Commande publique : l’interprétation de l’acheteur public sur une notion à appréhender pour faire une offre ne sera pas toujours un acte attaquable en soi. Et cela révèle un relatif recul de la jurisprudence GISTI sur les actes de droit souple.

Le « droit souple » ne cesse d’être toujours plus étroitement pris en compte par le juge administratif, lequel maintenant étend son contrôle aux lignes directrices de l’administration même non impératives, même hors le champ étroit des actes des autorités administratives indépendantes…

Mais il y a en ce domaine quelques limites à avoir à l’esprit.

Une interprétation, par l’administration, en matière de « coût de revient » en commande publique (dans le cas particulier des « ECV » en matière de marchés de défense en l’espèce) ne sera ainsi pas, en elle-même, attaquable si l’administration se contente, à cette occasion :

• soit de renvoyer en réalité à la formulation législative (sauf QPC le cas échéant).

• soit selon une nouvelle décision du Conseil d’Etat, si elle « se borne à répondre à une demande d’information particulière », selon une formulation du juge qui reprend (et déforme) celle d’une précédente décision de juillet 2022.
Cette notion (qui s’applique à toute réponse même hors marchés publics) reste tout à fait floue et elle sera de nature à permettre au juge d’opérer un tri au cas par cas selon un critère d’autant plus malléable qu’il est indéfini. 
Mais que cette notion soit utilisée en marchés publics prouve que là on prend (plus clairement qu’en juillet 2022) du champ par rapport à l’épure de l’arrêt GISTI car il devient très difficile de dire qu’en l’espèce la réponse n’avait aucun impact sur quiconque hors les agents en cause. 

Cette interprétation peut sans doute s’exporter du militaire au civil. Mais attention : cela ne fera dans certains cas (pas celui de l’espèce) que repousser le danger, pour ledit acheteur public, du stade de sa réponse à celui de sa future analyse des offres (mais stade auquel il ne faut pas exagérer l’amplitude du contrôle du juge, pour ce qui est du fond de la notation).  

 

I. Rappel rapide des épisodes précédents

 

Avec l’arrêt GISTI de 2020, le Conseil d’Etat avait unifié le régime juridique de ces éléments de droit souple y compris les lignes directrices, les circulaires, les guides, etc. Il en ressortait :

  • 1/ un cadre unique (ce qui est nouveau) pour les « documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif »
  • 2/ avec une recevabilité des recours contre ces actes lorsque ceux-ci sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ce qui inclut les actes impératifs (ce qui était déjà le cas) mais aussi les actes ayant un caractère de ligne directrice (ce qui est pus large qu’avant, dont sans doute, en fonction publique, les fameuses lignes directrices de gestion, sauf pour les agents chargés de les mettre en oeuvre).
  • 3/ et avec un office du juge en ce domaine qui en ressort clarifié et unifié.

 

Sources : CE, 12 juin 2020, GISTI, n° 418142 ; pour les circulaires, voir le célèbre arrêt Duvignères (CE, S., 18 décembre 2002, n° 233618 ; voir aussi CE, 20 juin 2016, n° 389730) ; pour les directives de droit national, voir CE, S, 11 décembre 1970, Crédit foncier de France, rec. p. 750 ; pour le droit souple des autorités de régulation, voir les décisions d’Assemblée du contentieux du CE du 21 mars 2016, Fairvesta International, n° 368082, et Société Numéricable, n° 390023 ; s’agissant du refus d’une autorité de régulation d’abroger un acte de droit souple, voir CE, Section, 13 juillet 2016, Société GDF Suez, n° 388150, p. 384 ; sur les recours contre les actes de droit souple susceptibles d’avoir des effets notables sur les intéressés, voir CE, Ass., 19 juillet 2019, n° 426389. A comparer avec CE, 21 octobre 2019, n°419996 419997 ; pour le cas des décisions des autorités administratives indépendantes non décisoires mais pouvant avoir une influence, voir CE, 4 décembre 2019, n° 416798 et n°415550 (voir aussi CE, 30 janvier 2019, n° 411132 ; CE, 2 mai 2019, n°414410) ; pour les guides voir CE, 29 mai 2020, n° 440452 ; sur l’état du droit quant aux lignes attaquables ou non avant ce nouvel arrêt GISTI voir CE, 3 mai 2004, Comité anti-amiante Jussieu, n° 245961.

Voir aussi  :

 

Reste que les actes de droit souple, notamment ceux des autorités administratives indépendantes et autres organismes publics de régulation, demeurent en fonction de cette grille de lecture parfois (souvent) attaquables en recours pour excès de pouvoir, parfois pas… mais qu’il devient de plus en plus rare de trouver des actes ou des avis de ces structures qui n’en soient pas…

Illustrations :

 

 

II. En matière de commande publique, interpréter en se limitant à un copier-coller du droit écrit rendra presque toujours l’interprétation inattaquable en elle-même… Il en va de même si cette réponse donnée à un possible soumissionnaire « se borne à répondre à une demande d’information particulière », à en croire une décision récente du Conseil d’Etat qui ne doit cependant pas être sur-interprétée. Mais cela ne fait (parfois) que décaler le danger au stade de la notation. Un risque à ne pas surestimer, toutefois… 

On le voit, les guides, interprétations, et autres FAQ peuvent aisément, dans ce cadre, glisser vers l’acte de droit souple attaquable.

Or, s’il est un domaine complexe pour les acteurs de la commande publique, pouvant conduire à bien des tâtonnements, ce sont les notions incertaines que sont les coût (ou prix), notamment :

  • dans les domaines complexes que sont les marchés de défense,
  • pour la prise en compte des questions de durabilité, de cycle de vie et de réparabilité (voir ci-dessous un renvoi vers notre vidéo à ce sujet).

 

Pour s’en tenir aux questions de marchés de défense :

« Le prix de prestations comprises dans un marché d’armements est composé de trois types d’éléments qui s’imbriquent dans une formule de prix : les « éléments de base d’ordre technique » (EBOT), les « taux horaires synthétiques » et les « éléments comptables de valorisation » (ECV).
[…]
Suite à [une évaluation de la Cour des comptes], les services de la DGA et du Contrôle général des armées ont introduit une réforme importante du dispositif, en remplaçant les EGC par des ECV, censés être articulés à la comptabilité analytique des entreprises. Les ECV ont été définis par un groupe de travail de la DGA et du CIDEF et sont destinés à la négociation des devis proposés par les industriels dans le cadre de la préparation de marchés négociés. Néanmoins, la réglementation des enquêtes de coût organisant le contrôle essentiellement a posteriori, la négociation des ECV devis se fait sans base réglementaire solide. »
Source : Thierry Kirat. Réflexions sur les marchés publics de la Défense. 2005. halshs-00004465 ; voir https://shs.hal.science/halshs-00004465/document

Les ECV étaient donc censés se rapprocher de ce qu’est la comptabilité des entreprises fournisseuses (et qui sont bien conduites en bonnes gestionnaires à définir un coût de production, notamment, variable selon les volumes entre autres paramètres).

Mais cet auteur, M. Kirat, en 2005, avant bien raison de poser que « la négociation des ECV devis se fait sans base réglementaire solide. »

Toutefois, ce n’est pas parce que cette notion est extérieure au droit de la commande publique insérée dans le code éponyme que cette notion n’est pas déterminante, pour l’entreprise soumissionnaire, afin de savoir quel chiffre fournir et comment gagner des marchés publics. Et l’on retrouve là un lien avec la définition du « coût de revient », au sens de l’article L. 2196-5 du CCP.

A lire les conclusions de la rapporteure publique (RAPU) Mme Céline Guibé (voir ici), c’est parce que la réponse faite ressortissait directement de la loi (ce qui conduisait à ne pas pouvoir la contester même en cas de recevabilité du recours sauf QPC) que l’on pouvait rejeter le recours :

« […]  la distinction entre ce qui relève des coûts de production et ce qui relève de la marge […] nous semble directement impliquée par la loi. Et, sauf à vouloir, pour apprécier le caractère novatoire de la règle posée, contrôler finement le bien-fondé du choix opéré par le service, et retomber, ainsi, dans les travers auxquels votre décision D… avait voulu remédier, […] ce constat suffit pour écarter tout caractère décisoire à la prise de position du service.»

Ce texte signifie au minimum que si la réponse de l’administration fait un copier-coller de la loi, elle ne produit pas un acte administratif susceptible de recours. Certes.

Mais les conclusions de la rapporteure publique visent surtout à étendre la jurisprudence Conseil d’État, 21 juillet 2022, n° 449388, à mentionner aux tables du recueil Lebonque j’avais commentée ici :

 

Dans cette affaire, s’agissant de courriels, le Conseil d’Etat avait posé que dès lors qu’il se borne à répondre à une demande d’information présentée par le requérant, un courriel ne saurait être regardé comme constituant un document de portée générale susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des personnes susceptibles de former un recours, au sens de l’arrêt Gisti… ce qui a contrario laissait la possibilité d’attaquer toute réponse (même par courriel) qui à terme serait une « prise de position révélant une décision »… pouvant avoir un impact par exemple sur une réponse (recevable ou non, bien notée ou non, selon la réponse faite) d’un soumissionnaire (même envoyée à tous les soumissionnaire) ou aux entreprises par exemple en phase de sourcing.

En l’espèce, le Conseil d’Etat rejette le recours de manière sèche sur cette notion, floue, de « demande d’information particulière » dont on peut regretter qu’elle ne soit pas un minimum définie  :

« 3. La lettre du 14 février 2019 par laquelle le délégué général pour l’armement a répondu à une demande de l’association requérante en lui faisant part de son interprétation de la notion de coût de revient des prestations dans le cadre des marchés de défense ne révèle par elle-même aucune décision. Dès lors que cette lettre se borne à répondre à une demande d’information particulière, elle ne saurait être regardée comme constituant un document de portée générale susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des entreprises du secteur industriel de la défense. Par suite, le refus de l’abroger ne constitue pas une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.»

 

Une interprétation, par l’administration, ne sera ainsi pas, en elle-même, attaquable si l’administration se contente, à cette occasion :

• soit de renvoyer en réalité à la formulation législative (sauf QPC le cas échéant)… mais là nous sommes dans l’épure de l’arrêt GISTI puisqu’alors la réponse n’est pas « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ».

• soit selon cette nouvelle décision du Conseil d’Etat, si elle « se borne à répondre à une demande d’information particulière », selon une formulation du juge qui reprend une précédente celle de cette précédente décision de juillet 2022, qui reste tout à fait floue, et qui sera de nature à permettre au juge d’opérer un tri au cas par cas selon un critère d’autant plus malléable qu’il est indéfini.
Or, en théorie, sur ce point, la mini-révolution est venue plus par la décision précitée de juillet 2022 que par celle présentement commentée, une telle « réponse à une demande d’information particulière » peut être  « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ».
Mais l’application en l’espèce interroge.
Dans la décision précitée n° 449388 de juillet 2022, il était très incertain que le courriel querellé ait pu avoir un impact au sens de l’arrêt GISTI.
En l’espèce, qui peut douter de l’impact, sur un fournisseur, de la réponse faite par un acheteur public pour interpréter une notion aussi importante que les ECV ?
Veut-on amender discrètement l’arrêt GISTI et les recours contre les actes de droit souple pour refermer une porte très largement ouverte ?
Ou veut-on juste laisser au secteur de la défense des grandes marges de manoeuvre que l’on refuse aux autres acheteurs publics du monde civil ?
Les paris sont ouverts. Je mise quant à moi pour les deux réponses, à la fois.

Bref, c’est discrètement, dans un domaine d’achats de défense, que l’on admet que certains actes ne seront pas attaquables d’une manière qui prend réellement du champ par rapport à la jurisprudence GISTI, au nom de la jurisprudence n° 449388 de juillet 2022, mais dans un cadre qui est bien différent et où l’impact ne peut être nié.

Cette notion donnera donc sans doute lieu à d’assez nombreuses futures occurrences… à chaque fois qu’une réponse individuelle sera donnée, et que le Conseil d’Etat dans sa grande sagesse voudra exclure celle-ci du champ contentieux (en tous cas du champ contentieux des REP contre des actes de droit souple) via un critère commode car abscons.

Sombres lumières, parfois, tout de même, que celles du Palais Royal qui accepte de dévoiler au grand jour les actes de droit souple, mais qui invente que cet éclairage sera aléatoire selon un sous-critère qu’il refuse d’éclairer.

 

Source :

Conseil d’État, 10 février 2023, n° 460448

 

• VOIR AUSSI SUR LE « DROIT SOUPLE »

 

Voici une vidéo de 6 mn 16 qui tente de répondre à une question simple : on parle beaucoup de « droit souple » mais qu’est-ce que cela change pour « mon » administration ?

 

https://youtu.be/ZfBR5AHIPLE

 

 

Voir aussi cette autre vidéo de 3 mn 49 (plus juridique et un brin plus ancienne, puisque faite au lendemain de l’arrêt GISTI) :

https://youtu.be/moPk8paYT8s

• VOIR AUSSI SUR LES PRIX EN MARCHÉS PUBLICS ET AUTRES SUJETS CONNEXES

 

Voir  :

 

Voir surtout ces trois vidéos :

 

1/ Règle de 3 ; marché masqué ; moyenne… comment calculer les prix d’un marché ? [courte VIDEO]

https://youtu.be/Rr4ODUnbhJY

2/ Un critère peut-il être très prépondérant ?

https://youtu.be/fLRkdYCQSgc