« Les documents administratifs doivent […] être rédigés en langue française.» vient de poser le Conseil d’Etat, ce qui n’interdit pas des traductions, notamment en langue régionale (II)… Mais ce principe est d’une nouveauté toute relative (I).
I. Rappel des épisodes précédents
La loi « Toubon » n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française précisait l’article 2 de la Constitution et, par certains côtés, réactivait l’ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 aout 1539.
Oui mais de cette loi, les juridictions ont, en droit public, donné un mode d’emploi subtil.
Que nous dit le Conseil constitutionnel ? Une chose fort claire :
«8. […] l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ; que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage ; que l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ; que son application ne doit pas conduire à méconnaître l’importance que revêt, en matière d’enseignement, de recherche et de communication audiovisuelle, la liberté d’expression et de communication ; »
[Décision 99-412 DC – 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires – Non conformité partielle]
Voir plus récemment la décision n° 2021-818 DC du 21 mai 2021, avec un important volet sur les langues régionales. Voir :
Passons à l’autre aile du Palais Royal. Ouvrons les entrailles du recueil Lebon et invoquons la loi Toubon. Cela fonctionnera peut être mieux ? De fait, là, les matériaux divinatoires sont moins rares :
- Irrégularité d’une offre en raison d’une pièce l’accompagnant qui n’était pas traduite en français
- Do U speak français ? [le juge et l’idiome ; suite et pas fin]
- Do U speak français ? [administrations et langue de Molière ; mise à jour au 23/7/20]
- Alsace-Moselle : quand un texte de droit local, en allemand, remontant à la période 1871-1918, est-il encore applicable ?
- Les personnes publiques françaises peuvent, mais seulement dans des cas exceptionnels, en France, se promouvoir en anglais à destination d’un public étranger
- Une circulaire pour la féminisation des titres mais contre l’écriture inclusive
- Marchés publics : Molière NON ; l’interprétariat, OUI. Une application par le TA de Lyon.
- Marchés publics : le Conseil d’Etat valide les clauses d’interprétariat [vidéo]
- marchés publics : Clause Molière acte II – scène finale
Sauf que là encore, le juge note que ni la loi « Toubon » précitée, ni l’article 2 de la Constitution n’interdisent pas l’usage d’autres langues (voir l’avant dernier alinéa de l’article 6, par exemple), même si, entre autres, les dispositions en matière de marques, par exemple, sont assez strictes (voir l’article 14 de cette loi). Voici quelques jurisprudences :
- acceptation de l’usage de l’anglais pour la candidature française aux JO (TA Paris, juge des référés, 2 mai 2017, Association Francophonie Avenir, Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, Union nationale des écrivains de France, n° 1702872)
- censure du logo d’une Université qui incluait l’expression anglaise « PSL Research University» (TA Paris, 21 septembre 2017, Association Francophonie avenir, n°1609169/5-1).
- obligation pour un prospectus présentant une offre d’émission ou un produit financier sur un marché soumis à la loi française d’être rédigé en langue française quitte à être accompagné d’une version traduite dans une langue étrangère (qui ne peut être plus complète ; CE, 20 décembre 2000, Géniteau, n°213415).
- censurant la décision de l’établissement public Sèvres-Cité de la céramique, de REFUSER DE supprimer des affiches qu’il avait diffusées à l’occasion de l’exposition organisée dans ses espaces extérieurs, du 10 juin au 23 octobre 2016, la dénomination « Sèvres Outdoors » (voir ici), au motif que celles-ci ne respectent pas la loi 94-665 du 4 aout 1994 relative à l’emploi de la langue française ( TA Cergy Pontoise, 26 novembre 2018, n° 1610555)…
- position souple en matière de sites Internet (mais pas in situ ; CAA Lyon, 4 juin 2020, n°18LY01058).
- acceptation très souple de formulations de marques en anglais s’il n’existe pas d’expression française de même sens… et le Palais Royal, bon prince, va jusqu’à poser que « let’s » n’a pas d’équivalent dans la langue de Molière, en tous cas pas d’équivalent arrêté par la commission d’enrichissement de la langue française… ce qui est donc le « mètre étalon » en la matière (CE, 22 juillet 2020, n° 435372).
- obligation de présenter les offres des marchés publics en français ainsi que les certificats correspondants (mais encore une fois rien n’interdit la présence de traductions en langue étrangère : CAA Douai, 16 mai 2012, Société NHV, req. n°11DA00727 ; CE, 29 juin 2012, Société Signature, req. n°357617 ; voir dans le même sens et avec sévérité : TA Marseille, 20 octobre 2016, Société Unowhy, req. °1607877 ; voir aussi 1/ Marchés publics : Molière NON ; l’interprétariat, OUI. Une application par le TA de Lyon. 2/ Marchés publics : le Conseil d’Etat valide les clauses d’interprétariat [vidéo] 3/ marchés publics : Clause Molière acte II – scène finale ).
- Voir aussi sur l’obligation d’usage de la langue française pour la rédaction des jugements : « L’anglois s’infiltre à la CAA de Versailles… mais, promptement, voilà que le Palais Royal le boute hors du droit françois » Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 01/04/2022, 450613
- acceptation de la traduction (laquelle n’est pas interdite par la loi) des cartes nationales d’identité : CE, 22 juillet 2022, n°455477
Attention bien sûr à mettre à part le cas des textes écrits en allemand et qui s’imposent encore parfois en Alsace-Moselle (pour ceux des textes adoptés entre 1871 et 1918 et qui — pour certains — ont continué de s’appliquer sur place depuis lors). Pour un aperçu plus complet de cette délicate question, voir : CAA Nancy, 9 juillet 2020, n° 18NC01505; arrêt que nous avons diffusé et commenté ici : Alsace-Moselle : quand un texte de droit local, en allemand, remontant à la période 1871-1918, est-il encore applicable ?
De cette liste de jurisprudence, on notera donc que les marques avec des expressions étrangères sont assez libéralement acceptées si aucun équivalent n’a été arrêté par la commission d’enrichissement de la langue française (CE, 22 juillet 2020, n° 435372) avec sans doute une tolérance plus grande si l’on s’adresse à un public étranger (TA Paris, juge des référés, 2 mai 2017, Association Francophonie Avenir, Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, Union nationale des écrivains de France, n° 1702872) non sans limites toutefois (cf. par exemple TA Cergy Pontoise, 26 novembre 2018, n° 1610555)…
Plus récemment, voir une série de décisions du TA de Paris, validant ou non des marques en anglais selon que des qu’il « existe une expression française de même sens approuvée par la commission d’enrichissement de la langue française et publiée au Journal officiel de la République française » (avec usage de langues étrangères possibles « pour les manifestations, colloques ou congrès qui ne concernent que des étrangers, ainsi que les manifestations de promotion du commerce extérieur de la France »)
Sources
- Tribunal administratif de Paris, 6e Section – 3e Chambre, 6 octobre 2022, 2006809 :
- Tribunal administratif de Paris, 6e Section – 3e Chambre, 6 octobre 2022, 2001586 :
- Tribunal administratif de Paris, 6e Section – 3e Chambre, 6 octobre 2022, 2000013 :
- Tribunal administratif de Paris, 6e Section – 3e Chambre, 20 octobre 2022, 2006810 (à lire, en cliquant sur ce lien, sur la plate-forme Pappers Justice)
Voir nos articles :
- Le Health Data Hub va devoir franciser sa dénomination, au moins en France
- Marques en anglais : l’essentiel est de dégainer avant la Commission d’enrichissement de la langue française
Voir aussi ma courte vidéo faite en mars 2022 à ce sujet (4 mn 11) :
II. La nouvelle décision du Conseil d’Etat
Dans ce cadre, le Conseil d’Etat vient rendre une décision qui, certes entrera aux tables du Conseil d’Etat, mais sans pour autant susciter la surprise.
Une charte de parc naturel régional (PNR) était traduite en provençal.
Conformément aux règles précitées en matière de traduction, et à la décision de la Haute Assemblée sur la traduction des cartes nationales d’identité (CE, 22 juillet 2022, n°455477, précitée), le Conseil d’Etat ne pouvait que valider ce procédé, surtout qu’en vertu de l’article L. 75-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 les langues régionales, désormais, appartiennent au patrimoine de la France.
Dès lors :
« 1. Il ressort de la charte du parc naturel régional du Mont-Ventoux approuvée par le décret attaqué que l’ensemble des orientations et des mesures qu’elle définit sont rédigées entièrement et exclusivement en français. Si certains passages, d’ailleurs ponctuels, de cette charte tels que son préambule, des titres et sous-titres, ainsi que les hauts et bas de pages, sont assortis d’une traduction en langue provençale, cette seule circonstance n’entache pas la charte d’illégalité. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le décret attaqué méconnaît l’article 2 de la Constitution.»
Alors pourquoi parler de cette nouvelle décision ? Parce que de manière plus claire que dans le passé, et plus extensive sans doute, le Conseil d’Etat pose que :
« Les documents administratifs doivent […] être rédigés en langue française.»
Le Conseil d’Etat l’avait déjà imposé pour les jugements par exemple (1er avril 2022, 450613, précité) ou le Conseil constitutionnel pour les personnes morales de droit public et les personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public (Cons. const., 9 avril 1996, Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française, n° 96-373 DC).
Voici cette nouvelle décision, donc, à la nouveauté relative certes :
Source :
Conseil d’État, 31 octobre 2022, n° 444948, aux tables du recueil Lebon
Voir les conclusions du rapporteur public M. Nicolas AGNOUX :
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