Suspicion légitime, impartialité, récusation, obligation de déport : des principes beaux et rigides ; une application fort souple par un nouvel arrêt d’Assemblée du CE… contrastant avec la position de la CEDH

S’il est une institution dont on attend une stricte impartialité, c’est bien la Justice, dont même les symboles les plus usuels (balance ; yeux bandés) représentent cette vertu.

Historiquement, nous avons d’ailleurs hérité d’une approche globale du risque de partialité en cette matière :

« Le mot  » suspicion  » vient du latin  » suspicio  » signifiant  » soupçon « ,  » suspicion « , et désignant, dès l’époque romaine, le doute qui pourrait naître d’une juridiction dont certains éléments feraient supposer que justice ne serait pas correctement rendue. À Rome, la suspicio est plus large que le soupçon de partialité : il s’agit aussi du doute que l’une des parties peut avoir sur l’objectivité, la neutralité, la bonne foi, l’efficacité d’une juridiction.»
Source : point 4. du Fasc. 800-10 du Juris-Classeur Procédure civile, par M. Boris Bernabé, mise à jour sept. 2023

Faisons le point en ce domaine alors que, ce 15 avril 2024, le Conseil d’Etat vient de rendre une décision importante, forte dans les principes et fort souple dans son application… 4 mois seulement, après une décision de la CEDH non moins importante et, surtout, bien plus rigide. 

Faisons le point sur ces règles :

  • I. AVANT le procès (déontologie)
  • II. PENDANT le procès (suspicion légitime ; récusation)… 
  • III. APRES la décision de Justice (appel ou cassation évoquant une possible atteinte à l’impartialité du juge) avec une importante décision, d’Assemblée, du Conseil d’Etat en date du 15 avril 2024 (interprétation souple des risques quand un juge traite d’une affaire concernant une administration où ce juge a, auparavant, officié…)
  • IV. … ce qui permet de se rendre compte que l’édifice ainsi bâti s’avère assez satisfaisant, quoique persistent quelques trous dans la raquette, avec un petit risque que le droit français ne soit en retard par rapport aux exigences, en ce domaine, des juridictions supranationales (CEDH mais aussi CJUE)  
  • V. Voir aussi une petite vidéo à ce sujet 

 

 

I. AVANT le procès (déontologie)

 

Il est de plus en plus fréquent, et c’est heureux, que ces questions soient traitées en amont de tout litige, par le Collège de déontologie de la juridiction administrative. Voir par exemple :

 

 

 

II. PENDANT le procès (suspicion légitime ; récusation)… avec une importante décision du Conseil d’Etat en date du 15 avril 2024 (avec une interprétation souple des risques quand un juge traite d’une affaire concernant une administration où ce juge a, auparavant, officié…)

 

Tant en judiciaire (I.A.) qu’en administratif (I.B.), la récusation décidée par le juge lui-même ou demandée, pour suspicion légitime, par un justiciable, reste difficile à prouver et à obtenir à ce jour. Or, c’est en ce domaine que le Conseil d’Etat a rendu, le 15 avril 2024, une intéressante décision (I.C.). 

 

I.A. En judiciaire

 

En droit judiciaire français, le principe est que celui qui demande un renvoi pour cause de suspicion légitime, en cours de procédure, doit démontrer la partialité, sinon de toute la juridiction, à tout le moins d’un nombre conséquent de membres de celle-ci, l’importance de ceux-ci étant visiblement prise en compte. Plus précisément, pour une suspicion légitime née de certains membres seulement de la juridiction :

« l’impartialité doit notamment s’apprécier de manière objective, en recherchant si le juge ou la juridiction offrait des garanties suffisantes pour écarter tout doute légitime sur son attitude »
Sources : Cass. soc., 3 mars 2009, n° 07-15.581. Voir cependant pour une approche sans doute moins exigeante : Cass. 1re civ., 1er juillet 2015, n° 14-18.149

Cette même procédure se retrouve en procédure pénale (art. 662 du code de procédure pénale), au moins pour les juges du fond (et pas pour le Parquet semble-t-il : Cass. crim., 24 novembre 2004, 04-80.509)… mais là encore avec des cas de suspicion légitime qui :

  • ne seront que rarement acceptés (sur ce point, avec me semble-t-il un plus grand contrôle sur les juges d’instruction que sur les membres des formations de jugement, voir les points 41. à 113. du Fasc. 20 du Juris-Classeur Procédure pénale, par M. Henri Angevin, actualisation par M. Fabrice Defferrard, mise à jour oct. 2022)
  • n’interdisent pas aux mêmes juges de statuer dans une instance disciplinaire puis ensuite au pénal pour les mêmes faits (Cass. crim., 24 janvier 1996, 96-80.266, au Bull.)

 

Avec dans tous les cas une absence d’application de ce régime devant la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 21 février 2002 : Bull. civ. 2002, II, n° 26).

 

Mais en judiciaire, comme en administratif d’ailleurs comme nous allons le voir, ces questions sont traitées, via le principe d’impartialité, en amont en termes de déontologie et, en aval, par les voies de la réformation des décisions des premiers juges (appel ou cassation).

A ceci s’ajoutent les décisions du Conseil constitutionnel, y compris via des décisions rendues sur QPC (voir par exemple Décision n° 2021-893 QPC du 26 mars 2021, M. Brahim N. [Présidence du tribunal pour enfants par un juge des enfants ayant instruit l’affaire]).

 

 

 

I.B. En administratif

En droit administratif aussi :

« tout justiciable est […] recevable à demander à la juridiction immédiatement supérieure qu’une affaire dont est saisie la juridiction compétente soit renvoyée devant une autre juridiction du même ordre si, pour des causes dont il appartient à l’intéressé de justifier, le tribunal compétent est suspect de partialité (v., pour l’arrêt de principe, 12 mai 1958, Demaret, Rec. p. 271).»
Source : conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public, sur CE, 25 mars 2019, n° 427184).

Voici ici cette décision Demaret au rec. (elle n’est plus sur Légifrance) :

 

NB : pour une première application à notre connaissance, étrangement non relevée même par le Odent : CE, S.., 3 mai 1957, Nemegyei, n° 14054, dont voici le début de publication au rec. :

… et dont voici le résumé aux tables du rec. 1957 :

 

Le droit de pouvoir demander le dépaysement à la juridiction immédiatement supérieure, en cas de partialité de la juridiction saisie, a été consacré par le Conseil d’Etat comme étant une règle générale de procédure :

« les chambres régionales de l’Ordre national des experts comptables ont, lorsqu’elles statuent en matière disciplinaire, le caractère de juridictions devant lesquelles doivent être observées les règles générales de la procédure, dont l’application n’a pas été écartée par une disposition législative expresse ou n’est pas inconciliable avec leur organisation » et qu’« au nombre de ces règles est comprise celle selon laquelle tout justiciable est recevable à demander à la juridiction immédiatement supérieure qu’une affaire, dont est saisie la juridiction compétente, soit renvoyée devant une autre juridiction du même ordre, au motif que, pour des causes dont il appartient à l’intéressé de justifier, le tribunal compétent est suspect de partialité ». (CE, 8 janvier 1959, Commissaire du Gouvernement près le Conseil supérieur de l’Ordre des experts comptables, Lebon p.15)

Avec une distinction importante :

  • soit il y a demande de récusation en application de l’article L. 721-1 du code de justice administrative ( « La récusation d’un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d’une partie, s’il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité »).
  • le juge concerné, lui-même, doit se faire remplacer. En effet, aux termes de l’article R. 721-1 du même code :
    « Le membre de la juridiction qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s’abstenir se fait remplacer par un autre membre que désigne (…), au Conseil d’Etat, le président de la section du contentieux. »

 

La jurisprudence constante du Conseil d’Etat précise que :

« Considérant que tout justiciable est recevable à demander à la juridiction immédiatement supérieure qu’une affaire dont est saisie la juridiction compétente soit renvoyée devant une autre juridiction du même ordre si, pour des causes, dont il appartient à l’intéressé de justifier, le tribunal compétent est suspect de partialité » (Conseil d’Etat, 4 / 1 SSR, du 22 septembre 1993, 147186, mentionné aux tables du recueil Lebon).

… avec, comme précédemment pour la Cour de cassation, une Haute Assemblée qui pose que ce principe ne s’applique pas au Conseil d’Etat lui-même faute d’instance supérieure.

Sources : CE, 27 mars 1991, Bertin : JurisData n° 1991-042387 ; Lebon T., p. 1131), qu’il s’agisse de conclusions relevant de sa compétence en premier et dernier ressort, d’appel ou de cassation (CE, 16 juin 2004, n° 246883, n° 246883, rec. T., p. 832).

Ainsi :

  • la Cour des comptes ne peut juger (en l’espèce pour une gestion de fait) d’une affaire qu’elle a déjà traité largement dans son rapport public (CE, Ass., 23 février 2000, Labor Metal, n° 195715, au rec. ; voir aussi CE, S., 17 octobre 2003, n° 237290). Sur le fait que cette règle de bon sens fait peser un risque sur les décisions rendues par la  Cour des comptes au titre de la responsabilité financière des gestionnaires publics (RGP ou RFGP),  voir ici.
  • par ordonnance n° 446576 du 25 novembre 2020, le président de la section du contentieux du Conseil d’État a transmis au tribunal administratif de Marseille la requête présentée par M. C, enregistrée le 24 août 2020 au tribunal administratif de Montpellier… au motif que ledit M. C., requérant donc, était affecté au sein dudit TA de Montpellier, même s’il exerçait ses fonctions en détachement auprès de la CNDA.
  • il y a-t-il obligation de renvoyer pour suspicion légitime, d’un TA vers un autre TA… quand le litige porte sur un permis de construire relatif au bâtiment dans lequel siège ledit TA (CE, 27 novembre 1981, Olech et a., n° 35722, rec. T., p. 872) !

 

Mais la plupart des requêtes en suspicion légitime et/ou de récusation sont fantaisistes et, hélas, complotistes et/ou dictées par le désespoir, tel cette magnifique demande de :

« récusation, notamment, de tous les membres du Conseil d’Etat diplômés de l’Ecole nationale d’administration  »

… voir ici cette affaire (notre article et la décision rendue ) :

 

Ou dans le même genre voir cette ordonnance où à la CAA de Paris on ne peut que constater l’irrecevabilité d’une demande de récusation par principe de tous les magistrats de la Cour « en raison de décisions déjà rendues » et d’une manière générale pour toute affaire existante ou à venir !!!

Source : CAA, ord., 26 mars 2024, 22PA01177

 

 

 

 

III. APRES la décision de Justice (appel ou cassation évoquant une possible atteinte à l’impartialité du juge) avec une importante décision, d’Assemblée, du Conseil d’Etat en date du 15 avril 2024 (interprétation souple des risques quand un juge traite d’une affaire concernant une administration où ce juge a, auparavant, officié…)

 

La plupart du temps, c’est au titre de l’impartialité (individuelle) après qu’une décision de Justice (ordonnance, jugement, arrêt), au stade principalement de l’appel et du contrôle de cassation, que ces points sont étudiés (III.A.).

Or, une décision d’Assemblée du Conseil d’Etat en date du 15 avril 2024, avec une interprétation souple des risques quand un juge traite d’une affaire concernant une administration où ce juge a, auparavant, officié…

 

 

III.A. La plupart du temps, c’est au titre de l’impartialité (individuelle) après qu’une décision de Justice (ordonnance, jugement, arrêt), au stade principalement de l’appel et du contrôle de cassation, que ces points sont étudiés. 

 

Voir par exemple les points suivants, tous traités à ce stade par le juge administratif (surtout au stade du contrôle de cassation bien sûr) :

  • un juge ne pourra plus siéger pour statuer sur le fond d’une affaire s’il a en tant que juge en référé suspension eu à traiter de cette même affaire et s’il a, à cette occasion, eu à traiter du fond ou de la recevabilité du recours au fond ((CE, 30 janvier 2017, n° 394206) 
  • mais un magistrat peut être rapporteur public dans affaire pour laquelle il a été juge des référés (CE, 5 juillet 2017, n° 402481)
  • de même en 2018 le Conseil d’Etat avait-il rappelé qu’il « résulte de l’article L. 821-2 du code de justice administrative (CJA) que la formation de jugement appelée à délibérer à nouveau sur une affaire à la suite d’une annulation par le Conseil d’Etat de la décision précédemment prise sur cette même affaire ne peut comprendre aucun magistrat ayant participé au délibéré de cette décision »
    … Mais il avait pris grand soin de préciser que ce beau principe s’applique :
    « sauf impossibilité structurelle pour la juridiction à laquelle l’affaire a été renvoyée de statuer dans une formation de jugement ne comprenant aucun membre ayant déjà participé au jugement de l’affaire.»
    Source : CE, 26 mars 2018, M. , n° 402044, rec. T. pp. 750-948.Pour une matérialisation de cette dernière exception, voir CE, 5 juillet 2022, n° 449112, aux tables.
  • dans la même veine, mais avec un soupçon de prise en considération (compréhensible selon nous car ce magistrat ne se retrouvera pas ensuite en formation de jugement au fond) des difficultés d’organisation de la Justice administrative versus le respect des principes, le Conseil d’Etat a posé que le juge administratif qui a statué en qualité de juge du référé-liberté peut aussi statuer en référé-suspension (CE, 13 mars 2019, n° 420014)
  • de même un magistrat peut-il statuer sur un recours pour excès de pouvoir puis sur un recours en appréciation de validité portant sur la même décision (CE, 15 décembre 2000, n° 196737, rec. T. pp. 1079-1169).
  • Voici une illustration plus originale. Quand il le faut, le président d’une formation de jugement dispose de pouvoirs de police. Et l’usage proportionné de ceux-ci sera sans effet sur la régularité de la décision de Justice alors rendue. Parfois, en cas de grave perturbation donnant lieu à commission d’une infraction, il peut en résulter que ce juge dépose plainte. Mais en ce cas, celui-ci doit ensuite se déporter, selon un mode d’emploi qui vient d’être donné par le Conseil d’Etat, pour éviter toute atteinte au principe d’impartialité.
    Source : Conseil d’État, 21 mars 2023, n° 456347, aux tables du recueil Lebon
  • étant précisé que ce principe d’impartialité des juridictions ne peut être invoqué à l’encontre de l’autorité assurant les fonctions de poursuites (CE, 21 avril 2021, n° 443043, aux tables, à comparer avec ce que nous avons précisé ci-avant en I.A.  s’agissant des procureurs en judiciaire)
  • ce principe impose toutefois (en l’espèce en matière de sport et de lutte contre le dopage) de fortes séparations entre fonctions administratives et sanctionnatrices (Décision n° 2017-688 QPC du 2 février 2018) mais il n’interdit pas à un membre du Conseil constitutionnel de connaître du contentieux électoral d’un de ses anciens collaborateurs (si, si c’est possible !). Voir : Conflits (d’intérêts) sur la frontière Borduro-Syldave, affaire où MM. Jospin et Fabius n’avaient pas jugé bon de se faire porter pâles pour l’élection de la circonscription de M. Valls (Déc° 2017-5074/5089 AN du 8 décembre 2017). Mais on progresse : sur une affaire concernant M. Fillon (décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023) il y a eu déports… au point que cela soulevait une petite difficulté de quorum (voir ici).

 

Finissons cette sous-partie avec un morceau d’anthologie, façon bétisier.
Etait en cause une ordonnance de rejet d’un appel (considéré comme manifestement dépourvu de fondement au sens du dernier alinéa de l’article R. 222-1 du code de justice administrative) dans une affaire d‘imputabilité au service d’un accident.

On commence par une allégation sans preuve ni début de raison :

« 3. Si Mme B… soutient qu’un des membres de la formation de jugement ayant pris la décision contestée du 17 mars 2023 ne pouvait être regardé comme impartial à son égard et que cette formation de jugement était, par suite, irrégulièrement composée, elle n’apporte, en tout état de cause, aucun élément crédible à l’appui de cette allégation. En particulier, il ne résulte pas de l’instruction que le membre de la formation de jugement mis en cause aurait, comme elle le prétend, participé, soit au tribunal administratif de Lille, soit à la cour administrative d’appel de Douai, à l’instruction de l’affaire sur laquelle portait son pourvoi. »

Et, surtout la suite est savoureuse :

« De même, la circonstance qu’un autre membre de la formation de jugement ait participé aux commentaires d’une édition du code général de la fonction publique, dont il a été fait application dans le litige, n’est pas davantage, par elle-même, et en tout état de cause, de nature à établir un manquement au principe d’impartialité. »

 

Allez on va récuser un magistrat parce qu’il est compétent en fonction publique, dans une affaire de fonction publique !

Alors oui certes si le litige avait porté sur une relation avec l’éditeur en question, ce juge aurait du se faire porter pâle pour ne pas avoir à traiter des relations avec le code rouge (CEDH, 14 décembre 2023, Syndicat National des Journalistes et autres c. France, n° 41236/18 ; voir ci-dessous).

Mais là rien de tel. Le grief était juste de reprocher à un juge de trancher en matière de droit de la fonction publique, avec un argument massue : il a commenté le code général de la fonction publique pour un éditeur.

Bref, il faudrait le récuser car il est compétent.

Magique.

La prochaine fois que je vais voir un spécialiste en médecine, je demanderai à n’être traité que par des spécialistes dans une autre discipline. Comme cela un dermatologue aura une belle neutralité déontologique le jour où je devrai subir, de sa part, une opération chirurgicale du genou.

Heureusement que les requérants nous fournissent encore de quoi rire. Car cela permettrait presque de s’amuser. Si ce n’était, au fond, assez triste. Derrière chaque gros délire de ce type, se cachent en effet, souvent, bien des misères psychologiques.

Source :

CE, 22 mars 2024, 473683

 

 

III.B. La décision du Conseil d’Etat en date du 15 avril 2024, avec une interprétation souple des risques quand un juge traite d’une affaire concernant une administration où ce juge a, auparavant, officié… 

 

Le  Conseil d’Etat a rendu, le 15 avril 2024, une importante décision lui imposant de répondre à trois questions essentielles :

  • 1°) Quelles sont les règles de déport qui s’appliquent à un membre de la juridiction administrative qui a précédemment exercé des fonctions administratives ?
  • 2°) Ces règles diffèrent-elles de celles qui s’appliquent lorsqu’il exerce des fonctions administratives de façon concomitante à ses fonctions juridictionnelles ou lorsqu’il s’apprête à exercer de telles fonctions administratives ?
  • 3°) En l’espèce, la magistrate du tribunal administratif, qui exerçait 21 mois auparavant les fonctions de cheffe du service juridique et contentieux du département partie au litige, pouvait-elle siéger dans l’affaire en cause, relative aux droits à allocation de retour à l’emploi d’un ancien agent contractuel du département ?

 

À l’occasion de l’examen d’un pourvoi du département des Bouches-du-Rhône, le Conseil d’État rappelle, dans sa formation de jugement la plus solennelle, les règles garantissant que les décisions rendues par la juridiction administrative le sont en toute indépendance et impartialité.

En plus de leur statut, qui les prémunit de toute pression ou interférence extérieure, les membres du Conseil d’État et les magistrats administratifs sont soumis à des obligations pour éviter toute situation de conflit d’intérêts.

Si l’exercice de fonctions administratives par un membre de la juridiction administrative ne porte pas atteinte par lui-même à son impartialité, il lui appartient de s’abstenir de prendre part au jugement dans différentes hypothèses, que le Conseil d’État a précisées.

Mais dans cette affaire, il a jugé qu’il n’y avait pas d’atteinte au principe d’impartialité.

Il était, en l’espèce, saisi par le département des Bouches-du-Rhône d’un pourvoi en cassation contre un jugement rendu par le tribunal administratif de Marseille dans une formation de jugement qui comprenait une magistrate antérieurement employée dans cette collectivité. Avec un poste non négligeable (cheffe du service juridique et contentieux du département partie au litige) et après un délai qui reste limité (21 mois).

Bref, le pari du CD13 était loin d’être perdu d’avance et son argumentaire semblait solide. Mais pas pour le Conseil d’Etat, qui sait bien, lui, qu’il faut être sévère pour les conflits d’intérêts des agents et des élus des administrations actives, mais qu’il faut faire montre de compréhension constructive quand l’accusation d’un tel péché vient souiller la blanche réputation des membres des juridictions administratives. Non mais.

Le Conseil d’État rejette donc ce pourvoi après avoir rappelé le cadre dans lequel le juge administratif remplit son office.

On  commence par les grands principes :

« 2. En vertu des principes généraux applicables à la fonction de juger dans un Etat de droit, la justice doit être rendue par une juridiction indépendante et impartiale. Toute personne appelée à y siéger doit se prononcer en toute indépendance, à l’abri de toute pression. Sa participation au jugement d’une affaire implique qu’elle exerce cette fonction en toute impartialité, sans parti pris ni préférence à l’égard de l’une des parties. Son indépendance et celle de la juridiction dont elle est membre participent de cette exigence. Elle doit se comporter de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard.

« 3. Le principe d’indépendance de la juridiction administrative, à la compétence de laquelle ressortit normalement l’annulation ou la réformation des actes administratifs et dont les décisions sont rendues au nom du peuple français, découle du principe de la séparation des pouvoirs. Les garanties qui gouvernent le statut des membres du Conseil d’Etat et des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel visent à assurer le respect de ce principe.»

C’est beau.

Puis on rappelle l’obligation de déport pour que cette blancheur immaculée le reste :

« 4. Un membre de la juridiction administrative ne peut recevoir, accepter ou présupposer quelque instruction de la part de quelque autorité que ce soit. Il a l’obligation, sans préjudice de dispositions législatives particulières, de s’abstenir de participer au jugement d’une affaire s’il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité.»

Ce qui rappelle, en plus joli, tout ce qu’on vient d’énumérer ci-avant (principes généraux dégagés par le juge et articles susmentionnés du CJA).

Avec les principes suivants qui là encore reprennent ce qui a été évoqué ci-avant mais avec des formulations sans doute plus claires en termes de non présomption de conflit d’intérêts du simple fait d’avoir été faire sa mobilité en administration active ou d’y avoir autrefois officié :

« 5. A cet égard, l’exercice, qu’il soit passé, concomitant ou envisagé dans le futur, de fonctions administratives par un membre de la juridiction administrative ne peut, par lui-même, constituer un motif de mettre en doute son impartialité. »

A charge pour l’intéresses de se déporter s’il a eu alors à connaître de l’affaire en cause (en prenant en compte la nature des fonctions exercées, l’autorité administrative en cause et le délai écoulé), et ce en interrogeant son président de formation de jugement au besoin, mais sans que son déport éventuel ait à être motivé :

« 6. L’intéressé ne saurait en revanche participer au jugement des affaires mettant en cause les décisions administratives dont il est l’auteur, qui ont été prises sous son autorité, à l’élaboration ou à la défense en justice desquelles il a pris part.

« 7. Il doit également s’abstenir de participer au jugement des autres affaires pour lesquelles, eu égard à l’ensemble des données particulières propres à chaque cas, notamment la nature des fonctions administratives exercées, l’autorité administrative en cause, le délai écoulé depuis qu’elles ont, le cas échéant, pris fin, ainsi que l’objet du litige, il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité.

« 8. S’il suppose en sa personne une telle cause de récusation, il interroge, au besoin, pour l’apprécier, le président de la formation de jugement, qui peut l’inviter à ne pas siéger. Dans tous les cas, il lui appartient de s’abstenir de participer au jugement de l’affaire s’il estime en conscience devoir se déporter, sans avoir à s’en justifier.»

 

Tout ceci est logique.

Tout ceci est bel et bon. De la belle ouvrage tissée d’une blanche main à l’insoupçonnable virginité face au risque de conflit d’intérêts.

Sauf qu’après, la chute est brutale par l’application de ces principes en l’espèce :

« 14. En l’espèce, il ressort des pièces versées à l’instruction que l’une des membres de la formation de jugement dans le litige ayant donné lieu au jugement du 13 octobre 2022, auquel le département des Bouches-du-Rhône était partie, a exercé jusqu’au 31 décembre 2020, soit vingt et un mois avant le jugement contesté, les fonctions de cheffe du service juridique et contentieux de ce département.

« 15. Tout d’abord, ces fonctions antérieures ne sont pas, eu égard notamment à la circonstance que le service juridique et contentieux du département des Bouches-du-Rhône ne constitue que l’un des services de sa direction juridique, au nombre de celles qui sont mentionnées au premier alinéa de l’article L. 231-5-1 du code de justice administrative.

« 16. Ensuite, si le département des Bouches-du-Rhône soutient que l’intéressée a pris part, lorsqu’elle occupait ces fonctions, à la défense de l’administration dans le litige, il n’apporte aucun élément à l’appui de cette allégation, la production de l’organigramme de la direction juridique auquel ce service est rattaché, à la suite de la mesure d’instruction diligentée par la 1ère chambre de la section du contentieux, ne suffisant pas à l’établir et les écritures présentées au nom du département en première instance l’ayant été par un avocat.

« 17. Enfin, le département des Bouches-du-Rhône n’est pas non plus fondé à soutenir, eu égard à la nature des fonctions précédemment occupées par l’intéressée, au délai écoulé depuis qu’elle les avait quittées et à l’objet du litige, de caractère individuel, qui porte sur les droits à l’allocation d’aide au retour à l’emploi d’un ancien agent contractuel du département, qu’il existait une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité.»

 

Ne tentez pas cela chez vous malheureux. Vous finiriez au pénal.

C’est bien connu que le service contentieux d’un département ne gère pas le contentieux. C’est bien connu que l’avocat présentant les écritures ne reçoit jamais d’instructions et ne fait pas valider ses mémoires par la cheffe du service contentieux. Ben voyons.

Quant au délai… Le nombre de mois pour éviter le pénal entre public et privé fixé par l’article 432-13 du code pénal est de… 36 mois. Pas 21.

Et le fait qu’on soit entre deux personnes morales de droit public n’y change rien (pour limiter les cas où les conflits d’intérêts public-public sont pénalement répréhensibles et administrativement gérables… il a fallu l’intervention en 2022 du législateur avec la loi 3DS… voir ici).

Bref, le juge administratif lave son linge sale plus souplement, en interne, en famille, qu’il ne le fait lorsqu’il traite des conflits d’intérêts usuels, même public – public. 

Ce qui est d’une grande commodité, cette souplesse contrastant avec la beauté des principes affichés, à l’ombre desquels la règle de droit, finalement, n’a plus trop d’inconvénients.

 

Source :

CE, Ass.,15 avril 2024, CD13, 469719, au rec. 

 

 

 

IV. Ce qui permet de se rendre compte que l’édifice ainsi bâti s’avère assez satisfaisant, quoique persistent quelques trous dans la raquette, avec un petit risque que le droit français ne soit en retard par rapport aux exigences, en ce domaine, des juridictions supranationales (CEDH mais aussi CJUE)

 

Au total, modérons nos critiques. Car au total le régime ainsi bâti reste rigoureux, plutôt admirable (même si la décision du 15 avril 2024 fait tout de même bondir dans son application en l’espèce)… et d’un haut standard moral. 

Il n’en demeure pas moins que restent des trous dans la raquette (IV.A.), que le droit européen (CEDH mais aussi CJUE) fait évoluer le droit français en ce domaine (IV.B.), et que l’on peut s’interroger sur le point de savoir si la position du juge national n’est pas en deçà des évolutions les plus récentes de la CEDH (IV.C.).

 

 

 

IV.A. Trous dans la raquette et (un peu inévitable) entre-soi… 

 

Il n’en demeure pas moins que restent des trous dans la raquette, dont certains seraient en réalité tout à fait susceptibles d’être comblés.

Sur le fait qu’en matière de déontologie, de nominations et de discipline, cela conduit à un entre-soi, peut être inévitable (quoique…) mais assurément discutable, voir notamment cette vidéo : 

https://youtu.be/KSmLTuxl5Kc

Sources citées :

Voir plus récemment :

 

Quis con ipsos custodes ? (Juvenal) – Le problème n’est pas que national… Source : https://twitter.com/rachel_cheung1/status/1204708692022587392/photo/1

 

 

IV.B. Le droit européen (CEDH mais aussi CJUE) fait évoluer le droit français en ce domaine

 

Bien évidement, en ces domaines, on pense immédiatement au principe d’impartialité de l’article 6, § 1er de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] par un tribunal indépendant et impartial […] »

 

Mais il serait erroné de penser que la CEDH est la seule opérante en ce domaine. Voir aussi :

 

La voie du « recours en manquement » (manquement au droit de l’Union donc) est donc possible. Par son arrêt du 19 novembre 2019 , la CJUE avait déjà posé notamment que le droit de l’Union s’oppose à ce que des litiges concernant l’application de ce droit puissent relever de la compétence exclusive d’une instance ne constituant pas un tribunal indépendant et impartial (aff. C- 585/18, C-624/18 et C-625/18, voir CP n° 145/19).

Voir aussi  TUE, 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny zastępowany przez Prokuraturę Krajową (Régime disciplinaire concernant les magistrats), C‑558/18 et C‑563/18. CJUE, 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 77. 

La Cour de justice de l’Union européenne a, ainsi, le 8 avril 2020, rendu une très importante ordonnance de la Cour dans l’affaire C-791/19 R, Commission/Pologne.
Elle s’y autorise à enjoindre à un Etat membre, à savoir la Pologne, de suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales relatives aux compétences de la chambre disciplinaire de la Cour suprême au regard des affaires disciplinaires concernant les juges. Bref, à garantir des éléments de base de l’Etat de droit et notamment de la séparation des pouvoirs (via l’impartialité et l’indépendance des juridictions).

Voici l’ordonnance, claire et ferme, ainsi que notre article :

CJUE (grande chambre), ord., 8 avril 2020, aff. C‑791/19 R

 

Mais c’est évidement de la CEDH que viennent les évolutions les plus notables.

Attention : la CEDH ne va évidemment pas traiter en amont des questions de partialité, sauf rares « mesures provisoires », puisque La  CEDH… est une Cour que l’on ne saisit normalement qu’après épuisement des voies de droit interne.

Donc pas de CEDH pour obtenir une récusation en cours d’instance pour suspicion légitime :

« l’affaire, en raison de la suspicion du requérant, devant une autre juridiction. Or, la Cour observe à cet égard que, tout comme pour la procédure de récusation d’un magistrat, la procédure de renvoi pour cause de suspicion légitime, indépendante de la procédure qui l’a fait naître, ne concerne pas le bien-fondé d’une accusation en matière pénale et ne porte pas davantage sur une contestation sur des droits et obligations de caractère civil d’un requérant au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Quemar c. France (déc.), no 69258/01, 23 mars 2004 ; Schreiber et Boetsch c. France (déc.), no 58751/00, 11 décembre 2003).
Source : CEDH, 7 nov. 2006, n° 39344/04, J.-Ch . Mitterrand c/ France. 

Sauf, donc, très exceptionnels usages de la sorte de référé qu’est le régime de mesures provisoires de l’article 39 du règlement de la CEDH. Voir :

 

La jurisprudence de la CEDH s’avère en ce domaine riche et déploie un niveau d’exigence plus net que le droit national. A titre d’exemple :

  • « 48. Avec la Commission, la Cour considère que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention implique pour toute juridiction nationale l’obligation de vérifier si, par sa composition, elle constitue « un tribunal impartial » au sens de cette disposition lorsque, comme en l’espèce, surgit sur ce point une contestation qui n’apparaît pas d’emblée manifestement dépourvue de sérieux.
    Or, dans la présente affaire, la cour d’assises du Rhône n’a pas procédé à une telle vérification, privant ainsi M. Remli de la possibilité de remédier, le cas échéant, à une situation contraire aux exigences de la Convention. Cette constatation, eu égard à la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable, suffit à la Cour pour conclure à la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).»
    Source : CEDH, 23 avr. 1996, n° 16839/90, Remli c/ France

 

L’examen in concreto imposé par la CEDH se fait néanmoins avec une présomption d’impartialité mais avec un mode d’emploi précis via une « double démarche » :

« 40. La Cour rappelle que l’impartialité au sens de l’article 6 § 1 s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, par exemple, l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030-1031, § 58).
« 41. Quant à la première démarche, l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (par exemple arrêt Padovani c. Italie du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 20, § 26).
Or, en dépit de la thèse du requérant (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour n’est pas persuadée de l’existence d’éléments établissant que le juge-commissaire ait agi avec un préjugé personnel.
« 42. Quant à la seconde démarche, elle conduit à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause l’impartialité de celle-ci. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il en résulte que pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre d’une juridiction un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (arrêt Gautrin et autres précité, ibidem).
« 43. En l’occurrence, les craintes quant au défaut d’impartialité tiennent au fait que le juge-commissaire avait pris diverses mesures concernant les sociétés durant la phase d’observation et qu’il a présidé par la suite le tribunal qui statua sur le sort de ces sociétés.
« 44. Pareille situation, la Cour en convient, pouvait susciter des doutes chez le requérant quant à l’impartialité du tribunal de commerce. Il lui appartient toutefois de déterminer si ces doutes se révèlent objectivement justifiés.
« 45. A cet égard, la Cour rappelle que la réponse à cette question varie suivant les circonstances de la cause ; c’est pourquoi elle ne saurait être liée par les décisions citées par le requérant rendues d’ailleurs, l’une dans un domaine différent (paragraphe 35 ci-dessus), l’autre sur un autre aspect des procédures collectives distinct du présent (paragraphe 20 ci-dessus).
De plus, le simple fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte est l’étendue des mesures adoptées par le juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par le juge n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond. Enfin, l’appréciation préliminaire des données disponibles ne saurait non plus passer comme préjugeant l’appréciation finale. Il importe que cette appréciation intervienne avec le jugement et s’appuie sur les éléments produits et débattus à l’audience (voir, notamment, mutatis mutandis, les arrêts Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A no 154, p. 22, § 50 ; Nortier c. Pays-Bas du 24 août 1993, série A no 267, p. 15, § 33 ; Saraiva de Carvalho c. Portugal du 22 avril 1994, série A no 286-B, p. 38, § 35).
46« . Au vu de ces principes, la Cour estime que les appréhensions du requérant ne peuvent se justifier en elles-mêmes par le fait que le juge-commissaire a pris certaines décisions durant la phase d’observation (ordonnances de gestion des sociétés, de licenciements et de mesures conservatoires). Sa connaissance du dossier ne fut pas non plus en soi déterminante. Quant à l’influence alléguée par le requérant du juge-commissaire au sein de la formation collégiale, elle n’est pas ici l’objet du débat.
« 47. La Cour est simplement appelée à décider si, compte tenu de la nature et de l’étendue des fonctions du juge-commissaire durant la phase d’observation et des mesures adoptées, ce dernier fit preuve d’un parti pris quant à la décision à rendre par le tribunal. Ce serait le cas si les questions traitées par le juge-commissaire durant la phase d’observation avaient été analogues à celles sur lesquelles il statua au sein du tribunal (arrêt Saraiva de Carvalho précité, p. 39, § 38).
« 48. Or il ne ressort pas du dossier que tel est le cas ici. Le dossier indique que le juge-commissaire traita par voie d’ordonnance des questions relatives à la gestion de la survie économique et financière des sociétés et à la gestion du personnel des sociétés au cours de la phase d’observation. Selon le droit interne applicable, son rôle était de veiller au déroulement rapide de la procédure et à la protection des intérêts en présence.
Saisi ensuite sur la base de l’article 61 de la loi du 25 janvier 1985 (soit, contrairement à ce que soutient le requérant, sans rapport écrit du juge-commissaire), le tribunal qu’il présidait était chargé d’apprécier la viabilité à plus ou moins long terme du plan de continuation proposé par le requérant à la fin de la phase d’observation. A cet égard, le tribunal devait examiner les garanties financières et autres éléments produits par le requérant à l’audience ainsi que l’état de ses sociétés à cette date (personnel, actif immobilier, secteur d’activité en difficulté). Il se fondait également sur les éléments fournis par l’administrateur.
Cette appréciation se fit sur la base des éléments produits et débattus à l’audience. En atteste le fait que le tribunal ne statua définitivement qu’après avoir demandé et obtenu du requérant des documents complémentaires prouvant la crédibilité des garanties qu’il avait produites.
La Cour relève donc que le juge-commissaire fut confronté à deux questions bien distinctes. Si du fait de son rôle durant la phase d’observation, il disposa d’une connaissance privilégiée de l’état des sociétés, soit l’un des éléments pris en compte par le tribunal pour trancher, il ne pouvait pour autant avoir déjà adopté un point de vue sur le plan de continuation proposé par le requérant à l’audience devant le tribunal et dont le tribunal apprécia la viabilité au regard des garanties fournies et examinées à l’audience (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités Saraiva de Carvalho, p. 39, § 38 in fine, et, a contrario, Hauschildt). »
Source : CEDH, 6 juin 2000, n° 34130/96, Morel c/ France

Face à ces exigences, concrètes et imposant une motivation en lieu et place du très traditionnel laconisme des deux juridictions nationales que sont le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, la CEDH fait donc évoluer les exigences en France en ce domaine, mais cela se voyait pour l’instant fort peu dans les décisions rendues sur notre territoire, à ce jour.

NB : voir cependant les évolutions notées aux points 47 à 48 du Fasc. 20 du Juris-Classeur Procédure pénale, précité, avec de nombreuses références).

Or, ce mouvement devrait s’accélérer.

 

 

IV.C. Après une nouvelle et importante décision de la CEDH, cette évolution devrait se poursuivre et la position du Conseil d’Etat français semble un peu en retard par rapport à la position de la CEDH, sauf à bâtir une théorie selon laquelle intérêts privés et publics sont en ces domaines totalement différents, ce qui serait défendable mais un peu éloigné des modes de raisonnement de la CEDH. Le fait qu’un Conseil départemental ne puisse saisir ladite CEDH a peut-être d’ailleurs un peu joué pour justifier la décision rendue par le CE le 15 avril 2024…. 

 

Le groupe Wolters Kluwer France (WKF) se restructure, ce qui donne lieu à des recours par les syndicats, lesquels obtiennent largement gain de cause devant la Cour d’appel de Versailles (2 février 2016, n° 15/01292).

Puis la chambre sociale de la Cour de cassation casse cet arrêt, sans renvoi (Cass. soc. 28 février 2018, n° 16-50.015).

Moins de deux mois après, le Canard enchaîné et Alternatives économiques signalent que trois des conseillers, avec voix délibérative, avaient participé à la formation de jugement collaborent régulièrement pour des formations avec WKF.

L’affaire prend alors une mauvaise tournure, avec même un communiqué de presse de la Cour de cassation.

Pour une narration des faits, voir par exemple le communiqué de la partie requérante :

https://www.snj.fr/article/magistrats-pris-en-flagrant-d%C3%A9lit-de-conflit-d%E2%80%99int%C3%A9r%C3%AAt-la-france-condamn%C3%A9e-par-la-cedh-1796464432

 

Le 26 juin 2018, les requérants saisirent le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’une plainte à l’encontre des trois hauts magistrats visés par l’enquête du Canard Enchaîné.

Le 19 décembre 2019, le CSM rendit sa décision. Il estima notamment que la participation régulière et rémunérée des trois magistrats concernés aux formations organisées par WKF constituait un lien d’intérêt entre eux et cette partie au pourvoi, et que l’existence de ce lien avait pu créer un doute légitime quant à leur impartialité. Il releva également que les trois magistrats s’étaient d’ailleurs interrogés sur l’opportunité d’un déport. Le CSM émit finalement l’avis que les juges F., H. et P. auraient dû se déporter dans la présente affaire, considérant, pour autant, que leur inobservation des règles déontologiques n’était pas suffisamment grave pour constituer une faute disciplinaire.

Invoquant l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable), les requérants ont donc saisi la CEDH (non pas pour la décision du CSM, qui est autre car disciplinaire, mais pour celle de la Cour de cassation).

NB : ce qui suit reprend des éléments du communiqué de presse de la CEDH… puisqu’il résume pas à pas la décision de manière parfaite. 

La Cour note d’emblée qu’elle est saisie de la question de savoir si les trois conseillers de la Cour de cassation qui collaborent avec la maison d’édition WKF pouvaient siéger dans l’affaire opposant les requérants à cette dernière, et ce au regard de l’exigence d’impartialité (objective) prévue à l’article 6 § 1 de la Convention.

En revanche, elle estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur le respect, par ces trois magistrats, de leurs obligations professionnelles concernant l’exercice d’activités accessoires, ce qui relève de la seule compétence des autorités internes. Rappelant sa jurisprudence concernant la portée des activités accessoires des magistrats au regard de l’exigence d’impartialité, la Cour relève qu’en l’espèce le CSM s’est dit « convaincu que le magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité », tout en observant « que la participation aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l’application du droit présente un intérêt essentiel pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, et contribue au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social ».

La Cour ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat. Dans la présente affaire, les relations entre les trois juges mis en cause et la société WKF n’ont été révélées que plus d’un mois après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, par un article de presse. Il apparaît qu’au moins deux de ces trois magistrats collaboraient régulièrement avec la société WKF, à savoir depuis près de treize ans s’agissant du président de la chambre sociale, F., et depuis presque quatre ans concernant H., conseiller doyen.

Pour autant, la Cour note qu’il n’est pas soutenu que ces trois conseillers, voire un seul d’entre eux, eussent été en contact avec la société WKF concernant l’opération « cosmos », ni qu’ils se fussent exprimés au sujet de cette dernière ou eussent pris position en faveur de la société WKF avant de siéger dans le cadre de l’examen du pourvoi formé par les requérants. Néanmoins, l’ancienneté de la relation professionnelle des magistrats, en particulier des juges F. et H., avec la société WKF est de nature à confirmer le caractère régulier des interventions réalisées au profit de celle-ci et, à tout le moins, une certaine constance dans les rapports qu’ils entretenaient.

S’agissant de la rémunération, il n’est pas contesté que les trois conseillers mis en cause étaient payés par WKF à hauteur d’environ 1 000 EUR la journée d’intervention et de 500 à 600 EUR la demie journée.

Pour la Cour, les sommes perçues ne sauraient être qualifiées de négligeables, et ce malgré le caractère ponctuel de leur versement.

Dans le cadre de la procédure diligentée contre ces magistrats, le CSM a conclu qu’il existait « un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient » et que « l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause ». Pour le CSM, si « l’inobservation des règles déontologiques constatée n’attei[gnait] pas un degré de sévérité la rendant constitutive d’une faute disciplinaire », pour autant « les trois magistrats en cause, [F., H. et P.], auraient dû faire usage de la règle du déport ».

La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat. Elle constate également, d’une part, que les juges F. et H. avaient conscience de la complexité de la question qui était soumise à la Cour de cassation, mais également des interrogations que leur participation pouvait soulever au regard de l’impartialité objective, et qu’ils ont donc décidé de siéger dans cette affaire en toute connaissance de cause et, d’autre part, qu’une note de service ayant pour objet la prévention des conflits d’intérêt des magistrats du siège de la Cour de cassation a été publiée après la saisine du CSM.

À titre surabondant, la Cour constate que la solution retenue par une formation de section de la Cour de cassation, dans un arrêt dont elle a décidé la publication, ne se limitait pas nécessairement au simple rappel d’une solution jurisprudentielle constante.

Au total, dans cette affaire donc, tout en soulignant que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à  notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions, la Cour constate que les relations professionnelles des juges F., H. et P. avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir qu’ils auraient dû se déporter et que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

—–

 

Conclusion

Ces exigences dépassent donc ce qui était pratiqué en Judiciaire (la preuve en l’espèce… avec une surabondance de cette preuve par la défense faite alors de la Cour de cassation par communiqué de presse) mais aussi ce que nous avons cru pouvoir résumé ci-avant en matière administrative. 

Donc le juge français, en amont en déontologie, au fil des procédures en cas de demande de suspicion légitime, ou de simple pratique de déports individuels, puis en aval au stade du contrôle d’appel ou de cassation pour faire prévoir le principe d’impartialité, devra, une nouvelle fois sous pression de la CEDH, faire évoluer ses jurisprudences… 

——

 

Source :

 

CEDH, 14 décembre 2023, Syndicat National des Journalistes et autres c. France, n° 41236/18

 

 

La position du Conseil d’Etat français semble un peu en retard par rapport à la position de la CEDH, sauf à bâtir une théorie selon laquelle intérêts privés et publics sont en ces domaines totalement différents, ce qui serait défendable mais un peu éloigné des modes de raisonnement de la CEDH.

Le fait qu’un Conseil départemental ne puisse saisir ladite CEDH a peut-être d’ailleurs un peu joué pour justifier la décision rendue par le CE le 15 avril 2024…. 

NB : sur la CEDH, voir cette vidéo : https://youtu.be/caJB5f-wV0E?t=368

 

V. Voir aussi cette vidéo

 

Voici en premier lieu une vidéo (un peu moins détaillée que l’article, mais avec un conclusion plus ample) de 21 mn 52 :

https://youtu.be/g_YkTV9R0kM


En savoir plus sur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.