Sauf péril grave, il est constant que la voie du référé mesures utiles est fermée quand il s’agit de faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative…
Une décision du Conseil d’Etat vient de nous éclairer sur le fait que :
- d’une manière générale, même une interruption provisoire de l’exécution d’une décision administrative constitue un tel obstacle, fermant la voie au référé mesures utiles.
- dans le cas particulier de la téléphonie mobile :
- demander une interruption de l’exploitation d’une antenne revient à s’opposer à la décision d’autorisation de celle-ci.
- dans ce domaine, la procédure pour obtenir une telle interruption le cas échéant consiste à demander celle-ci puis à attaquer en référé suspension l’éventuel refus explicite ou implicite naissant de cette demande (sauf péril grave auquel cas d’autres voies de droit existent, dont le référé mesures utiles).
Saisi sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-3 du code de justice administrative (CJA) le juge administratif des référés peut prescrire « toutes […] mesures utiles » à la triple condition :
- de l’urgence
- d’une compétence du juge administratif (admise avec souplesse à ce stade, la formule utilisée par le juge étant « qui n’est pas manifestement insusceptible de se rattacher à un litige relevant de la compétence du juge administratif»)
- qu’il ne s’agisse pas de « faire obstacle à l’exécution d’aucune décision administrative » ( «à moins qu’il ne s’agisse de prévenir un péril grave », a précisé le juge)
Ce texte est en effet ainsi formulé :
Le champ de ce référé mesures utiles ne cesse d’être affiné par le juge. Pour citer quelques exemples récents :
- CE, 11 mai 2021, n° 447948, aux tables.(Le référé mesures utiles est-il un outil opérant pour demander la mise en fourrière d’un véhicule ?)
- CE, 8 avril 2022, n° 455000 (Un référé mesures utiles peut servir à vérifier l’authenticité d’un document (demande de copie certifiée conforme)
- CE, 16 mai 2022, n° 459904, à publier au recueil Lebon (Des biens culturels protégés par des marques, ou par des stipulations contractuelles, ainsi que des pages de réseaux sociaux, peuvent être des biens de retour traités par le juge administratif en référé mesures utiles)
- CE, 5 juin 2020, n° 435126, aux tables (Pas de danger immédiat : pas de référé mesures utiles [dommage environnemental et station d’épuration en l’espèce[).
- CE, 29 mai 2019, Université de Rennes I, n°428628 (Le référé mesures utiles, outil d’exécution d’un marché public [VIDEO])
- TA de Châlon-en-Champagne, ord., 9 mars 2020, n°2000513 (Un candidat est-il fondé à demander une expertise, en référé mesures utiles, pour protéger les électeurs dans les bureaux de vote du coronavirus covid-19 ?)
- CE, 28 février 2019, 424005, Publié au recueil Lebon (Un juge, en référé mesures utiles, peut aller jusqu’à enjoindre à l’administration de mettre fin à des dommages de travaux publics en cas de danger immédiat).
- CE, 28 novembre 2018, n° 420343 (Le référé mesures utiles ne peut pas être contré par l’administration via la prise de décisions postérieures à l’introduction de ce référé)
- TA Grenoble, Ord., 3 octobre 2018, n° 1806181 (Le TA de Grenoble accepte qu’un préfet le saisisse en référé mesures utiles pour ordonner l’évacuation d’une occupation syndicale de déchetteries)
- CE, 16 février 2018, n°41503 mais aussi par exemple TA de Lyon, juge des référés, 19 mars 2018, Service Départemental Métropolitain d’Incendie et de Secours (SDMIS) n°1801569 (Expulsion d’un occupant du domaine public et référé mesure utiles… gare au critère de l’urgence !)
- etc.
Reste qu’entre diverses autres limites (urgence, non blocage d’une décision administrative), il est constant qu’en :
« raison du caractère subsidiaire du référé régi par l’article L. 521-3, le juge saisi sur ce fondement ne peut prescrire les mesures qui lui sont demandées lorsque leurs effets pourraient être obtenus par les procédures de référé régies par les articles L. 521-1 et L. 521-2 du même code »
Sources : la décision de référence est Conseil d’État, Section, 5 février 2016, 393540, Publié au recueil Lebon. Voir aussi : Conseil d’État, 3ème chambre, 20 mai 2016, 393785, Inédit au recueil Lebon ; Conseil d’État, 1ère et 4ème chambres réunies, 24 juillet 2019, 426527 ; Conseil d’État, 8 février 2018, 417745, Inédit au recueil Lebon ; Conseil d’État, 30 juin 2021, 453248, Inédit au recueil Lebon…
Combiné avec les autres apports de la jurisprudences, la formule sacramentelle dans sa version complète, désormais reprise par les juridictions est donc la suivante :
« Saisi sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative d’une demande qui n’est pas manifestement insusceptible de se rattacher à un litige relevant de la compétence du juge administratif, le juge des référés peut prescrire, à des fins conservatoires ou à titre provisoire, toutes mesures que l’urgence justifie, notamment sous forme d’injonctions adressées à l’administration, à la condition que ces mesures soient utiles, ne se heurtent à aucune contestation sérieuse et ne fasse pas obstacle à l’exécution d’une décision administrative, même celle refusant la mesure demandée, à moins qu’il ne s’agisse de prévenir un péril grave. En raison du caractère subsidiaire du référé régi par l’article L. 521-3, le juge saisi sur ce fondement ne peut prescrire les mesures qui lui sont demandées lorsque leurs effets pourraient être obtenus par les procédures de référé régies par les articles L. 521-1 et L. 521-2 du même code. »
Or, une affaire intéressante vient d’illustrer ce principe car parfois la question se pose de savoir si réellement on peut faire un référé suspension (art. L. 521-1 du CJA) ou référé liberté (art. L. 521-2 du même code) dans tel ou tel domaine.
En l’espèce, une exploitation agricole avait demandé au juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand d’ordonner à un opérateur téléphonique, en référé mesures utiles, d’arrêter de manière temporaire le fonctionnement d’une antenne de radiotéléphonie mobile 3G/4G, en raison du trouble occasionnés par cette installation à son cheptel et notamment à sa production laitière, en baisse.
Le juge des référés de ce TA a fait droit à cette demande au point rejoindre à l’Etat et à la société Orange « d’arrêter le fonctionnement de » cette antenne de radiotéléphonie mobile pendant une durée de deux mois, le temps d’une expertise judiciaire.
Que vient faire le juge administratif dans cette galère me direz vous, puisque le litige en réalité oppose deux personnes privées ?
La réponse à ceci est simple : oui il y a compétence administrative car est en cause (certes un peu indirectement) la police spéciale des communications électroniques confiée à l’Etat, dès lors qu’il s’agit d’obtenir l’interruption de l’émission d’une telle station radioélectrique. Ceci ressort clairement d’une décision du tribunal des conflits de 2012 (TC, 14 mai 2012, n° 3848, au rec.), dont voici une partie du résumé aux tables du rec. :
« L‘action portée devant le juge judiciaire, quel qu’en soit le fondement, aux fins d’obtenir l’interruption de l’émission, l’interdiction de l’implantation, l’enlèvement ou le déplacement d’une station radioélectrique régulièrement autorisée et implantée sur une propriété privée ou sur le domaine public, au motif que son fonctionnement serait susceptible de compromettre la santé des personnes vivant dans le voisinage ou de provoquer des brouillages implique, en raison de son objet même, une immixtion dans l’exercice de la police spéciale dévolue aux autorités publiques compétentes en la matière, nonobstant le fait que les titulaires d’autorisations soient des personnes morales de droit privé et ne soient pas chargés d’une mission de service public.
En revanche, le juge judiciaire reste compétent, sous réserve d’une éventuelle question préjudicielle, pour connaître des litiges opposant un opérateur de communications électroniques à des usagers ou à des tiers, d’une part, aux fins d’indemnisation des dommages causés par l’implantation ou le fonctionnement d’une station radioélectrique qui n’a pas le caractère d’un ouvrage public, d’autre part aux fins de faire cesser les troubles anormaux de voisinage liés à une implantation irrégulière ou un fonctionnement non conforme aux prescriptions administratives ou à la preuve de nuisances et inconvénients anormaux autres que ceux afférents à la protection de la santé publique et aux brouillages préjudiciables.
Il en résulte que les juridictions de l’ordre judiciaire sont incompétentes pour connaître de l’action tendant à l’interdiction d’installation d’une antenne-relais de téléphonie mobile ayant reçu l’accord de […l’autorité de régulation alors compétente] pour être implantée sur le territoire d’une commune, au motif que cette installation présenterait un risque pour la santé des populations vivant dans son voisinage»
Certes. Mais le juge doit-il faire droit à un référé mesures utiles en ce domaine ? Ou bien s’agit-il d’un référé suspension ?
La frontière entre les deux n’est pas si aisée. Si un référé suspension est possible, alors la voie du référé mesures utiles est fermée (arrêt 393540 de 2016 précité, suivi de son cortège de jurisprudences confirmatives).
Faire obstacle à une décision administrative ferme lui aussi la voie du référé mesures utiles, aux termes mêmes, précités, de l’article L. 521-3 du CJA.
En l’espèce, le juge des référés du TA semble avoir pensé :
- que nous n’étions pas dans le cadre stricto sensu d’un recours contre une décision de l’Etat qu’il eût fallu attaquer via un référé suspension, d’une part,
- et (mais ces deux aspects sont liés entre eux) qu’il ne s’agissait pas non plus de s’opposer à une telle décision de l’autorité administrative, ou en tous cas pas à une décision de l’autorité administrative intervenant postérieurement à la saisine du juge au titre d’un recours en référé mesures utiles (sur cette subtilité, voir CE, 28 novembre 2018, 420343, voir notamment la fin, claire, du considérant n° 6, reprise pour le résumé des tables), d’autre part.
Pour ce juge, demander une interruption de deux mois le temps d’une expertise ne revenait pas à s’opposer à une décision de l’autorité administrative (l’ARCEP en l’espèce) sur ce point.
Mais une interruption, même temporaire, d’une autorisation d’exploiter une antenne relai… cela continue de revenir à s’opposer à une décision de l’autorité administrative… ce qui donc ferme la voie au référé mesures utiles.
Le requérant eût du demander la suspension puis attaquer la décision explicite ou implicite de refus. Et l’exception précitée de la décision n° 420343 de 2018 ne trouve pas à s’appliquer car là, nous avons une décision déjà antérieure, applicable.
Donc le Conseil d’Etat a infirmé la position du juge des référés du TA primo-compétent :
« 7. En second lieu, pour faire droit à la demande de suspension du fonctionnement des stations radioélectriques de téléphonie mobile dont il était saisi sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Clermont-Ferrand s’est fondé sur ce que la mesure demandée ne faisait pas obstacle à l’exécution d’une décision administrative compte tenu de son caractère provisoire. En statuant ainsi, alors que la limitation dans le temps de l’effet de la mesure demandée, est par elle-même, sans incidence sur l’appréciation du respect de cette condition posée par l’article L. 521-3 du code de justice administrative, le juge des référés, qui n’a, par ailleurs, pas caractérisé l’existence d’un péril grave susceptible de justifier le prononcé d’une mesure sur le fondement de ces dispositions, a commis une erreur de droit. Par conséquent, sans qu’il besoin de se prononcer sur les autres moyens des pourvois, son ordonnance doit être annulée.»
Donc premier enseignement : sauf péril grave, la voie du référé mesures utiles est fermée quand il s’agit de faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative… et même une interruption provisoire constitue un tel obstacle, fermant la voie au référé mesures utiles.
En l’espèce, le Conseil d’Etat pose qu’un tel péril grave n’est pas constitué.
Et second enseignement, demander une interruption de l’exploitation d’une antenne de radiotéléphonie mobile… c’est au sens de ce régime s’opposer à la décision d’autorisation de celle-ci. CQFD. Encore une fois, la bonne procédure pour cet exploitant agricole eût du constituer à demander cette interruption puis à attaquer en référé suspension l’éventuel refus explicite ou implicite naissant de cette demande (sauf à pouvoir user de la voie du référé mesures utiles si entre temps la situation de son exploitation est réellement devenue menacée par un péril grave).
Source : Conseil d’État, 17 août 2022, société Orange et autres c/ GAEC de Coupet, n° 464622
Voir aussi, ici, les intéressantes conclusions de M. Clément MALVERTI, Rapporteur public
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