ne pouvant administrer ou surveiller une affaire où prend part un ami de longue date (le maire aurait du au minimum se déporter, recourir à l’article L.2122-26 du CGCT). Le juge a du être sensible au fait qu’en l’espèce il s’agissait d’une opération qui ne s’imposait pas à la commune (ce n’est pas comme accepter ou refuser une permission de voirie…). Attention donc aux effets de cet arrêt :
Cass. crim., 5 avril 2018, 17-81.912 (voir ici cet arrêt).
Certes, l’intérêt personnel de l’élu peut être direct, toucher son patrimoine, auquel cas nul doute sur la pertinence de cette infraction (pour un cas amusant, voir T. corr. Bobigny, 1er juin 2011, D., n° 082738085).
Car ce qui sera appréhendé par le juge, c’est la possibilité qu’il y ait conflit d’intérêts… même si l’élu « y perd », et ce n’est pas nouveau puisque ce point précis remonte à une jurisprudence de 1905.
Sources : Cass. crim., 15 décembre 1905, Lanoix (ou Lacroix, selon les publications…) :D., 1907‑1‑195. Pour un autre cas, concernant un agent : CA Rennes, 13 décembre 1994, Dép. du Finistère : D. 1997, Jurisp. p. 361, note J. Bénoit. Cass. crim., 23 février 1988,Petit (cité par A. Vitu, Jurisclasseur pénal, art. 432‑12, 1999, n. 19. Voir aussi p. ex. Trib. corr. Poitiers, 19 mars 1980, X. : J.C.P., 1980, II, n. 19409, note R. de Lestang ou Trib. corr. Valence, 30 juin 1987, Faiella : G.P., n. 296‑297, 23, 24 octobre 1987, p. 12. Voir aussi Cass. crim., 25 juin 1996 : Bull. crim. 273. Or, dans ce cadre, cela fait belle lurette que le juge pénal sanctionne l’élu qui recrute des membres de sa famille au titre de l’article 432-12 du Code pénal (voir par exemple Tbl. corr. Meaux, 19 octobre 2006, C., CM-4011).
Summum jus, summa injuria (Cicéron)
IV. L’autre élément de l’infraction, à savoir — schématiquement — l’administration ou la surveillance de l’affaire, donne lieu lui-aussi à une exigence toujours plus stricte du juge, conduisant à censurer même les mesures visant à prévenir (certes maladroitement) les conflits d’intérêts. Cela dit, quelques conseils opérationnels simples permettent d’éviter l’immense majorité de ces infractions.
L’autre élément, celui consistant pour la personne chargée d’une fonction publique lato sensu, consiste à avoir la « charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, » dans l’affaire publique (et parfois parapublique) placée sous sa garde.
Oui mais là aussi le juge tape dur, tape fort et, surtout, tape large. Très large.
Il y a quelques mois encore, il censurait le fait d’avoir eu une réunion à ce sujet, pour un édile, très en amont, alors même qu’il s’agissait de savoir comment éviter, comment gérer, le conflit d’intérêts. Voir :
- Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 20 janvier 2021, 19-86.702, Inédit
- https://blog.landot-avocats.net/2021/02/19/prise-illegale-dinterets-gare-aux-reunions-meme-informelles/
Cela rend vraiment les choses compliquées sauf à n’avoir pour élus locaux ou nationaux que des moines et des moniales ayant fait voeu de pauvreté et de chasteté et ayant choisi de se cloitrer hors les frontières nationales (et encore, pour les débats relatifs à la laïcité aurions nous des difficultés…).
Soyons un peu pratiques à court terme et voyons comment s’en sortir, concrètement.
En résumé, pour prendre le cas des communes :
- S’agissant d’un conseiller municipal, il faut donc ne pas participer à une délibération en cas d’intérêt personnel même pour autrui, ne pas participer aux commissions, ne pas envoyer des courriels de soutien à telle ou telle cause pouvant être un cas de conflit d’intérêts, etc.
- S’agissant d’un conseiller délégué ou d’un adjoint au maire, il importe en sus de travailler sur les délégations de fonctions pour éviter tout conflit d’intérêts, et ce avec beaucoup plus de prudence que ce que l’on croit usuellement
- S’agissant d’un maire, le cas est plus délicat. Le maire ne doit pas participer même de loin, même par influence, aux délibérations au titre desquelles il a un conflit d’intérêts. Pour les actes de l’exécutif, y compris au contentieux, s’applique la procédure de « déport » de l’article L. 2122-26 du CGCT ou, en COM, de ses équivalents ultramarins (et à cette occasion le maire ne doit pas non plus sans influencer ladite délibération), mais le juge s’il est appelé à peut-être censurer un acte de l’exécutif à ce titre, doit vérifier qu’il y a in concreto réellement matière à appliquer cette procédure, et donc qu’il y a bien au cas par cas « opposition d’intérêts » au titre des actes en cause, car parfois une simple délégation à un adjoint (ou à un vice président en intercommunalité par exemple) peut suffire… Cependant, cette dernière solution devra, si l’on intègre les dimensions pénales de l’affaire, n’être que très limitée, et ne doit pas conduire à une distinction entre conflits d’intérêts et opposition d’intérêts, car le juge pénal, lui, ne s’encombre pas de telles subtilités loin s’en faut.
Voir sur ces derniers points CE, 30 janvier 2020, n° 421952 (voir ici cet arrêt et notre article alors).
Voir aussi pour une application à l’urbanisme : https://blog.landot-avocats.net/2019/11/14/interet-personnel-du-maire-et-urbanisme-mode-demploi-pour-eviter-les-pieges-mediatico-judiciaires/
Dans ce cadre, nous ne pouvons que suggérer de bien prendre le temps de regarder cette vidéo de 12 mn présentée par votre serviteur :
V. A moyen terme, il s’impose de réussir à réformer cette infraction comme le demande la HATVP… sans pour autant relancer le « tous pourris » qui tue notre Démocratie représentative
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, via son rapport pour 2020, a été très prolixe, et même passionnante, sur de nombreux points.
AU NOMBRE DE SES PROPOSITIONS ON NOTERA LA PROPOSITION, n°2, PARTICULIÈREMENT BIENVENUE SELON NOUS, SUR LA PRISE ILLÉGALE D’INTÉRÊTS (L’ÉLU NE SERAIT SANCTIONNÉ QUE DANS DES CAS DE RÉEL CONFLIT D’INTÉRÊTS SCHÉMATIQUEMENT, ce qui éviterait bien des injustices).
Voir :
- La HATVP publie son rapport d’activité de 2020… avec une proposition choc sur les conflits d’intérêts
- voir aussi antérieurement : Les annonces de D. Migaud sur la HATVP, sur les conflits d’intérêts, sur les référents déontologues, sur le référent alerte éthique…
Tout le problème est de réformer ce point sans donner l’impression terrible d’une auto-amnistie, qui relancerait le pire des poujadismes, qui alimenterait l’abstention et le sentiment du Peuple que la démocratie représentative ne fonctionne pas. Alors qu’elle fonctionne. Que l’immense majorité des élus, et ce à tous niveaux, est composée de gens biens, etc. etc.
Voir :
VI. Un peu plus de lecture à ce sujet ?
Ce blog a souvent traité des prises illégales d’intérêts :
https://blog.landot-avocats.net/?s=prise+illégale+d%27intérêt
Et l’auteur de ces lignes se permet même sur ce point de renvoyer à sa propre thèse de doctorat en droit consacrée à ce sujet :
- L’interet personnel des elus locaux en droit administratif francais
- L’interet personnel des elus locaux en droit … – Librairie Dalloz
- Amazon.fr – L’intérêt personnel des élus locaux en droit administratif …
- these Eric LANDOT : L’interet personnel des elus locaux en droit …
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