En référé-liberté, peut-on demander à une autorité publique de prendre des mesures non provisoires ? OU, plus précisément, via un tel recours régi par l’article L. 521-2 du CJA, peut-on demander la suspension d’un acte… alors que la suspension à court terme ne change pas grand chose selon le juge (seules des mesures à long terme le pouvant) ?
Schématiquement, à cette question, dans une affaire concernant la protection des dauphins, le Conseil d’Etat vient d’apporter une réponse négative, rappelant et précisant les limites de ce que l’on peut demander en référé liberté, recours dont il est fait grand usage en ce moment, sans mesure ni raison parfois.
En référé, on peut demander diverses choses (une provision, une mesure d’expertise ou d’instruction, la suspension d’un acte administratif…). Et il y a l’arme puissante, du référé liberté.
Tellement puissante que les requérants (surtout depuis le début de la pandémie…) finissent par l’utiliser pour tout et n’importe quoi. Une ordonnance rendue samedi dernier par le Conseil d’Etat l’illustre encore.
L’article L. 521-2 du CJA dispose que :
« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ».
Ce régime séduit donc par ce qu’il est :
- puissant dans les pouvoirs conférés au juge
- rapide (48 h)
- médiatique (l’intervention du juge validant qu’il y a eu atteinte à une liberté fondamentale… excusez du peu).
MAIS encore faut-il que trois conditions soient réunies :
- une demande de « mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale »
- une atteinte « grave et manifestement illégale » à ladite liberté fondamentale
- l’origine de cette atteinte doit provenir d’une « personne morale de droit public ou [d’]un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public », et ce « dans l’exercice d’un de ses pouvoirs ».
Prenons des exemples récents :
- Un TA a admis un référé liberté quand un élève en situation de handicap n’a pas d’AESH en dépit d’une notification de la MDPH (TA Nice, ord., 15 novembre 2019, n°1905359)
- il peut y avoir référé liberté quand un maire de manière manifestement illégale fait trainer un dossier d’établissement recevant du public (TA Clermont-Ferrand, Ord., 9 septembre 2017, n° 1701643 ; voir Duel contentieux à BK Corral. Une victime : le maire. Un gagnant : le référé liberté. )
- c’est également la bonne voie en matière de fichages (sur le principe ; pour un cas d’admissibilité du recours mais de rejet du recours, voir CE, ord., 4 janvier 2021, n° 447868 et suivants, n°447970, n°447972 et n°447974 [4 ordonnances distinctes] Voici les décisions par lesquelles, en référé, le Conseil d’Etat refuse de censurer les nouvelles règles de fichage )
- c’est aussi la voie par exemple en matière de liberté de la presse menacée, ou non, par les règles de sécurité et d’encadrement des manifestations ou des expulsions de migrants (CE, ord., 3 février 2021, n° 448721 : Le droit d’informer ouvre-t-il aux journalistes un droit à se rendre sur les lieux où se déroule l’actualité ? La liberté de la presse est-elle une liberté fondamentale ? )
- sur sur les conditions de vie en prison (et sur l’office du juge administratif des référés en ce domaine), voir l’importante décision CE, 19 octobre 2020, n° 439372 et 439444
- sur les fermetures de lieux de culte, voir CE, ord., 25 novembre 2020, n° 446303 (Fermeture d’édifices cultuels : le mode d’emploi du Conseil d’Etat, ce jour [affaire de la mosquée de Pantin])
- et surtout de très nombreuses décisions ont été rendues en référé liberté à propos des mesures prises en ces temps de Covid-19. Citons Sources : CE, ord., 17 avril 2020, n°440057. Voir aussi : TA de Montpellier, ord., 26 mars 2020, n° 2001502 ; TA de la Guadeloupe, ord. 27 mars 2020, n°2000294 ; TA Caen ord., 31 mars 2020, n°2000711 ; TA de Montpellier, ord., 31 mars 2020, n° 2001567 ; TA Versailles, ord. 3 avril 3020, n° 2002287 (refus de dérogation de réouverture d’un marché) ; TA de Montpellier, ord., 3 avril 2020, n° 2001599 ; TA Montreuil, ord. 3 avril 2020, n°2003861 (couvre-feu) ; TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001647 ; TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001660 ; TA Cergy-Pontoise, ord., 9 avril 2020, LDH, n°2003905 ; TA de La Guadeloupe, ord., 20 avril 2020, n°2000340 ; TA Nancy, ord. 21 avril 2020, n°2001055 ; TA Nice, ord., 22 avril 2020, n°200178 ; TA Toulon, 23 avril 2020, LDH, n° 2001178 ; TA Nantes, ord., 24 avril 2020, n°2004365 ; TA Cergy-Pontoise, ord., 24 avril 2020, n°2004143 ; CE, ord. 24 avril 2020, n° 440177 ; TA Cergy-Pontoise, ord., 27 avril 2020, n°2004144 ; TA Nantes, ord., 28 avril 2020, n°2004501 (couvre-feu) ; TA Bordeaux, ord., 28 avril 2020, n°2001867 (circulation ; recevabilité des référés liberté) ; CE, ord., 30 avril 2020, n°440179 (vélo) ; CE, ord., 30 avril 2020, n° 440267 (déplacement) ; TA de Cergy-Pontoise, ord., 5 mai 2020, n° 2004187 ; etc.
NB : à ce dernier sujet, voir un intéressant débat sur le point de savoir quelle liberté serait, ou non, mise en danger par l’obligation du port d’un masque en temps de pandémie : A quelle liberté l’obligation du port du masque peut-elle porter atteinte ? [mise à jour, au 26 mai, d’une nouvelle décision] : TA Strasbourg, ord. 23 mai 2020 n°2003056 puis 25 mai 2020, n° 2003058).
Mais il ne faut pas non plus que les atouts du référé liberté ne fassent perdre de vue que les conditions de son recours restent drastiques ! Par exemple :
- Peut-on faire un référé liberté contre l’élection d’un(e) maire pour revenir sur les conditions de l’élection municipale ? … la réponse est non bien sûr (TA de la Guyane, ord., 3 juin 2020, n° 2000436)
- Relève-t-il de l’office du juge du référé liberté d’interdire des distributions de dividendes ? … Non bien naturellement (CE, ord., 21 avril 2020, n° 440024)
- plus amusant encore (recours de M. Dupont-Aignan) : Covid-19 : le juge du référé liberté peut-il contraindre l’Etat… à nationaliser ? C’est sans surprise que le juge a répondu à cette question par la négative (CE, 29 mars 2020, n°439798)
- Le droit à pratiquer un sport (entravé par les nouveaux créneaux horaires d’un gymnase municipal) n’est pas une liberté fondamentale (au sens du référé liberté ; TA Strasbourg, ord., Association de gymnastique Concordia, n° 1704873.)
- Supprimer un colloque sur l’islamophobie n’est pas, en soi, une décision attentatoire aux libertés au point de justifier un référé liberté (TA de Lyon, juge des référés, 9 octobre 2017, Assoc. de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France, n° 1707248)
- dans une affaire très médiatisée, le juge des référés libertés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a été conduit à confronter la liberté d’expression d’un médecin-hospitalier relative à la gestion de l’épidémie de Covid-19 et le droit de l’administration à lui répondre publiquement. Or, le juge a souligné que le requérant ne pouvait pas lui demander d’intervenir pour faire cesser des atteintes à son honneur et à sa réputation dès lors que de telles atteintes – à les supposer établies – ne portent pas sur une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (ord. M. I… H. c/ Assistance publique hôpitaux de Paris en date du 13 janvier 2021, n° 2100307)
- Un requérant peut-il exiger, en référé-liberté, d’être vacciné contre la/le Covid-19 ? … ben non bien sûr (MDR ; TA Châlons-en-Champagne, 7 janvier 2021, n°2100005)
Ces limites ont été rappelées samedi dernier par le Conseil d’Etat, en matière de dauphins.
Soyons clairs : il ne s’agit pas d’accuser le juge de manquer d’attention pour nos amis les dauphins. Citons quelques exemples :
- Par un jugement du 2 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a décidé que
cétacéc’est assez : il a condamné l’Etat pour méconnaissance de ses obligations en matière de protection de certains cétacés. Faute de protéger les dauphins, l’Etat boit la tasse… (TA Paris, 2 juillet 2020, n°1901535/4-2) - sur la prise en compte du bien être animal (s’agissant notamment de dauphins) paradoxalement au point d’entraîner la censure d’une décision de S. Royal prise pour le bien être animal, voir Conseil d’État, 29 janvier 2018, Société Marineland, Société Safari Africain de Port-Saint-Père, Nos 412210, 412256
- par une décision du 8 juillet 2020, le Conseil d’Etat, statuant sur une demande d’annulation d’un arrêté relatif au régime national de gestion pour la pêche professionnelle de bar européen dans le golfe de Gascogne, a enjoint l’administration d’adopter des mesures réglementaires de protection complémentaires de nature à réduire l’incidence sur l’écosystème de la pêche au bar européen dans le golfe de Gascogne, dans un délai de six mois (CE, 8 juillet 2020, n° 429018)
Mais sur la base de cette protection, et sur la lancée de quelques succès antérieurs, l’ONG Sea Shepherd a demandé en référé liberté au Conseil d’État de suspendre la pêche présentant un risque de capture accidentelle de dauphins dans le golfe de Gascogne de janvier à mars et de mi-juillet à mi août et de renforcer les dispositifs de contrôle, afin de réduire ces captures.
En réponse, la Haute Assemblée a posé que les demandes de cette ONG dépassent les pouvoirs du juge des référés, qui est un juge de l’urgence et des solutions en principe immédiates et provisoires.
D’après des données du CNRS, le juge observe que les échouages de dauphins se sont fortement accrus depuis 2016 dans le golfe de Gascogne, et que ces échouages sont dans la plupart des cas dus à une mort dans un engin de pêche.
Sur injonction du Conseil d’Etat par une décision « au fond » de juillet 2020, la ministre de la mer a étendu en novembre l’obligation pour tous les navires français de plus de 12 mètres d’utiliser des répulsifs sonores censés permettre une baisse de 21% des captures accidentelles de cétacés. Un plan d’action a suivi cette première mesure, comprenant : la déclaration obligatoire des captures accidentelles, des programmes d’observation aérienne pour estimer l’abondance des dauphins et leur aire de distribution et un projet international avec l’Espagne et le Portugal.
Cette année, le nombre d’échouages de dauphins a été de 657, après une moyenne de 850 les quatre dernières années.
Si l’ONG estime que les mesures récemment mises en place sont encore insuffisantes, le juge des référés rejette aujourd’hui ses demandes.
Et c’est là que l’on rejoint l’analyse de ce qui peut ou non être demandé en référé liberté : le Conseil d’Etat estime que la fermeture des zones de pêches durant 4 mois ne serait efficace que si elle était appliquée année après année, durant une longue période. Cela revient donc à demander au juge des référés d’ordonner à l’État une mesure réglementaire non provisoire, ce qui dépasse ses pouvoirs en tant que juge de l’urgence.
La demande de l’ONG d’ordonner la présence d’observateurs et de dispositifs de contrôle à distance sur les bateaux de pêche français est une également une mesure non provisoire que le juge des référés ne peut satisfaire.