Contrats publics : la clause exorbitante du droit commun continue de décliner. Mais le pronostic vital n’est pas engagé.

Contrats publics : la décision « ONF » du Conseil d’Etat, en date du 20 juillet 2022, consacre-t-elle vraiment l’agonie du critère de la clause exorbitante du droit commun, comme étant un des critères alternatifs du contrat public ? A ceci s’impose une réponse contrastée :

OUI… car cette décision confirme le déclin séculaire de ce critère. 

NON : car c’est une décision d’espèce qui en réalité ne fait que confirmer que ce déclin ne va pas jusqu’au pronostic vital. Au contraire, en creux, le petit souffle de vie qui reste à ce critère valétudinaire se trouve confirmé. 

En résumé, une clause exorbitante du droit commun continue de pouvoir faire glisser le contrat dans la sphère du droit public (sauf qualification législative du contrat) : ce critère n’est pas mort et des jurisprudences assez récentes le confirment. Mais la clause doit, cumulativement, en sus d’être exorbitante du droit commun :

  1. profiter à la personne publique,
  2. s’inscrire dans ses compétences,
  3. servir à l’intérêt général (et non pas être une voie trop commode de contournement pour la personne publique sans réel motif fondé sur l’intérêt général).

Et, cela n’est pas nouveau. Simplement, le juge confirme par sa récente décision qu’il apprécie ce dernier point avec exigence. Il censure notamment comme en l’espèce les clauses exorbitantes du droit commun insérées pour contourner les régimes de droit privé, et qui ne sont en réalité pas motivées par l’intérêt général.  

  • I. Naissance d’un débat, à la faveur d’un article intéressant (au titre un brin provocateur)
  • II. Petits rappels liminaires sur les critères alternatifs faisant glisser un contrat dans le monde enchanté du droit administratif 
  • III. La jurisprudence, depuis l’arrêt AXA de 2014, confirme que la clause exorbitante du droit commun s’apprécie, restrictivement, à l’aune des compétences et de l’intérêt général porté par la personne publique. On peut y voir un déclin, ou au contraire une refondation (ce critère est conservé quand il est signifiant…). 
  • IV. La décision de 2022 confirme sans doute le déclin de la clause exorbitante en elle-même. Mais cette décision d’espèce prouve surtout que le juge censure l’insertion de clauses exorbitantes en réalité non fondées sur les compétences  de la personne publique et  l’intérêt général qu’elle porte… mais fondées par la simple commodité consistant à insérer un pouvoir unilatéral un peu arbitraire, non fondé sur l’intérêt général, juste pour tenter de sécuriser qu’un contrat serait bien public et, partant, dérogerait bien aux baux de droit privé et aux protections qui en résultent. Bref, c’est « la triche » non fondée sur  l’intérêt général qui est censurée… 
  • ANNEXE : voici cette décision Conseil d’État, 20 juillet 2022, 457616, Inédit au recueil Lebon

 

 

I. Naissance d’un débat, à la faveur d’un article intéressant (au titre un brin provocateur)

 

Le 20 juillet 2022, dans l’indifférence générale et la torpeur estivale, le Conseil d’Etat rendait une décision relative à une convention d’occupation d’un terrain entre l’Office national des forêts (ONF) et un particulier. La décision n’est, a priori, appelée à entrer ni aux tables du Lebon, ni même dans nos esprits. Fermez le ban.

En apparence. Car voici qu’un mois et demie après, cet arrêt connaît un étrange revival *.

Un article sérieux (de M. Yannick Decara), publié sur un site rigoureux (https://www.achatpublic.info), fondé sur une analyse de l’universitaire M. Jean-Baptiste Vila, fait le buzz ** en titrant « Le Conseil d’Etat sonne la fin de la clause exorbitante de droit commun ».

Panique sur Twitter, ramdam *** sur la blogosphère, coup de Trafalgar**** dans le monde des juristes en contrats publics…

L’article est plus mesuré que son titre, mais il mérite d’être lu (ici : https://www.achatpublic.info/actualites/info-du-jour/2022/07/25/la-fin-de-la-clause-exorbitante-de-droit-commun-sonnee-par-le).

Tentons cependant de faire, pour le plaisir de la disputatio*****, entendre un discours légèrement divergent, mais à la marge (le déclin de la clause exorbitante restant difficile à contester dans ses grandes lignes).


Notes de bas de page sur ce point « I » :

* si… si… on disait cela il y a 5 ans

** si… si… on disait cela il y a 10 ans

*** si… si… on disait cela… de mon temps

**** si… si… on disait cela… au XIXe s.

***** si… si… on disait cela… au XIVe s.

 


 

 

II. Petits rappels liminaires sur les critères alternatifs faisant glisser un contrat dans le monde enchanté du droit administratif

 

Pour commencer, revenons aux fondamentaux. Sauf qualification législative (bien sûr et celles-ci sont toujours plus nombreuses ; voir p. ex. ici ou ) … les contrats ne relèveront du droit public que dans des cas précis, les plus usuels étant :

  • l’occupation du domaine public
  • ET/OU l’affectation (la participation) au service public (à son exécution elle-même : pour un exemple récent d’interprétation très stricte de ce critère, voir par exemple TA Grenoble, ord., 16 mai 2022, n° 2202968 ; pour les cas où le passage à la qualification de contrat public peut se faire, ou non, via une déqualification en marchés publics voir par exemple  CAA de MARSEILLE, 6ème chambre, 17/05/2021, 19MA03527 ou encore TC, 9 décembre 2019, n° C-4164 ; pour une servitude conventionnelle d’écoulement des eaux au profit d’une ASA, voir TC, 7 décembre 2020, n° C-4198. Le juge est allé jusqu’à estimé que ne participent pas assez directement à l’exécution du service public pour être des contrats publics, les conventions (ou au moins certaines conventions) avec les éco-organismes en matière de déchets : TC, 1er juillet 2019, n°C-4162).
  • ET/OU la clause exorbitante du droit commun (voir par ex. TC, 13 octobre 2014, SA AXA France IARD, n° C-3963)… qui retiendra donc notre attention au fil des paragraphes qui suivent.

Voir par exemple, pour l’application de ces critères même entre personnes publiques : TC, 4 juillet 2016, n° C-4057 (voir ici).

NB : sur le fait que la compétence pour un litige indemnitaire suit celle relative à la qualification du contrat voir par exemple TC, 8 février 2021, n° c-4201

 

 

III. La jurisprudence, depuis l’arrêt AXA de 2014, confirme que la clause exorbitante du droit commun s’apprécie, restrictivement, à l’aune des compétences et de l’intérêt général porté par la personne publique. On peut y voir un déclin, ou au contraire une refondation (ce critère est conservé quand il est signifiant…).

 

La clause exorbitante du droit commun (redéfinie en partie par l’importante décision TC, 13 octobre 2014, SA AXA France IARD, n° C-3963, précitée) est souvent présentée comme en déclin et, de fait, elle est de plus en plus restrictivement appréciée par le juge. Cela conduit d’ailleurs à des situations surprenante de prime abord, confirmant les développements de l’article précité d’AchatPublic. Voir :

 

Dans ce cadre, appliquer le droit administratif à un contrat en raison de l’inclusion, dans celui-ci, de clause exorbitante reste tout à fait classique. Ce critère n’est pas mort et des décisions qui ne sont pas si anciennes témoigne de ce que ce valétudinaire reste vivant.

Voir par exemple :

Donc, s’il y a clause exorbitante du droit commun, alors il y a contrat administratif… penserait-on.

Mais encore faut-il que l’on entre dans les canons, stricts, de ce qu’est une telle clause exorbitante, telle que redéfinie par le Tribunal des conflits en 2014… Plus précisément, il y aura contrat privé au titre de ce critère si le :

« contrat litigieux ne comporte aucune clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs »

Source : Tribunal des conflits, 13 octobre 2014, SA AXA France IARD, n° C-3963, précité.

Voir aussi l’arrêt Cass. civ. 1, arrêt n° 140 du 17 février 2016 (14-26.632), où le juge judiciaire pose nettement que la clause exorbitante du droit commun s’apprécie à l’aune des prérogatives données à la personne publique. En l’espèce un bailleur privé avait conclu un contrat avec un CCAS pour exécuter un service public, lui même confié à une autre association, via une DSP, par le CCAS. Mais cela ne suffisait pas à faire du contrat un contrat public en lui-même pose la Cour de cassation (ce qui eût pu être discuté tout de même). Et le contrat prévoit des clauses exorbitantes du droit commun… mais au profit non du CCAS mais du bailleur : du coup ce n’était pas non une clause exorbitante du droit commun permettant de qualifier le contrat en contrat public, avait tranché la Cour de cassation.

Dans le cas des cessions de biens, la formulation canonique utilisée par le juge devient :

« Considérant que le contrat par lequel une personne publique cède des biens immobiliers faisant partie de son domaine privé est, en principe, un contrat de droit privé, y compris lorsque l’acquéreur est une autre personne publique, sauf si le contrat a pour objet de l’exécution d’un service public ou s’il comporte des clauses qui impliquent, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ; »

Source : TC, 4 juillet 2016, Commune de Gélaucourt c/ Office public d’habitat de la ville de Toul, n° C-4057

La prérogative de puissance publique doit donc être dans le cadre des compétences de la personne publique et à l’aune de l’intérêt général.

Symétriquement, si le caractère exorbitant se fait au profit de l’acteur privé, cela ne fait pas à lui seul basculer le contrat dans le monde public. Ainsi (dans le cas de l’INRAP), il a été jugé que la circonstance qu’un contrat, passé entre une personne privée et une personne publique, comporte des clauses conférant à la personne privée des prérogatives particulières, notamment le pouvoir de résilier unilatéralement le contrat pour motif d’intérêt général, n’est pas de nature à faire regarder ce contrat comme administratif, dès lors que les prérogatives en cause sont reconnues à la personne privée contractante et non à la personne publique (TC, 2 novembre 2020, n° C-4196, à publier en intégral au recueil Lebon). Et encore faut-il que la clause exorbitante profite à la personne publique cocontractantes donc.

On peut y voir un déclin de ce critère, ou au contraire une refondation (ce critère est conservé quand il est signifiant…).

 

 

 

IV. La décision de 2022 confirme sans doute le déclin de la clause exorbitante en elle-même. Mais cette décision d’espèce prouve surtout que le juge censure l’insertion de clauses exorbitantes en réalité non fondées sur les compétences  de la personne publique et  l’intérêt général qu’elle porte… mais fondées par la simple commodité consistant à insérer un pouvoir unilatéral un peu arbitraire, non fondé sur l’intérêt général, juste pour tenter de sécuriser qu’un contrat serait bien public et, partant, dérogerait bien aux baux de droit privé et aux protections qui en résultent. Bref, c’est « la triche » non fondée sur  l’intérêt général qui est censurée…

 

Venons-en maintenant à cette nouvelle affaire du 20 juillet 2022.

Par une convention de 2014, l’Office national des forêts (ONF) a autorisé M. A… C… à occuper, pour une durée de neuf ans, un terrain situé sur le territoire de la commune de Saint-Philippe à La Réunion afin d’y établir son habitation principale.

Nb : nous ne semblons donc pas être « dans les hauts » à La Réunion (les trois cirques) où les conventions de l’ONF ont un régime et un historique particuliers. 

La CAA de Bordeaux y a vu un contrat administratif en se fondant sur deux stipulations confiant à l’ONF un fort pouvoir unilatéral puisque celui-ci pouvait :

  • résilier le contrat sans indemnité ni préavis dans le cas où il déciderait d’engager une procédure de cession de cette parcelle,
  • faire réaliser des travaux de remise en état du terrain aux frais du concessionnaire avec des pouvoirs de contrôle au profit des agents de l’ONF
  • imposer au concessionnaire l’interdiction d’élaguer, d’abattre ou d’enlever un arbre sans l’accord écrit de l’ONF (et idem pour les plantations, avec lçà encore un régime d’autorisation préalable)
  • procéder à des coupes d’arbres sur le terrain

On le voit, ces pouvoirs unilatéraux n’étaient pas minces et semblent en effet être exorbitants du droit commun.

Pourtant, le Conseil d’Etat censure la CAA par cette formulation :

« Aucune de ces clauses ne justifie toutefois que, dans l’intérêt général, cette convention relève du régime exorbitant des contrats administratifs. Dès lors, en statuant comme elle l’a fait, la cour administrative d’appel de Bordeaux a inexactement qualifié ces stipulations de la convention conclue entre l’ONF et M. A… C… et commis une erreur de droit en retenant la compétence de la juridiction administrative. Il s’ensuit que le requérant est fondé, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, à demander l’annulation de l’arrêt qu’il attaque.»

 

La mention de l’intérêt général est-elle nouvelle ? Non : voir par exemple les formulations des décisions, précitées, n° C-3963 et C-4057.

Est-ce une preuve que le juge apprécie limitativement l’intérêt général ? OUI. Une nouvelle preuve assez surabondante (voir là encore les jurisprudences précitées n°14-26.632, C-4157, C-4065 ou C-4052, par exemple).

Mais n’y voyons pas non plus la mort de ce critère. Nul doute que demain nous aurons telle ou telle décision prolongeant la vie à ce critère semi-moribond.

En l’espèce notons :

  • que cette décision n’aura pas les honneurs du recueil, même pas celui des tables
  • que le juge a juste voulu éviter que par de simples clauses exorbitantes écrites sans motif sérieux fondé sur l’intérêt général… on puisse par simple commodité faire passer des baux protégés, tels que ceux de l’habitation, dans la sphère plus précaire (pour le preneur) qui est celle des contrats de droit public.

Donc une clause exorbitante faisant glisser le contrat dans la sphère publique (sauf qualification législative du contrat) : OUI et cela demeure. Mais la clause doit profiter à la personne publique, s’inscrire dans ses compétences, et servir à l’intérêt général (et non pas être une voie trop commode de contournement pour la personne publique sans réel motif fondé sur l’intérêt général). Et, cela n’est pas nouveau.

Il se confirme donc que la clause exorbitante du droit commun continue de décliner. Mais le pronostic vital n’est pas engagé.

Le juge censure juste les clauses exorbitantes du droit commun insérées juste pour contourner les régimes de droit privé, et qui ne sont en réalité pas motivées par l’intérêt général. Ce qui n’est pas nouveau.

 

ANNEXE : voici cette décision Conseil d’État, 20 juillet 2022, 457616, Inédit au recueil Lebon

 

 

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000046075788?init=true&page=1&query=457616&searchField=ALL&tab_selection=all

 

Crédits photo : Eric Hoarau (https://unsplash.com/@hoarau) ; Saint-Philippe, La Réunion