Le droit postal, certes spécifique, a des bases communes avec tous les services « d’intérêt économique général » où des opérateurs ont soit un monopole, soit un régime particulier d’accès au marché, en échange de contraintes de service universel (I).
Or, le Conseil d’Etat vient de confirmer en ce domaine, à l’occasion d’un litige sur les tarifs de Colissimo dans les DOM, qu’il exerce un contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation, d’une part du « prix abordable » et, d’autre part, des exigences en termes de « contribution à la cohésion nationale » (notion qui peut en évoquer de loin d’autres, en matière de mobilités touchant la Corse ou les outre-mers). Ces apports sont utiles pour d’autres services publics, mais le droit postal est suffisamment spécifique pour que ces analogies, lointaines, soient à manier avec précautions (II).
Le Conseil d’Etat confirme aussi qu’en ce domaine rien n’impose un tarif unique sur le territoire national, ce qui d’ailleurs rejoint ses jurisprudences classiques, en droit français des services publics, sur les zonages tarifaires, hors application de textes spécifiques bien naturellement (III).
I. Un droit postal spécifique, mais qui a des bases communes avec tous les services « d’intérêt économique général » où des opérateurs ont soit un monopole, soit un régime particulier d’accès au marché, en échange de contraintes de service universel
La notion de « service d’intérêt économique général » (SIEG) donne lieu à nombre de vaticinations : est-ce une notion européenne totalement distincte voire contraire à la notion française de Service Public ? Ou est-ce une notion qui se rapproche (comme nous le pensons) de plus en plus de la notion française de Service public ? La distinction entre services non économiques d’intérêt général (SNEIG – activités régaliennes ou à caractère exclusivement social) et SIEG ressemble-t-elle de près, ou seulement de très très loin, à notre distinction SPA / SPIC ?
A ces sujets voir par exemple quelques éléments dans l’article accessible en cliquant ici.
En tous cas, en droit des services d’intérêt économique général (SIEG), c’est à propos de la Poste (belge) que la Cour de Justice des communautés européennes ( CJCE ; aujourd’hui CJUE) avait rendu une de ses décisions les plus importantes, définissant la notion de service universel, avec le célébrissime arrêt Corbeau (19 mai 1993, C-320/91, Rec. p. I-2533).
« Dans cet arrêt, la Cour a considéré qu’un monopole postal était licite en ce qui concerne le service de base et que l’exclusion de la concurrence ou sa restriction pouvaient être justifiées lorsqu’elles sont nécessaires à la sauvegarde de l’équilibre économique du prestataire du service de base » (concl. de M. Siegbert Alber du 1er février 2001 dans l’affaire C-340/99, TNT Traco SpA c/ Poste Italiane SpA).
Tous les services postaux avaient donc à justifier de leur monopole, dans le champ de celui-ci, par des obligations de service universel postal (SUP), en un équilibre délicat.
Ce régime se retrouve dans d’autres services publics monopolistiques par nature et pouvant avoir quelques activités accessoires justifiées pour équilibrer le service principal avec ses obligations de service universel, mais avec à chaque fois de lourdes adaptations pour transposer ce raisonnement d’un service à un autre.
Dans le cas des services postaux, la situation s’est encore complexifiée car la directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 décembre 1997 a libéralisé ces services conduisant à un marché régulé de prestataires concurrentiels après autorisation (comme le « free floating » en transports même si le cadre juridique s’avère fort différent) avec obligations de SUP (mais avec un régime de sortie en sifflet de son monopole pour La Poste, avec SUP).
Aujourd’hui, l’article L1 du code des postes et communications électroniques (CPCE) dispose notamment que :
«[…] Le service universel postal concourt à la cohésion sociale et au développement équilibré du territoire. Il est assuré dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité en recherchant la meilleure efficacité économique et sociale. Il garantit à tous les usagers, de manière permanente et sur l’ensemble du territoire national, des services postaux répondant à des normes de qualité déterminées. Ces services sont offerts à des prix abordables pour tous les utilisateurs. Les prix sont orientés sur les coûts et incitent à une prestation efficace, tout en tenant compte des caractéristiques des marchés sur lesquels ils s’appliquent.
« Le service universel postal comprend des offres de services nationaux et transfrontières d’envois postaux d’un poids inférieur ou égal à 2 kilogrammes, de colis postaux jusqu’à 20 kilogrammes, d’envois recommandés et d’envois à valeur déclarée.
« Les services d’envois postaux à l’unité fournis par le prestataire du service universel postal sont proposés au même tarif sur l’ensemble du territoire métropolitain. Le tarif appliqué aux envois de correspondance à l’unité en provenance et à destination des collectivités régies par l’article 73 de la Constitution, de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin, des îles Wallis et Futuna et des Terres australes et antarctiques françaises est celui en vigueur sur le territoire métropolitain lorsque ces envois sont d’un poids inférieur à 100 grammes. Le tarif appliqué aux envois de correspondance à l’unité relevant de la première tranche de poids en provenance du territoire métropolitain ou des collectivités précédemment mentionnées et à destination de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie est celui en vigueur sur le territoire métropolitain.
« Les services de levée et de distribution relevant du service universel postal sont assurés tous les jours ouvrables, sauf circonstances exceptionnelles. […] »
On le voit : cet article traite précisément de la métropole, des COM (ex TOM), mais pas ou peu des DOM et ne s’étend pas aux envois de « Colissimo » entre l’hexagone et les DOM, ou entre DOM.
II. Le Conseil d’Etat confirme en ce domaine, à l’occasion d’un litige sur les tarifs de Colissimo dans les DOM, qu’il exerce un contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation, d’une part du « prix abordable » et, d’autre part, des exigences en termes de « contribution à la cohésion nationale » (notion qui peut en évoquer de loin d’autres, en matière de mobilités touchant la Corse ou les outre-mers). Ces apports sont utiles pour d’autres services publics, mais le droit postal est suffisamment spécifique pour que ces analogies, lointaines, soient à manier avec précautions.
Des ultramarins ont donc attaqué les nouveaux tarifs de « Colissimo » au nom du SUP, ce qu’il revenait au juge administratif de connaître (puisqu’il s’agit de mesures d’organisation d’un service public, quand bien même celles-ci ont prises par une société de droit privé : TC, 15 janvier 1968, Compagnie Air France c/ Epoux Barbier, n° 1908, au rec.).
Le contrôle du juge dès lors allait devoir comparer cette grille tarifaire à deux prismes juridiques malaisés (ceux mis en gras et souligné dans la citation, ci-avant, de l’article L. 1 du CPCE), mais ô combien importants pour le monde ultramarin (mais aussi pour les îles du territoire européen de la France) :
- d’une part, au fait que le service universel impose un « prix abordable » (article 12 de la directive et article L. 1 du CPCE). Or, de tels contrôles des prix de redevances en de pareils cas relève du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (le rapporteur public, dans ses très intéressantes conclusions, cite à titre d’illustration le contrôle des redevances aéroportuaires : 9 mars 2010, SCARA et FNAM, n° 305047, aux tables. On aurait envie de lui signaler qu’en matière de redevances locales, comme celles des services des eaux, voire de fiscalité comme en matière de TEOM — cf. la jurisprudence Auchan et sa longue postérité — sous couvert de contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation le juge est allé très loin dans un contrôle en réalité de proportionnalité — évolution du juge français que l’on retrouve aussi au niveau européen , voir ici, mais passons…).
- d’autre part le fait que ce service universel « concourt à la cohésion sociale et au développement équilibré du territoire […] dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité en recherchant la meilleure efficacité économique et sociale. »
N.B. : ce second principe n’est pas sans évoquer les débats en matière de « continuité territoriale » dans le monde des transports concernant la Corse et les mondes ultramarins (voir ici, là, puis par là, par ici, et encore de ce côté-ci).
Sur chacun de ces deux points, le Conseil d’Etat confirme qu’il se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (EMA), ce qui lui permet un commode rejet des requêtes d’un trait de plume peu disert :
« […] si les requérants font valoir que les tarifs litigieux ont connu une hausse supérieure à celle des tarifs applicables à la métropole, et qu’ils présentent avec ces derniers des différences importantes et injustifiées, en particulier compte tenu du rétablissement des conditions du trafic aérien après la crise de la Covid-19 et de la dotation budgétaire versée à La Poste à compter de 2022, alors que les revenus moyens dans les outre-mer sont inférieurs à ceux de la métropole, il ne ressort pas des pièces du dossier que les tarifs de l’offre ” Colissimo outre-mer ” auraient été fixés à un niveau tel qu’ils la rendraient économiquement inabordable pour une partie de la population, et qu’ils seraient ainsi entachés d’une erreur manifeste au regard de l’exigence de prix abordables pour tous les utilisateurs, ou que ces tarifs méconnaîtraient manifestement le principe de concours à la cohésion sociale et au développement équilibré du territoire. »
Mais c’est un signe de souplesse qui sera bien utile pour les services publics concernés soit dans le domaine postal soit dans d’autres secteurs où un raisonnement par analogie (certes souvent un peu lointaine) sera envisageable :
- l’exigence du juge en ce domaine reste limitée à l’EMA même si nul n’ignore que derrière les contrôles de ce type se cachent des niveaux très variables d’exigence selon les cas…
- le « principe de concours à la cohésion sociale et au développement équilibré du territoire » n’impose en gros pas des prix anormalement (ou trop anormalement) bas pour les parties éloignées du territoire national
- la notion de « prix abordables » s’apprécie à l’aune du point de savoir si un tarif est, ou non, « à un niveau tel qu’ils la rendraient économiquement inabordable pour une partie de la population ».
III. Le Conseil d’Etat confirme aussi qu’en ce domaine rien n’impose un tarif unique sur le territoire national, ce qui d’ailleurs rejoint ses jurisprudences classiques, en droit français des services publics, sur les zonages tarifaires (hors textes spécifiques).
Notamment, nous sommes loins en ce domaine d’imposer, ni en domaine postal ni en d’autres domaines (sauf texte spécifique) un tarif unique au niveau national :
« […] si les dispositions citées au point 1 de l’article 12 de la directive 97/67/CE prévoient, par dérogation au principe selon lequel les prix reflètent les conditions et les coûts du marché, que les États membres peuvent décider d’appliquer à certains services faisant partie de la prestation du service universel un tarif unique sur l’ensemble de leur territoire national, elles n’imposent pas que toute péréquation des tarifs prenne la forme d’un tarif uniforme sur l’ensemble de ce territoire. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le 6ème alinéa de l’article L. 1 du code des postes et des communications électroniques, sur le fondement duquel les tarifs litigieux ont été adoptés, serait incompatible avec ces dispositions en ce qu’il prévoit que certains services d’envois postaux à l’unité fournis par le prestataire du service universel postal sont proposés au même tarif sur l’ensemble du territoire métropolitain, et non sur l’ensemble du territoire national. »
Ce qui, là encore, sauf textes spéciaux, rejoint (même si le droit postal a sur ce point des exigences supplémentaires) la traditionnelle acceptation de tarifs différents par secteurs géographiques pour les services publics en droit administratif français, sous réserve que ces zonages soient, schématiquement, fondées réellement sur des différences de situation.
Sur ces points, voir par exemple : CE, 26 juillet 1996, Ass., Narbonne Libertés 89, rec. T 696. et CE, 22 octobre 2021, n° 436256, à mentionner aux tables. Plus largement, voir CE, 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, n° 88032 et les très nombreuses autres jurisprudences citées dans les articles publiés, au sein du présent blog, à ce propos. Voir par exemple celui-ci pour les services des eaux : Zonages tarifaires des services d’eau et d’assainissement collectif : spectaculaire confirmation de la jurisprudence « Narbonne Libertés 89 » . Ou pour des accès payants de manière différenciée à des festivités : Il peut être légal de faire payer l’accès à une manifestation sur la voie publique, autrefois gratuite pour tous, aux seuls non résidents (« La manif pas pour tous » ?)
Voici cette décision du Conseil d’Etat :
Source :
Voir aussi les intéressantes conclusions de M. Philippe Ranquet, rapporteur public :

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