MISE À JOUR AU 12/6/2023 : ATTENTION CES JUGEMENTS ONT ÉTÉ CENSURÉS À HAUTEUR D’APPEL :
http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CAA/decision/2023-06-09/22NT03872
http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CAA/decision/2023-06-09/22NT03871
http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CAA/decision/2023-06-09/22NT03868
http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CAA/decision/2023-06-09/22NT03864
VOIR AUSSI : Instruction dans la famille : le Conseil d’Etat fait, de l’Education Nationale, un pater familias aux larges pouvoirs
En matière d’instruction en famille, le TA de Rennes vient de rendre deux intéressants jugements.
D’une part, le TA de Rennes a accepté d’exercer un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation sur le projet éducatif présenté et, surtout, un contrôle de l’erreur de droit assez poussé si l’Etat refuse l’autorisation sur d’autres critères que ceux de la loi, et ce d’une manière qui revient, in fine, à un contrôle assez poussé (II).
Notamment, l’administration ne peut exiger un « projet particulier dérogatoire à ceux que peuvent proposer les établissements d’enseignement publics ou privés », ni une « situation propre » à l’enfant.
I. Le juge censure l’absence de respect du délai d’1 mois pour le « 2nd contrôle pédagogique »
En application de la loi Blanquer, furent publiés de nombreux décrets dont le n° 2019-823 du 2 août 2019 relatif au contrôle de l’instruction dispensée dans la famille ou dans les établissements d’enseignement privés hors contrat et aux sanctions des manquements aux obligations relatives au contrôle de l’inscription ou de l’assiduité dans les établissements d’enseignement privés.
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000038874595&dateTexte=&categorieLien=id
Puis la loi « séparatisme » (n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ; RPR) a durci ce régime d’école à domicile (instruction dans les familles »), avec le passage d’un régime soumis à autorisation.
Reste que l’instruction en famille (IEF, ou instruction à domicile) se trouve désormais enserrée dans un cadre très rigoureux, et c’est un euphémisme, ce qui se traduit par une jurisprudence également stricte (et qui l’était déjà avant ces réformes, voir CE, 13 janvier 2014, Ministre de l’éducation nationale, n° 370323 ; TA Nice, 4 décembre 2018, n° 1602811 ;TA Nice, 16 juillet 2016, n° 1602810. Voir ici notre article : Contrôle de la scolarisation à domicile et injonction de scolariser un enfant : un intéressant jugement du TA de Nice ).
NB : voir aussi « Inscription scolaire : les principales difficultés ».
Un des problèmes de ce régime est que les contrôles inopinés des familles donnent lieu sur le terrain (notre cabinet l’a vécu pour certains clients) à très peu de contradictoire et que les familles se trouvent très vite en faute, avec une forte pression y compris pénale…
Le conseil d’Etat, en ces domaines, avait validé le principe des contrôles inopinés (CE, 2 avril 2021, n° 435002) tout en censurant le régime contentieux mis en place alors et qui imposaient des délais de recours trop brefs (CE, ord., 16 mai 2022, n° 463123), lesquels furent ensuite un peu allongés par décret (n° 2022-849 du 2 juin 2022).
Voir :
- Instruction « dans la famille » : deux textes au JO
- Instruction à domicile : allongement (de 8 à 15 j) du délai pour exercer un recours préalable (à la suite de la censure par le CE du décret précédent)
- Instruction à domicile : le Conseil d’Etat valide le principe des contrôles inopinés
- Le CE valide le décret de 2016 sur le contrôle des écoles hors contrat et sur l’instruction à domicile
- Voir aussi mais dans un sens, cette fois, positif pour une partie de ce mode d’éducation, mais cela reste anecdotique : Publication du décret relatif à la validation des acquis de l’expérience née de l’instruction dans la famille
Or, voici que le TA de Rennes vient de rendre deux décisions intéressantes dont il ressort que :
- pour le 1er contrôle pédagogique, un très bref délai de prévenance ne rend pas la procédure illégale (en l’espèce prévenir le vendredi pour le mardi) alors même que la visite avait été demandée par la famille. C’est conforme aux dispositions du code de l’éducation (art. R. 131-12 à R. 131-16-4 du code de l’éducation) puisqu’un tel contrôle peut même être inopiné (avec un régime spécial alors en cas de difficulté).
- pour le 2nd contrôle pédagogie qui suit un 1er contrôle dont les résultats sont « jugés insuffisants » (art. R. 131-16-1 de ce code), s’impose un délai de prévenance d’un mois (article R131-16-2 du code de l’éducation). Ne pas respecter ce délai d’un mois pour le second contrôle pédagogique.
En l’espèce, le second contrôle pédagogique a été annoncé par courrier daté du 23 mai 2022, dûment réceptionné par les requérants le 1er juin 2022, pour un second contrôle programmé le 24 juin 2022 à 14 h dans les locaux de la direction des services départementaux de l’éducation nationale.
Ce délai est, du côté des requérants, inférieur à un mois. Ces quelques jours en moins suffisent-ils à vicier la procédure ?
OUI répond sans surprise le TA de Rennes car un tel vice de procédure privait la famille d’une garantie.
Il s’agit alors d’une référence à l’arrêt Danthony dont voici le considérant de principe :
« si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif,n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie» (CE Ass., 23 décembre 2011, Danthony, n°335033, publié au Rec. p. 649 ; GAJA 21e éd. n°112).
Il en résulte une grille de lecture simple. Un vice de procédure n’entraîne l’illégalité d’une décision que :
- soit s’il a privé les intéressés d’une garantie
- soit s’il a été susceptible d’influencer le sens de la décision…
Voir :
- https://blog.landot-avocats.net/?s=Danthony
- voir surtout notre vidéo :
Voici ce premier jugement :
II. Le TA de Rennes a accepté d’exercer un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation sur le projet éducatif présenté et, surtout, un contrôle de l’erreur de droit assez poussé si l’Etat refuse l’autorisation sur d’autres critères que ceux de la loi, et ce d’une manière qui revient, in fine, à un contrôle assez poussé.
Notamment, l’administration ne peut exiger un « projet particulier dérogatoire à ceux que peuvent proposer les établissements d’enseignement publics ou privés », ni une « situation propre » à l’enfant.
Un autre jugement du même jour s’avère plus intéressant encore et, surtout, un brin plus audacieux.
Le TA de Rennes commence par poser que ce régime d’autorisation mis en place par la loi porte sur l’appréciation de « l’existence d’une situation propre à l’enfant telle que prévue par le 4° de l’article L. 131-5 du code de l’éducation », et qu’à ce titre (la mise en gras souligné est de nous) :
« il appartient seulement à l’autorité compétente de s’assurer, par l’examen des éléments constitutifs du dossier de demande d’autorisation tels que fixés par les articles R. 131-11-1 et R. 131-11-5 dudit code et, le cas échéant, après un entretien avec l’enfant, ses responsables et la personne chargée d’instruire l’enfant, que le projet éducatif comporte les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de l’enfant pour lequel l’autorisation d’instruction en famille est sollicitée et que la personne chargée d’instruire l’enfant dispose des capacités requises.‡
Bref :
- le contrôle doit se limiter au dossier et aux entretiens (ce qui déjà laisse une marge de manoeuvre considérable à l’Etat)
- le contrôle ne peut porter que sur les points suivants :
- le projet éducatif comporte-t-il les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de l’enfant ?
- la personne chargée d’instruire l’enfant dispose-t-elle des capacités requises ?
Or, face à un dossier visiblement très charpenté, l’Education nationale a rejeté la demande d’autorisation :
« 6. Il ressort des termes mêmes des deux décisions contestées que la commission académique compétente a refusé à Mme X… et à M. X… l’autorisation d’assurer l’instruction en famille de leur fille Adèle et de leur fils Corentin aux motifs d’une part, que les éléments constitutifs de leurs demandes d’autorisation n’établissaient pas l’existence d’une situation propre à chacun des enfants motivant le projet pédagogique et, d’autre part, que leur projet d’instruction dans la famille ne comportait pas les éléments essentiels de l’enseignement et de la pédagogie adaptés aux capacités et au rythme d’apprentissage de leurs enfants, en ce qu’il se contentait de reprendre de la même manière pour chacun de leurs enfants une organisation familiale type et une présentation de la méthode Montessori sans l’articuler aux rythmes propres d’Adèle et Corentin, ni l’adapter à leurs acquis, ni structurer d’objectifs progressifs qui leur soient propres. Il n’est pourtant pas contesté que la demande d’autorisation présentée par Mme X… et M. X…, sur le fondement des dispositions du 4° de l’article L. 131-5 du code de l’éducation, comportait notamment un courrier exposant leur projet éducatif se fondant sur la méthode Montessori, la présentation des supports et ressources utilisés ainsi qu’un emploi du temps d’une journée type.En estimant que le projet pédagogique proposé par les requérants n’était pas suffisamment articulé avec les rythmes de leurs enfants, ni adapté à leurs acquis, en l’absence d’objectifs et de progressions qui leur seraient propres, la commission pédagogique a fondé sa décision sur des exigences excédant les seuls critères d’appréciation fixés par les dispositions précitées des articles L. 131-5 et R. 131-11-5 du code de l’éducation et a donc commis une erreur de droit. En outre, ensoutenant en défense que les familles sollicitant une autorisation d’instruction dans la famille sur le fondement du 4° de l’article L. 131-5 du code de l’éducation ne doivent pas seulement justifier de la situation propre de leur enfant et présenter un projet éducatif, mais doivent justifier que ce projet éducatif est conçu en fonction de la situation spécifique de leur enfant et adapté à celle-ci, ce qui a justifié les refus opposés aux parents d’Adèle et Corentin, le recteur de l’académie de Rennes commet une erreur d’interprétation des dispositions applicables. Il n’appartenait pas davantage aux requérants, contrairement à ce que soutient le recteur, de démontrer que la situation de leurs enfants justifiait un projet particulier dérogatoire à ceux que peuvent proposer les établissements d’enseignement publics ou privés. Par suite, Mme X… et M. X… sont fondés à soutenir que les décisions litigieuses sont entachées d’une erreur de droit. »
Ces éléments, dont certains auraient pu relever du contrôle du fond, celui où le contrôle du juge est limité à celui de l’erreur manifeste d’appréciation (EMA), ont été censurés pour erreur de droit… essentiellement car le rectorat avait cru pouvoir dire que les parents devaient justifier d’un « projet particulier dérogatoire à ceux que peuvent proposer les établissements d’enseignement publics ou privés », d’une part, et d’une « situation propre à leur enfant » (voire à chaque enfant), d’autre part. Ce qui revenait à ajouter des critères en sus de ceux posés par le législateur puis par le pouvoir réglementaire.
Et même sur le contrôle de la pertinence de la décision (contrôle des motifs, pour reprendre l’expression canonique du professeur Michoud, voir le nota bene ci-après), les éléments susmentionnés au point 6 eussent conduit à une censure de la décision de l’Académie de Rennes pour erreur manifeste d’appréciation :
« 7. Au surplus, le recteur de l’académie de Rennes ne saurait, sans commettre une erreur manifeste d’appréciation, soutenir que la demande d’autorisation des requérants était insuffisante en ce que le projet éducatif présenté n’était pas suffisamment personnalisé. Au demeurant, en l’absence de toute motivation de la décision initiale du 27 juin 2022 par laquelle le recteur a refusé l’autorisation d’instruction en famille sollicitée, les requérants n’ont pas été mis en mesure d’exercer utilement leur recours administratif préalable en apportant auprès de la commission académique les précisions éventuelles nécessaires quant à la consistance de leur projet pédagogique, tel qu’ils le développent dans le cadre de la présente instance, notamment par une inscription à un cours par correspondance.»
N.B. : compléments sur ce qu’est l’EMA. Des générations d’étudiants en droit ont ânonné les divers types de contrôles des motifs opérées par le juge administratif.
Ce que l’on appelle souvent le « contrôle des motifs », pour reprendre l’expression usuelle forgée par le professeur Léon Michoud (voir ici) au début du XXe siècle (Etude sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration, R.G.A, 1914, T. 3, p. 9 ; voir aussi R. Bonnard :«le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir», RDP, 1923, p. 363 à 392) porte sur le contrôle de la pertinence même, en opportunité, d’une décision administrative (contrôle de proportionnalité en matière de police administrative ; de coût bilan -avantages en aménagement, de l’erreur manifeste d’appréciation [EMA] en cas de contrôle restreint…).
Bref, la compétence, les vices de forme ou de procédure, l’erreur de droit ou de fait, la violation directe de la loi, le détournement de pouvoir… constituent des contrôles juridictionnels très… très juridiques. Il y a une norme juridique. On vérifie que l’on a une application du droit conforme à la norme. Point.
Et le contrôle des motifs se rapproche plus du contrôle, plus ou moins approfondi, de la pertinence de cette action, de son opportunité.
En contrôle restreint, ce qui est censuré, alors, c’est l’erreur manifeste d’appréciation (EMA). Je vulgarise toujours cette notion en posant qu’une EMA, c’est une immense « plantade » dans la pertinence même de la solution administrative retenue. Toujours plus délicat, voire cursif, dans ses expressions, le Conseil d’Etat préfère y voir un cas où « l’administration s’est trompée grossièrement dans l’appréciation des faits qui ont motivé sa décision » (voir ici). Mais le juge fait parfois de l’EMA dans des domaines fort contestables (voir ici pour un cas caricatural).
Voici cette intéressante seconde décision :
VOIR AUSSI
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.