Déféré-laïcité : encore faut-il que la préfecture ne croie pas aux miracles !

Quand une commune vend un terrain constructible, en vue de la construction d’un édifice cultuel, à un prix entrant dans l’épure de ce qui est légal (et ce même à un prix n’anticipant pas sur de possibles plus-values), ses actes ne peuvent permettre à une préfecture de gagner un « déféré laïcité » assorti d’un référé suspension dans le cadre de ce nouveau régime.

Cet outil a les charmes de la nouveauté :

  • I. Un nouveau régime pour de vieux problèmes (avec une 1e application rhabillant les burkinis des piscines grenobloises)

Mais encore faut-il un moyen sérieux… 

  • II. Encore faut-il que la Préfecture trouve un moyen sérieux. Sinon, point de miracle (comme vient de le démontrer le juge des référés du TA de Montreuil).

    Reste que cette affaire soulève d’intéressantes problématiques. 

Voyons ceci point par point. 

 

 

I. Un nouveau régime pour de vieux problèmes (avec une 1e application rhabillant les burkinis des piscines grenobloises)

 

Le déféré laïcité avait été une des grandes batailles du projet de loi séparatisme / RPR :

 

Après que la polémique ait commencé à enfler, avec des critiques du CNEN et du Conseil d’Etat, l’article 2 du projet de loi avait fini par être adouci.… pour aboutir dans le texte final à un régime assez ordinaire avec le texte définitif (loi n° 2021-1109 du 24 août 2021) que voici ainsi présenté :

 

Le texte finalement adopté prévoit que lorsque le préfet défère l’acte au tribunal administratif et en demande la suspension provisoire, il est statué sur cette demande de suspension dans un délai de quarante-huit heures, comme tel est le cas pour les actes de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle. Mais ce délai raccourci s’applique si l’acte de la collectivité est de nature à « porter gravement atteinte au principe de neutralité des services publics ».

Citons l’article L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales (CGCT), lequel dispose que :

« Le représentant de l’Etat dans le département défère au tribunal administratif les actes mentionnés à l’article L. 2131-2 qu’il estime contraires à la légalité dans les deux mois suivant leur transmission […]
« Le représentant de l’Etat peut assortir son recours d’une demande de suspension.
« 
Il est fait droit à cette demande si l’un des moyens invoqués paraît, en l’état de l’instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué. Il est statué dans un délai d’un mois.
« 
Jusqu’à ce que le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué par lui ait statué, la demande de suspension en matière d’urbanisme, de marchés et de délégation de service public formulée par le représentant de l’Etat dans les dix jours à compter de la réception de l’acte entraîne la suspension de celui-ci. Au terme d’un délai d’un mois à compter de la réception, si le juge des référés n’a pas statué, l’acte redevient exécutoire.
« 
Lorsque l’acte attaqué est de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle, ou à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat dans la quinzaine de la notification. En ce cas, le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat ou un conseiller d’Etat délégué à cet effet statue dans un délai de quarante-huit heures.
« 
L’appel des jugements du tribunal administratif ainsi que des décisions relatives aux demandes de suspension prévues aux alinéas précédents, rendus sur recours du représentant de l’Etat, est présenté par celui-ci. »

Ce n’est pas à proprement parler un « déféré laïcité » nouveau, un nouveau type de recours donc, contrairement à ce qui est proclamé avec amusement ou indignation ici ou là. C’est plutôt un nouveau cas d’entrée d’un déféré préfectoral avec des conditions un brin différentes d’obtention de la suspension quand à ce déféré est adjoint un référé suspension. Mais trève d’inutiles — et subjectifs — débats de taxonomie.

Voici la circulaire (instruction du 31 décembre 2021) qui a été diffusée à ce sujet :

circulaire BOMI déféré laïcité 202112

 

Une des premières illustrations, sinon la première, avait été l’affaire du Burkini dans les centres aquatiques (piscines) de Grenoble, conduisant à une intéressante (et très débattue) décision du Conseil d’Etat :

 

 

II. Encore faut-il que la Préfecture trouve un moyen sérieux. Sinon, point de miracle (comme vient de le démontrer le juge des référés du TA de Montreuil). Reste que cette affaire soulève d’intéressantes problématiques.

 

NB : cette partie est rédigée en reprenant des phrases des mémoires de mon associé Nicolas Polubocsko et de ma consoeur Sarah Lefebvre. 

 

Une commune de Seine-Saint Denis (93), était propriétaire de parcelles non-viabilisées, en état de friche industrielle.

L’association « Union des musulmans » de ladite commune (UMB) acquiert une partie de ce site afin de construire un lieu de culte.

Le service des Domaines a été sollicité pour évaluer la valeur vénale des parcelles en cause.

Le service des Domaines a ainsi considéré que les parcelles en cause pouvaient être évaluées à la somme de 964.500  €, pour une superficie « approximative » de 6430 m2 et qu’un « accord pourra être recherché dans la limite de la présente évaluation, éventuellement modulée de 10% à titre de marge de négociation en cas de discordance de prix », soit un prix de base de 150 € / m2.

Une délibération est ensuite adoptée par la commune, pour approuver une promesse de vente dudit bien.

Le préfet a ensuite déposé un déféré laïcité avec, donc, demande de suspension de ladite délibération.

Le Préfet devait donc, conformément aux dispositions précitées de l’alinéa 5 de l’article L. 2131-6 du CGCT démontrer :

  1. que la décision portait atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics,
  1. que cette atteinte serait grave, et donc certaine.

 

Cela soulevait une question intéressante mais qui n’a pas in fine été tranchée par la juridiction : une promesse unilatérale de vente par une commune pouvait-elle constituer une atteinte grave au « principe de laïcité des services publics » dès lors qu’aucun service public n’est en cause ?

Dans le sens d’une application limitée aux seuls services publics, voir par exemple le Rapport de la commission spéciale chargée d’examiner le Projet de Loi, après engagement de la procédure accélérée, confortant le respect des principes de la Républiques, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 janvier 2021, n°3797, p.53.

Une autre question était de savoir si une éventuelle atteinte grave à ce titre pouvait résulter d’une promesse unilatérale (acte non définitif au sens de l’article 1124 du Code civil)… ou si l’éventuelle menace ne serait, à la supposer constituée, de toute manière concrétisée qu’ensuite. Mais les difficultés relatives aux actes attaquables ensuite, délicates en contentieux (au moins administratif) ne sont pas à minorer. Reste que la vente étant en l’espèce soumises à plusieurs conditions suspensives (article 1304 du Code civil), l’argument n’était pas sans portée en défense.

NB : sur le caractère ou non définitif des promesses unilatérales, voir notre article « Délibération de cession d’un bien du domaine privé : donné c’est donné… oui mais à partir de quand est-ce donné ? ». 

Surtout, la demande de suspension du préfet n’est, aux termes précités du CGCT, fondée que si les moyens invoqués paraissent, en l’état de l’instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué.

Le Préfet soutenait que la signature de la promesse unilatérale de vente au prix de 868.050 euros était constitutive d’une subvention déguisée à un culte au motif que ce montant était selon lui inférieur à la valeur réelle des parcelles dont la cession est envisagée à l’association.

De fait, laïcité ou pas, prohibition est faite aux personnes publiques de consentir des libéralités dans la gestion de leur patrimoine (Conseil Constitutionnel, DC n° 86-207 du 26 juin 1986 ; CE, Sect., 19 mars 1971, Mergui, req. n° 79962 ; voir une nuance avec CE, Sect., 3 novembre 1997, Commune de Fougerolles, req. n°169473).

Mais ce principe doit être appliqué en prenant en compte deux autres éléments :

  •  s’agissant de l’appréciation du prix pratiqué par une collectivité lors de la cession de l’un de ses biens immobiliers, le contrôle du juge est un contrôle restreint puisqu’il ne censure que l’erreur manifeste d’appréciation commise par la personne publique (v. CE, 8 février 1999, Ville de Lourdes, req., n° 168043 ; v. également TA Lyon, 14 février 2019, req., n° 1700603).
    C’est ce qui explique que la jurisprudence ne sanctionne la vente par une personne publique de l’un de ses biens qu’après avoir constaté que le prix pratiqué était « très inférieur » à l’estimation figurant dans l’avis du service des domaines (CE, 25 septembre 2009, Commune de Courtenay, req., n° 298918 ; v. aussi : CE, 25 novembre 2009, Commune de Mer, req. n° 310028)

 

Surtout, le prix pratiqué respectait la marge de 10 % de l’avis des domaines. Or, pour le juge, tant que le prix pratiqué reste situé dans la marge de négociation indiqué dans l’avis du service des domaines, ce dernier doit être considéré comme ayant été respecté, quand bien le montant de la vente ne serait pas exactement celui proposé par les services de l’Etat ( v. en ce sens : CAA Nantes, 12 octobre 2015, req. n°14NT01284 : acquisition par une commune de parcelles à un prix supérieur de 10 % par rapport à l’estimation du service des domaines).

Au surplus, le prix d’une transaction immobilière peut légalement s’écarter de l’estimation figurant dans l’avis des domaines lorsque les conditions de la vente font peser sur l’acquéreur des charges liées à l’aménagement du bien pour permettre la réalisation de son projet.

Exemple dans le cas d’une association cultuelle : CAA Marseille, 4 novembre 2019, Commune de Valbonne, req. n° 19MA01149, notamment le §7 de l’arrêt. Pour un cas de dépollution (et il doit y en avoir en l’espèce), voir TA Lyon, 14 février 2019, req., n° 1700603.

 

Le TA de Montreuil a noté que nulle aide financière ne s’était, au stade de l’office du juge des référés, glissée dans le montant financier convenu (et incidemment que nulle obligation n’était faite de prendre en compte une possible anticipation sur des montants futurs de valeur vénale, point intéressant en droit d’ailleurs) :

TA Montreuil, ord., 17 février 2023, n°2301691