Covid-19 et pouvoirs de police : après une nouvelle rafale de jurisprudences, l’heure des bilans juridiques

Covid-19 : après les TA de La Guadeloupe et de Caen, c’est au tour des TA de Montreuil et de Montpellier de statuer sur les arrêtés préfectoraux ou municipaux en matière de couvre-feu, de fermeture de magasins, de circulation (notamment sur les plages), etc. Voici un premier bilan de ces jurisprudences.

 

La jurisprudence commence à être riche en matière de Covid-19, même si l’essentiel des décisions, à ce jour, a   porté sur les médicaments à utiliser, les masques, les tests, les lieux privatifs de liberté (prisons, centres de rétention), la nationalisation ou non d’entreprises productrice de masques, ou la légalité des décrets et arrêtés pris à ce jour. Voir :

 

Mais une partie significative des jurisprudences commence à être forgée en matière de pouvoir de police des maires et des préfets.

 

 

I. A côté du Préfet, qui est en première ligne, le Maire peut bien user de ses pouvoirs de police générale

 

En application de la nouvelle loi Covid-19 (voir La loi Covid-19 : voici le texte ainsi qu’un court décryptage [mise à jour du rectificatif de la loi au JO de ce 25 mars]), nous sommes encore plus dans un cadre de pouvoirs de police spéciale qu’auparavant. En effet, cette loi instaure un nouveau « état d’urgence sanitaire » dans le code de la santé publique (art. L. 3131-15 et suivants de ce code) avec de nombreux pouvoirs pour l’Etat (avec une ventilation des pouvoirs entre le Premier Ministre, le ministre de la santé et le préfet) d’interdire ou de limiter des déplacements, de de limiter les rassemblements, de fermer des lieux au public..

Dans le cadre de cet état d’urgence sanitaire, le maire est doté de pouvoirs de police (police spéciale) considérables. Voir notamment :

 

Mais ce n’est pas parce qu’il existe une autorité de police spéciale que le maire est obligatoirement dépourvu de l’usage ses pouvoirs de police générale.

C’est une affaire qui s’apprécie domaine par domaine. Si l’existence de pouvoirs de police spéciale ont pu souvent laisser place à l’usage de pouvoirs de police générale (voir le célèbre arrêt Lutetia du 18 décembre 1959pour des exemples plus récents, voir la possibilité d’usage de pouvoir de police générale alors qu’il existe un pouvoir de police spéciale du SPANC (CE, 27 juillet 2015, 367484, rec.) ou un pouvoir de police spéciale en matière de discothèques (voir CAA Versailles, 4 juillet 2019, 16VE02718)… Il n’est pas rare que le juge inversement :

 

Donc, dès qu’il s’agit de combiner pouvoirs de police spéciale et pouvoir de police générale, le juge s’autorise des réponses au cas par cas, domaine par domaine. Plus la police est « spéciale » et proche du régalien, plus l’intervention du maire est refusée ou n’est admise que dans des cas d’urgence ou de grande spécificité…  

Quelle allait être la réaction du juge en ces domaines ?

Il devenait assez clair que le juge administratif allait laisser une place à l’exercice des pouvoirs de police du maire depuis une décision du Conseil d’Etat (CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674)  :

En effet, cette décision du Conseil d’Etat, rendue en formation collégiale, sous la présidence du Président de la Section du contentieux, en référé liberté, mentionnait à trois reprises (aux points 2., 15. et 16.) que le maire pouvait agir en ces domaines.

Implicitement pour le TA de La Guadeloupe (sinon le moyen d’ordre public eût du être soulevé), puis explicitement pour le TA de Caen, l’intervention du maire a été acceptée dans son principe (mais dans le deux cas jugée comme illégale car non proportionnée au danger à obvier) :

  • TA de la Guadeloupe, ord. 27 mars 2020, n°2000294
  • TA Caen ord., 31 mars 2020, n°2000711

 

II. Mais bien évidemment, pour le préfet et (en réalité plus encore…) pour le maire il importe de doser les mesures adoptées (techniquement, temporellement, géographiquement), à proportion des risques à l’ordre public et des libertés en cause, en réunissant donc d’abord des éléments de preuve du risque

 

Les principes, en matière de pouvoirs de police restent ceux posés par le commissaire du Gouvernement Corneille (sur CE, 10 août 1917, n° 59855) : « La liberté est la règle et la restriction de police l’exception»

Il en résulte un contrôle constant et vigilant, voire sourcilleux, du juge administratif dans le dosage des pouvoirs de police en termes :

  • de durée (CE Sect., 25 janvier 1980, n°14 260 à 14265, Rec. p. 44) ;
  • d’amplitude géographique (CE, 14 août 2012, n° 361700) ;
  • de contenu même desdites mesures (voir par exemple CE, Ass., 22 juin 1951, n° 00590 et 02551 ; CE, 10 décembre 1998, n° 107309, Rec. p. 918 ; CE, ord., 11 juin 2012, n° 360024…).

Autrement posé, l’arrêté est-il mesuré en termes : de durée, de zonages et d’ampleur, en raison des troubles à l’Ordre public, à la sécurité ou la salubrité publiques, supposés ou réels qu’il s’agissait d’obvier .

 

 

III. Les premières décisions par les TA de La Guadeloupe, de Caen, de Montreuil et de Montpellier vont, sans surprise, dans le sens d’une forte censure des décisions radicales et d’une validation des décisions ciselées sur mesure ou modérées

 

III.A. TA de La Guadeloupe : une censure jurisprudentielle assez radicale avant l’accord local

 

Le TA de La Guadeloupe a dégainé le premier, et ce fut pour faire fort, à savoir suspendre les arrêtés des maires des trois communes de l’Ile de Marie-Galante qui avaient interdit temporairement l’accostage et le débarquement de passagers de tout navire de commerce et de plaisance.

Pour voir cet arrêté, les réactions des maires concernés et de la région, voir :
Cette censure du juge était selon nous fort sévère car seul un confinement sanitaire de l’Ile semblait à tous les acteurs être une mesure raisonnable… puisque c’est globalement ce que le Gouvernement, texte par texte, a fini par faire à l’échelle de chaque DOM ou COM à quelques détails près (voir Covid-19 : confinement, commerces et autres ERP, outre-mer, transports… Mise à jour au 06/04/2020 ).

TA de La Guadeloupe, 27 mars 2020, n°2000294 :

Fort heureusement, une solution locale moins contentieuse a fini par émerger : voir ici.

III.B. TA de Caen : le juge confirme qu’il ne valide pas les couvre-feux radicaux en des villes petites ou moyennes lorsque l’on manque un peu de preuves des risques à obvier

 

Le juge des référés du TA de Caen a suspendu l’exécution d’un arrêté par lequel le maire de Lisieux avait provisoirement interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune, après 22 heures et avant 5 heures : un vrai couvre-feu, donc.

Beaucoup plus clairement que le TA de La Guadeloupe, le TA de Caen a posé que ce pouvoir de police spéciale conféré à l’Etat ne fait pas obstacle à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

Cependant, le juge confirme cette liberté du maire est une liberté très, très surveillée. Et le maire doit fortement mesurer l’usage de ces pouvoirs de police, comme toujours lorsque les libertés publiques sont en cause, mais avec un équilibre qui indignera beaucoup de maires soucieux aussi du droit à la santé pour les populations.

Rien de neuf sur ce point : nous sommes en ligne avec la jurisprudence classique en matière de couvre-feux, même si bien sûr la crise sanitaire actuelle rend moins malaisée l’évocation des risques à obvier (mais on a moins de temps pour bâtir un dossier en ce sens…).

Voir en matière de couvre-feu des mineurs : le 9 juillet 2001 (CE, n° 235638; voir aussi CE, ord., 29 juillet 1997, n° 189250 puis CE, 10 août 2001, n° 237008 ; CE, 10 août 2001, n° 237047 ; CAA Marseille, 13 septembre 2004, n° 01MA02568 ; CE, 30 juillet 2001, n° 236657). Plus récemment, voir Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 06/06/2018, 410774  (commenté ici : Béziers : pas de couvre feu pour les mineurs, vient de décider le Conseil d’Etat ) puis TA de Cergy-Pontoise, 26 août 2019, LIGUE DES DROITS DE L’HOMME, n°1910034 et n°1910057 (2 espèces différentes) : Couvre-feu : retours de flammes jurisprudentiels au TA de Cergy-Pontoise 

Le TA de Caen a rappelé que la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées au plan local par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d’épidémie.

Pour justifier l’arrêté contesté, la commune de Lisieux a fait valoir que les sapeurs-pompiers sont intervenus durant les nuits des 18 au 19 mars et 22 au 23 mars 2020 pour éteindre des feux de poubelles et qu’il a été constaté le matin du 25 mars 2020 des traces d’effraction et des dégradations au stade Bielman.

Le juge des référés a estimé que ces circonstances n’étaient pas suffisantes pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires imposées par l’arrêté contesté tant au regard du risque de propagation de l’épidémie de covid-19 que de la sécurité publique. Il a ainsi considéré que cet arrêté portait une atteinte grave à la liberté fondamentale d’aller et de venir des personnes concernées, et en a suspendu l’exécution.

Un arrêté couvre-feu sera donc possible mais sans doute en étant plus limité, et fondé sur des méconnaissances graves et répétées des règles de confinement… 

Il est à noter que les couvre-feu adoptés ici ou là, et autres arrêtés renforçant le confinement, pouvaient être d’ampleurs très variables (voir ici pour un exemple radical d’interdiction, retiré depuis par ledit maire).

Source : TA Caen ord., 31 mars 2020, n°2000711 :
Covid-19 : un autre TA admet le principe d’arrêtés de police du maire (couvre-feux, circulations…)… mais avec un rigoureux contrôle du caractère proportionné de ces arrêtés 

 

III.C. TA de Montreuil : mêmes enseignements que pour le TA de Caen mais dans une ville dense cette fois où une position différente eût pu être envisagée ; cet exemple montre qu’il faut bâtir un dossier en amont d’une part et d’autre part que de telles mesures sont difficiles à défendre quand le Préfet a, au préalable, agi lui aussi avec force

 

Le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil a suspendu l’exécution de l’arrêté du 25 mars 2020 par lequel le maire de Saint Ouen a interdit la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la commune entre 19 H et 6 H du matin.
Le juge des référés a rappelé que les dispositions du code de la santé publique, modifié par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, confèrent à l’État un pouvoir de police spéciale en cas d’urgence sanitaire. Parmi ces mesures figurent celles restreignant ou interdisant la circulation des personnes et des véhicules.

Toutefois ce pouvoir de police spéciale conféré à l’État ne fait pas obstacle, précise ce TA, à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

Cependant, le TA rappelle la jurisprudence classique selon laquelle la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées au plan local par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d’épidémie.

Pour justifier l’arrêté contesté, la commune de Saint-Ouen a fait valoir les difficultés de la situation sanitaire dans le département de la Seine-Saint-Denis et les entorses aux mesures de confinement et de distanciation sociale qui seraient favorisées par l’ouverture tardive de certains commerces.

Le juge des référés a estimé que ces circonstances ne sont pas suffisantes (pas assez précises surtout… à ce stade se pose toujours pour les communes un problème de preuve, une difficulté à bâtir en urgence un dossier convainquant… ceci est à travailler en amont avec l’avocat !!!) pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires.

Et là nous touchons un autre élément qui est la prise en compte des autres mesures de police  : en l’espèce, le préfet avait interdit l’ouverture notamment des débits de boisson après 21 heures sur l’ensemble du département de Seine-Saint-Denis : les mesures supplémentaires du maire devenaient dès lors difficiles à défendre.

 

Source : TA Montreuil, ord. 3 avril 2020, n°2003861 :

2003861

 

 

III.D. Le TA de Montpellier et les fermetures de commerces par arrêtés

Le Préfet de l’Hérault avait pris un arrêté en date du 15 mars 2020 limitant le fonctionnement uniquement en journée des commerces pratiquant la vente de boissons à emporter et épicerie de nuit.

Le TA de  Montpellier a commencé par poser qu’il n’y avait pas d’urgence au sens des exigences en ce domaine en référé liberté.  :

• TA de Montpellier, ord., 26 mars 2020, n° 2001502 :

2001502

 

Ce même TA a ensuite censuré, cette fois, un autre arrêté du même préfet ordonnant la fermeture immédiate d’un autre établissement qui avait méconnu ce même arrêté du 15 mars 2020 du Préfet de l’Hérault. Mais cette censure venait de ce que le gérant dudit établissement était fondé à montrer qu’il avait de bonnes raisons de croire en toute bonne foi qu’il ne violait pas ledit arrêté :

• TA de Montpellier, ord., 31 mars 2020, n° 2001567 :

2001567

 

Inversement le Préfet n’était pas infondé (dans les limites de ce qu’est un contrôle en référé liberté)  à faire fermer provisoirement un établissement qui avait (visiblement…) violé le même arrêté :

• TA de Montpellier, ord., 3 avril 2020, n° 2001599 :

2001599

Voir dans le même sens :

• TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001647 :

2001647

 

III.E. Le TA de Montpellier et l’accès aux plages

Le TA de Montpellier a ensuite pris une autre ordonnance, portant cette fois sur la liberté d’aller et de venir dans le cas particulier et très discuté des plages.

Par arrêté, le préfet des Pyrénées-Orientales a interdit dans le département jusqu’au 15 avril 2020 les déplacements sur les plages, chemin, sentiers, espaces dunaires, forêts et parcs situés sur le littoral, les plans d’eau intérieurs et l’ensemble des espaces publics artificialisés du littoral ; les ports, les quais, les jetées et esplanades, les remblais et les fronts de mer quelle que soit leur configuration.

Le juge des référés rejette la requête en posant que c’est au requérant qu’il incombe(rait) de prouver l’absence de circonstances locales justifiant l’arrêté litigieux :

« 7. Toutefois et d’une part, alors que le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 a été abrogé le 24 mars 2020, les dispositions du III de l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 habilitent expressément le représentant de l’Etat à adopter des mesures plus restrictives concernant les déplacements et les transports lorsque les circonstances locales le justifient. Mme G., qui se prévaut de sa qualité d’habitante de P. et produit trois photographies montrant une résidence en façade du quai …, ne développe aucun argument tendant à remettre en cause l’existence de circonstances locales permettant au préfet des Pyrénées-Orientales d’adopter des mesures plus restrictives de déplacement dans le département.
8. D’autre part, il ressort des motifs de l’arrêté litigieux que le représentant de l’Etat a entendu renforcer les mesures de confinement qui s’imposent à l’ensemble de la population en interdisant « tout déplacement sur les plages du littoral et des plans d’eaux intérieurs, pour quelque motif que ce soit, à l’exception des déplacements liés à une activité professionnelle exigeant la proximité immédiate de l’eau ». Si cette mesure a pour effet d’interdire la possibilité pour toute personne de se déplacer au regard du motif prévu par le 5° de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 dans les lieux visés par le préfet, la requérante ne se trouve pas dans l’impossibilité d’effectuer des déplacements pour tous les autres motifs tenant notamment à l’accès aux produits de première nécessité ni au titre du 5° dans des lieux autres que ceux interdits par le préfet. »

• TA de Montpellier, ord., 7 avril 2020, n° 2001660 :

2001660