Ordonnance après ordonnance, le Conseil d’Etat valide les ordonnances. Contentieux après contentieux, le Conseil d’Etat valide le nouveau régime contentieux propre à nos temps confinés. Les enseignements à en tirer sont plus juridiques qu’il n’y paraît.
Magie des chiffres : le 25 mars 2020, 25 ordonnances étaient adoptées, puis promulguées au JO. Or, ordonnance après ordonnance, le juge administratif valide ces textes ou à tout le moins refuse de les suspendre.
Après l’ordonnance sur le pénal (I), c’est l’ordonnance sur le judiciaire hors pénal qui a, ainsi, donné lieu à une décision de refus de suspension du Conseil d’Etat (II)… puis vint le tour de l’ordonnance sur le contentieux administratif lui-même (III). Face aux requérants, la position du Conseil d’Etat devient en effet claire et cohérente, qu’on l’apprécie ou qu’on la critique (IV).
Schématiquement, cette dernière peut être ainsi résumée : tant que le Gouvernement fait ce qu’il peut en fonction des moyens mis à sa disposition, et tant que les libertés ne sont pas trop malmenées au regard des enjeux de la lutte contre le covid-19, le Conseil d’Etat ne veut pas malmener l’action publique en ces temps difficile.
Il met en balance, non pas par principe, mais au terme d’un examen à chaque fois assez poussé, sa vision du possible, d’une part, et de l’équilibre entre contraintes (sur nos libertés, sur notre fonctionnement usuel) et nécessités (de maintenir l’Etat de droit mais aussi de lutter contre le virus en fonction des moyens en notre disposition, collectivement), d’autre part.
I. D’abord la procédure pénale…
Le 1er avril, c’est pas une simple « ordonnance de tri » (CE, ord., 3 avril 2020, n°439894) que le Conseil d’Etat rejetait les recours contre l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 et contre sa circulaire : par cette décision, le juge administratif rejetait les recours contre une ordonnance assouplissant nombre de règles et allongeant nombre de délais en matière de procédure pénale.
Voir :
- Covid-19 : rejet, par le Conseil d’Etat, sans audience, des recours contre les délais de détention provisoire
- voir aussi : De nouvelles jurisprudences sur les prisons et centres de rétention administrative en ces temps de Covid-19
II. Puis le judiciaire hors pénal
Après la procédure pénale, voici le tour des autres procédures judiciaires. Celles-ci avaient donné lieu à une autre ordonnance du même jour : l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale.
Voir :
- Covid 19 : les juridictions civiles se confinent et s’adaptent à l’état d’urgence sanitaire
- Crise du Covid 19 : quel impact sur la durée du mandat des syndics actuels ?
- Covid-19 : volée de circulaires à la Chancellerie (prorogation des délais dans diverses procédures ; adaptation des contentieux judiciaires ; syndics de copropriété ; détenus ; infractions…)
- Adaptation par ordonnances des délais de procédures administratives en ces temps de Covid-19 : diffusion de la doctrine fiscale
Plus largement, voir : Covid-19 : principaux textes et jurisprudences [mise à jour 14/04/20]
Cette ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 a été attaquée devant le Conseil d’Etat en référé liberté par un très grand nombre de structures regroupant des avocats (Conseil national des barreaux ; Conférence des bâtonniers ; Ordre des avocats au barreau de Paris ; Association des avocats conseils d’entreprises ; Confédération nationale des avocats ; Fédération des unions de jeunes avocats).
Ces requérants ont été déboutés en tous points. Voyons pourquoi et comment.
En effet, par une ordonnance du 10 avril 2020, le Conseil d’Etat a rejeté chaque moyen soulevé par les requérants :
- l’article 4 de l’ordonnance prévoit des modalités simplifiées de renvoi des audiences ou des auditions supprimées et indique que, dans les cas où les parties ne sont pas représentées ou assistées par un avocat et n’ont pas consenti à la réception des actes sur le ” Portail du justiciable “, la décision est rendue par défaut lorsque le défendeur ne comparaît pas.
Cette mesure est de nature à compromettre sérieusement les droits à un procès équitable mais le Conseil d’Etat, pensant sans doute à ses propres politiques quant à Telerecours (voir ici et là, entre autres…) n’y a pas vu malice et a même vu dans le bénéfice du double degré de juridiction une garantie au pire (!?). - l’article 7 de l’ordonnance contestée prévoit la possibilité dérogatoire de recourir à des moyens de télécommunication audiovisuelle devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale, sans qu’il soit nécessaire de recueillir l’accord des parties, et aussi, dans le cas où il serait techniquement ou matériellement impossible d’avoir recours à ces moyens, de recourir à des moyens de communication téléphonique ” permettant de s’assurer de la qualité de la transmission, de l’identité des personnes et de garantir la confidentialité des échanges entre les parties et leurs avocats “. Le Conseil d’Etat n’y a pas non plus vu malice (et de fait on comprend l’équilibre entre contraintes et solutions fait par le juge en ces temps exceptionnels).
- l’article 8 de l’ordonnance contestée permet au juge ou au président de la formation de jugement, lorsque la représentation par avocat est obligatoire ou que les parties sont représentées ou assistées par un avocat, de recourir à une procédure écrite sans audience. Selon le Conseil d’Etat, cette disposition n’a « pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants » au regard des règles sanitaires requises en ces temps de covid-19.
- l’article 9 de l’ordonnance contestée permet, en cas d’assignation en référé, à la juridiction statuant en référé de rejeter la demande avant l’audience, par ordonnance non contradictoire, ” si la demande est irrecevable ou s’il n’y a pas lieu à référé “. Sans surprise, le juge a validé ce point qui avait déjà donné lieu à d’assez nombreuses positions antérieures (décisions du C. const. notamment) en contentieux administratif.
- les articles 13 à 19 et 21 de l’ordonnance ont aussi validées, portant sur des dispositions relatives aux juridictions pour enfants et à l’assistance éducative. Ces dispositions permettant des simples prorogations, renouvellements et nouveaux prononcés de mesures d’assistance éducative, sans audience sauf dans certains cas, pour une durée limitée, ont été, selon le Conseil d’Etat « justifiées par l’intérêt qui s’attache à la continuité du suivi éducatif des mineurs concernés et […], contrairement à ce qui est soutenu, ne font pas obstacle à ce que le mineur capable de discernement puisse préalablement exprimer son avis […]. »
Source : CE, ord., 10 avril 2020, n° 439883, 439892
III. Puis le contentieux administratif lui-même…
Toujours le 25 mars, avait été adoptée l’ordonnance n° 2020-305 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif qui, elle, s’avérait d’une toute autre ampleur.
Voir à ces sujets :
- Les juridictions administratives à l’heure du coronavirus covid-19
- Ajustements internes aux juridictions administratives le temps de gérer l’épidémie de coronavirus Covid-19…
- Au JO : prolongation du délai de recours contre les élections municipales acquises au 1er tour.
Ce texte avait d’ailleurs été complété par l’ordonnance n° 2020-405 du 8 avril 2020 portant diverses adaptations des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif (NOR: JUSX2008887R). Voir :
Le Conseil d’Etat a appliqué le même raisonnement que dans sa décision relative au juge judiciaire non pénal.
Le juge des référés a rejeté ces demandes. Il a rappelé que le Gouvernement avait été habilité, par la loi d’urgence votée par le Parlement le 23 mars, à adapter les règles de fonctionnement des juridictions administratives et judiciaires afin de limiter la propagation de l’épidémie de Covid-19.
Concernant la possibilité de recourir à des moyens de télécommunication audiovisuelle durant les audiences, le juge des référés du Conseil d’État relève qu’elle vise à respecter les impératifs de distanciation sociale et que le juge doit s’assurer du bon déroulement des échanges entre les parties en veillant au respect des droits de la défense et au caractère contradictoire des débats.
Le juge a noté en outre que concernant les juridictions administratives, les jugements sans audience ne seront, dans les faits, possibles que dans un nombre limité de cas.
Fermez le ban.
Source : CE, ord., 10 avril 2020, n° 439903
IV. Ces décisions du CE sont conformes au reste de la position du juge administratif depuis le début de cette crise
Pour s’en tenir à la jurisprudence récente sur le Covid-19, le juge administratif :
- a validé les mesures de l’Etat, antérieures puis postérieures à l’état d’urgence sanitaire : CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674 (voir ici et là) ; CE, ord., 28 mars 2020, n° 439765, n° 439693 et n°439726 [3 esp. distinctes ; voir ici) ; CE, ord., 29 mars 2020, n° 439798 (voir là) ; CE, ord., 1er avril 2020, n°439762 (voir ici) ; CE, ord., 4 avril 2020, n° 439904, 439905 (voir ici ; la position du TA en 1e instance avait cela dit été en sens contraire) ; TA Bastia, ord., 3 avril 2020, n°2000357 (voir de ce côté-ci) ; TA La Réunion, ord., 6 avril 2020, n°2000289, n° 2000290 et n° 2000292 [3 esp. différentes ; voir là] ; TA de La Guyane, ord., 6 avril 2020, n°2000309 [voir par là] ;Pendant ce temps là, également compréhensif, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020 – Loi organique d’urgence, a accepté d’abréger des délais constitutionnels (voir ici)
- a en gros entériné la plupart des mesures de police des préfets (sauf mesures individuelles entachées d’erreur de fait) et a censuré la plupart des maires qui s’aventuraient à exercer leurs pouvoirs de police car le juge admet un rôle complémentaire des maires à ce titre mais avec un contrôle strict de la proportionnalité des mesures ainsi prises : voir TA de Montpellier, ord., 26 mars 2020, n° 2001502 (voir ici) ; TA de la Guadeloupe, ord. 27 mars 2020, n°2000294 (voir de ce côté là) ; TA Caen ord., 31 mars 2020, n°2000711 (voir là) ; TA de Montpellier, ord., 31 mars 2020, n° 2001567 (et voir ici) ; TA de la Martinique, ord., 1er avril 2020, n° 2000186 (voir par là) ; TA de Montpellier, ord., 3 avril 2020, n° 2001599 (voici là) ; TA Montreuil, ord. 3 avril 2020, n°2003861 (2003861) ; TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001647 (et puis jetez donc un coup d’oeil là) ; TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001660 (c’est là !) ; TA Cergy-Pontoise, 9 avril 2020, LDH, n°2003905 (et un clic précisément ici et on y est)
- a adopté la même position pour les questions relatives aux publics fragiles… avec un cas particulier cependant à réserver pour le cas d’une décision du TA de La Martinique :
- CE, ord., 2 avril 2020, n°439763 (Personnes sans abri et Covid-19 : le Conseil d’Etat rejette le recours de diverses associations )
- CE, ord., 27 mars 2020, n° 439720 (Le Conseil d’Etat rejette la demande de fermeture temporaire des centres de rétention administrative (CRA) le temps de la crise du Covid-19 )
- TA de la Martinique, ord., 4 avril 2020, n° 2000200 (Covid 19 : le TA de la Martinique impose de vigoureuses mesures de protection en prison )
- CE, ord., 8 avril, n°439821 et n°439827 [2 ordonnances différentes]
De nouvelles jurisprudences sur les prisons et centres de rétention administrative en ces temps de Covid-19 - CE, 9 avril 2020, n°439895 : Le Conseil d’Etat rejette le référé liberté demandant des mesures spécifiques pour la protection de personnes en situation de précarité
On le voit, qu’on l’approuve ou qu’on la désapprouve, la ligne jurisprudentielle sauf cas très particulier devient plutôt claire. Si des requérants avaient demandé des mesures simples à mettre en oeuvre, précises, limitées à des publics particuliers : ils eussent peut être gagné.
Mais pour tous ces contentieux, toute demande ample ou difficile à appliquer pour un Etat dont les tâches sont déjà extraordinairement difficiles, est rejetée, sauf atteinte majeure aux droits des personnes au regard des impératifs sanitaires, et le Conseil d’Etat à l’évidence estime qu’il n’y a pas de pareille atteinte majeure dans les ordonnances ainsi adoptées ou les mesures prises, sauf pour certaines relevant des maires.
Cela nous indique l’idée que le Conseil d’Etat se fait du champ des possibles administratifs à ce jour à très court terme. Cela nous rappelle aussi qu’il faut se souvenir que le référé liberté c’est LE très court terme, l’extrême urgence…