Confirmation en contentieux administratif : le juge couvre le versement de pièces issues d’une instruction pénale, même obtenues sous le manteau [affaire des procurations frauduleuses à Marseille]

Depuis presque 50 ans, le juge administratif accepte de prendre en compte des pièces même issues d’instructions pénales censurées par le juge pénal pour des raisons propres à la procédure pénale… ou même des pièces volées issues de ladite instruction. Hier, le Conseil d’Etat a confirmé ce point avec une formulation particulièrement claire (I).

Il l’a fait dans une affaire en matière de fraudes massives, fondées sur des abus de faiblesse de résidents d’EHPAD (!) aux procurations électorales, à Marseille, donnant lieu à un raisonnement au demeurant classique. La Haute Assemblée a en l’espèce refusé de censurer l’élection car le nombre de voix d’écart était supérieur à celui des procurations frauduleuses mais elle a fait preuve de sa désormais nette sévérité au stade des inéligibilités même pour ceux qui, selon les pièces, auraient eu vent de cette manoeuvre et n’y ont pas mis fin (II).

 


 

 

I. Depuis presque 50 ans, le juge administratif accepte de prendre en compte des pièces même issues d’instructions pénales censurées par le juge pénal pour des raisons propres à la procédure pénale… ou même des pièces volées issues de ladite instruction. Hier, le Conseil d’Etat a confirmé ce point avec une formulation particulièrement claire.  

 

En matière, déjà, de contentieux administratif relatif à une fraude électorale supposée, le Conseil d’Etat avait admis en 1973 l’utilisation de pièces issues d’une instruction pénale nonobstant l’annulation de celle-ci (CE, sect., 26 oct. 1973, n° 83550 83613, publié au rec.).

Une pièce peut par exemple ne pas être une preuve admissible en pénal et l’être en droit administratif.

D’ailleurs plus récemment le juge administratif a eu l’occasion de préciser que :

« L’autorité de chose jugée appartenant aux décisions des juges répressifs devenues définitives qui s’impose aux juridictions administratives s’attache à la constatation matérielle des faits mentionnés dans le jugement et qui sont le support nécessaire du dispositif. La même autorité ne saurait, en revanche, s’attacher aux motifs d’un jugement de relaxe tirés de ce que les faits reprochés ne sont pas établis ou de ce qu’un doute subsiste sur leur réalité […] »
Conseil d’État, Section, 16/02/2018, 395371, Publié au recueil Lebon
(voir notre article : Juge pénal, juge administratif et moyens de cassation : un arrêt novateur )

NB pour une confirmation / extension récente, voir : CE, 27 mai 2021, n° 436815, à mentionner aux tables du recueil Lebon (et voir à ce sujet notre article : Est-il possible, pour la 1e fois à hauteur de cassation, de soulever le moyen de l’autorité de chose jugée d’une décision pénale définitive ? ). Pour une application récente et intéressante entre le pénal et le disciplinaire, voir l’arrêt Mme B. c/ ministre de l’éducation nationale en date du 12 octobre 2021 (req. n° 443903) du Conseil d’État que nous avons commenté ici : L’administration peut suspendre un fonctionnaire au delà de 4 mois en cas de poursuite pénale, laquelle ne s’éteint que lorsque le juge pénal a définitivement statué. ). Plus nettement encore, voir l’arrêt M. F. c/ commune de Rouillac en date du 1er mars 2021 (req. n° 19BX02653) de la CAA de Bordeaux (voir ici : Classement sans suite d’une plainte pénale : quelle conséquence sur la procédure disciplinaire ? ). 

 

Plus encore, le juge administratif a admis l’usage de pièces d’origine douteuses voire volées (pour peu qu’il y ait contradictoire ensuite  bien sûr) :

  • pour une application en contentieux des hospitalisations d’office, voir CE, 3 mars 1995, n° 126013, rec. p. 118).
  • en électoral : CE, 8 novembre 1999, Election cantonale de Bruz, n° 201966, rec.  p. 345).

Voir aussi, dans le même sens, pour les pièces obtenues après recours à une agence de détectives privés, voir CE, S., 16 juillet 2014, 355201, au rec.  ; voir ici les conclusions du rapporteur public M. Vincent DAUMAS.

 

Aussi est-ce à titre confirmatif que le Conseil d’Etat a posé, hier, mais via une formulation d’une grande clarté que nous voulions signaler, que :

« l’article 11 du code de procédure pénale ne saurait faire obstacle à ce que le juge administratif soumette au débat contradictoire des éléments d’information provenant d’une instruction pénale, produits par une partie, et statue au vu de l’ensemble de ces pièces. Les défendeurs ne sauraient utilement invoquer, à cet égard, la circonstance que ces éléments d’information auraient été irrégulièrement obtenus par la partie qui les produit. »
Source : Conseil d’État, 11 janvier 2022, n° 451509, inédit au recueil Lebon

 

II. Le Conseil d’Etat, dans cette même affaire, avait à censurer une fraude large (fondée sur un abus de faiblesse) aux procurations électorales à Marseille, donnant lieu à un raisonnement au demeurant classique (non censure de l’élection si le nombre de voix d’écart est supérieur à celui des procurations frauduleuses mais sévérité renforcée au stade des inéligibilités même pour ceux qui selon les pièces ont eu vent de cette manoeuvre et n’y ont pas mis fin).

 

En l’espèce, il s’agissait de sanctionner (y compris en l’espèce avec des inéligilités, notamment pour un vainqueur par ailleurs député) un régime assez massif de procurations obtenues par abus de faiblesse — il n’y a pas d’autre expression pour désigner ce procédé ignoble — à Marseille, ainsi résumé par la Haute Assemblée :

« que Mme A… S…, candidate en 24ème position sur la liste conduite par M. H… J…, qui avait été désignée en qualité de déléguée d’officier de police judiciaire afin de recueillir les procurations de personnes ne pouvant comparaître devant un officier de police judiciaire a, d’une part, avec l’aide de secrétaires de la mairie du 6ème secteur, rempli des formulaires de procuration au nom de 56 résidents de l’établissement pour personnes âgées  » Saint-Barnabé  » situé dans le 12ème arrondissement, sans le consentement des intéressés. Elle a, d’autre part, rempli d’autres formulaires de procuration, avec l’accord des mandants, mais hors leur présence, sur la base d’une photocopie de leur pièce d’identité. En outre, Mme N…, candidate en 16ème position sur la liste  » Une volonté pour Marseille avec Martine Vassal « , a proposé à plusieurs électeurs, directement ou par l’intermédiaire de l’association  » Les Bois Luzy « , en se prévalant d’un partenariat avec le commissariat leur permettant d’éviter de se présenter devant un officier de police judiciaire, d’établir des  » procurations simplifiées « , en lui transmettant simplement une photocopie de leur pièce d’identité. Au total, 167 formulaires concernant des électeurs du 6ème secteur ont ainsi été remplis à l’insu des mandants ou hors leur présence, en méconnaissance des dispositions citées aux points 2 et 3. Il résulte également de l’instruction que ces formulaires ont été tamponnés, pour plus d’une centaine, par un officier du commissariat du 12ème arrondissement de Marseille, proche du directeur de cabinet du maire sortant, entre le 3 mars et le 6 juin 2020, alors qu’il était en congés depuis le 9 mars après avoir fait valoir ses droits à la retraite, et pour les autres par un autre officier de ce commissariat qui n’a procédé à aucune vérification. »

Ah si il y a un autre mot pour désigner cela : beurk.

L’élection, elle, reste validée en raison du faible impact en réalité de ces fraudes au regard du nombre de voix d’écart, ce qui choque le grand public mais qui est logique et de jurisprudence tout à fait constante en ces domaines.

Voir :

 

L’élu déclaré inéligible maintient de son côté sa position selon laquelle il ignorait ces faits. Ce qui n’est pas ce qui a été tranché par le Conseil d’Etat :

« 13. Il résulte de l’instruction que M. J…, candidat tête de liste, dont il ressort des échanges mentionnés dans le rapport d’enquête de la police judiciaire qu’il avait connaissance des manoeuvres exposées au point 5 et qu’il les a encouragées, ainsi que Mme A… S…, chargée de recueillir les photocopies des pièces d’identité de personnes souhaitant effectuer une procuration, de les remplir et de les transmettre aux officiers de police qui les ont tamponnées et Mme N…, qui a participé activement au démarchage de potentiels mandants afin de les transmettre à Mme A… S…, ont accompli des manoeuvres présentant un caractère frauduleux ayant pour objet de porter atteinte à la sincérité du scrutin. Eu égard à la nature et à la gravité de ces manoeuvres, il y a lieu de déclarer inéligibles M. J…, Mme A… S… et Mme N… pour une durée d’un an. L’élection de M. J… au conseil municipal et au conseil communautaire ainsi que l’élection de Mme A… S… et celle de Mme N… au conseil d’arrondissements doivent, par suite, être annulées. Il y a lieu, dès lors, en application des articles L. 272-5 et L. 272-6 du code électoral, de proclamer élus, d’une part, M. AQ… AI… au conseil municipal, d’autre part, M. F… AA… au conseil communautaire et, enfin, Mme I… R… et, en remplacement de M. AI…, M. AK… G…, au conseil d’arrondissements. M. AO… B… siégeant depuis le 15 juillet 2020 au conseil d’arrondissements en remplacement de Mme A… S…, il n’y a, en revanche, pas lieu de le proclamer élu.»

 

SOURCE ET AUTRES RÉFÉRENCES

 

Source : Conseil d’État, 11 janvier 2022, n° 451509, inédit au recueil Lebon

 

Sur un autre cas de fraude, choquante, aux procurations, voir :

 

Sur l’inéligibilité en cas de fraude électorale voir (car le juge a fait récemment évoluer sa jurisprudence) :