Burkini : nouvelle saison sur nos plages et nos écrans. Avec le même dénouement : sur la plage, c’est légal. Dans les piscines publiques, cela ne l’est pas. Quoique…

Depuis 2016, on nous ressort la même série d’été. A force, le suspens juridique s’émousse… A preuve, une nouvelle décision en référé (Ligue des Droits de l’Homme) du Conseil d’Etat, puis une autre du TA de Toulon… Avec une distinction à opérer entre lieux publics et services publics.

  • I. Le burkini sera presque toujours légal dans le cadre d’un usage privé même dans les espaces publics que sont les plages (rappel de la décision de 2016), au contraire de ce qui se passe dans les services publics (et qui peut même se passer dans certaines activités sportives)
  • II. Saison de 2023 avec un air de déjà-vu : la confirmation opérée par le Conseil d’Etat (et pour ce qui est des risques d’affrontements, le juge en revient aux critères de la jurisprudence Benjamin : il y a-t-il réellement un risque de troubles à l’ordre public et la mesure était-elle proportionnée à ce supposé risque ?)… Avec ensuite une nouvelle application par le juge des référés du TA de Toulon.

 

I. Le burkini sera presque toujours légal dans le cadre d’un usage privé même dans les espaces publics que sont les plages (rappel de la décision de 2016), au contraire de ce qui se passe dans les services publics (et qui peut même se passer dans certaines activités sportives)

 

Depuis la loi 2010-1192 du 11 octobre 2010, « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. »

Mais ceci mis à part, libre à chacun de s’accoutrer dans la rue ou autres espaces publics, à sa guise, tant que l’on ne glisse pas, par exemple, vers l’exhibition sexuelle (article 222-32 du Code pénal).

 

I.A. Rappels jurisprudentiels sur le burkini et, plus largement, sur les manifestations privées de religiosité dans l’espace public hors services publics

 

Par une désormais célèbre ordonnance (CE, ord., 26 août 2016, LDH et autres, n° 402742 ; voir ici ce texte et notre article), le Conseil d’Etat avait censuré ceux qui voulaient réglementer le port du burkini dans l’espace public qu’est la plage :

Capture d’écran 2016-08-26 à 15.15.19.pngCapture d’écran 2016-08-26 à 15.15.29.pngCapture d’écran 2016-08-26 à 15.15.44.png

Pour le texte intégral de l’ordonnance, rendue en référé liberté, cliquer sur le lien ci-dessous :

 

Mais attention : reste à appliquer ceci au cas par cas, car l’ordre public pourra parfois justifier des actions du pouvoir de police en ce domaine. A preuve, l’affaire de Sisco, en Corse :

  • Conseil d’État, 14 février 2018, Ligue des droits de l’Homme, n° 413982

Reste que le principe demeure celui de la liberté, y compris dans l’expression religieuse individuelle dans l’espace public hors administrations.

 

Le juge des référés du Conseil d’Etat prolongeaitvia son ordonnance burkini de 2016, sur ce point, la jurisprudence plus que centenaire posée par le célèbre arrêt Abbé Olivier (CE, 19 février 1909, 27355, rec. p. 181 ; publié au GAJA et accessible sur Legifrance) :

« si le maire est chargé par l’article 97 de la loi du 5 avril 1884 du maintien de l’ordre dans la commune, il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois ; […]; qu’il résulte des travaux préparatoires de la loi du 9 décembre 1905 et de ceux de la loi du 28 décembre 1904 sur les pompes funèbres que l’intention manifeste du législateur a été, spécialement en ce qui concerne les funérailles, de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n’y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l’ordre ;
[…] dans la ville de Sens, aucun motif tiré de la nécessité de maintenir l’ordre sur la voie publique ne pouvait être invoqué par le maire pour lui permettre de réglementer, dans les conditions fixées par son arrêté, les convois funèbres, et notamment d’interdire aux membres du clergé, revêtus de leurs habits sacerdotaux, d’accompagner à pied ces convois conformément à la tradition locale ; qu’il est au contraire établi par les pièces jointes au dossier, spécialement par la délibération du conseil municipal du 30 juin 1906 visée par l’arrêté attaqué, que les dispositions dont il s’agit ont été dictées par des considérations étrangères à l’objet en vue duquel l’autorité municipale a été chargée de régler le service des inhumations ; qu’ainsi lesdites dispositions sont entachées d’excès de pouvoir »

NB pour une application récente, voir Processions religieuses, bénédictions et laïcité : une intéressante décision du TA de Toulouse .

Source iconographique : Alfred Guillou, Arrivée du pardon de sainte Anne de Fouesnant à Concarneau, 1887. Sur Wikipedia (voir ici). Autres images ; source wikipedia. Une autre des peintures est d’H. A. Barnoin.

 

Il est vrai qu’il s’agissait ici de manifestations extérieures de religiosité, certes, mais s’ancrant dans les traditions locales, ce que le Conseil d’Etat relevait nettement en 1909, dans le contexte fort tendu, mais en voie d’apaisement, propre au lendemain de la loi de 1905.

 

 

I.B. Liberté c/ liberté

 

Alors remontons plus loin en arrière pour voir si nous avons une tradition juridique consistant à laisser aux individus un droit, si ce n’est à l’indifférence, au moins à la tranquillité dans l’expression de leurs manifestations religieuses même pour qui ne les approuve pas.

Et s’impose (moralement) alors la force encore aujourd’hui des mots de l’Edit de Nantes de 1598 :

IMG_1804

On peut certes se réclamer d’une autre tradition juridique : celle de la révocation de l’Edit de Nantes (1685) et des dragonnades. Mais il n’est pas certain que cette lignée soit celle dont notre pays puisse le plus s’enorgueillir.

Mais il est vrai que nul n’envisage d’interdire une religion au contraire de ce qui s’est passé lors de la révocation de l’Edit de Nantes.

Il est question en l’espèce du point de savoir si on peut, dans l’espace public, mais hors services publics et hors bâtiments publics, réglementer les signes extérieurs de religiosité… quand ceux-ci concernent une religion avec un gros soupçon de contrainte sur les femmes (et c’est sur ce point qu’il y a tension entre liberté de s’habiller, de croire, voire de faire part de sa foi à autrui… et liberté de ne pas être contraint par son environnement à un enfermement religieux voire matérialisé par l’habillement)… au contraire de ce qui est le cas, ou supposé être le cas, en cas de port d’une kippa — yarmoulke ou kapele — d’un crucifix ou d’un turban (pour les sikhs).

Le débat public, qui déjà s’enlise en confondant approbation individuelle d’un comportement et légitimité d’un maire à le réglementer… a fort oublié de traiter de cette question de l’égalité de traitement (qui justement revient en force dans le débat avec l’ordonnance rendue ce jour) . Alors que les comportements sectaires ou intégristes, qui se développement aujourd’hui dans toutes les religions, surtout celles du Livre, passent souvent par des affichages vestimentaires peu sympathiques au laïc ou tout simplement au démocrate.

Alors que faire face à ces manifestations extérieures d’une religiosité ?

On peut décider de s’amuser et de relativiser en notant que décidément sur ce sujet, tout est une question d’époque, puisque les tenues de bain couvrantes autrefois étaient les seules tolérées comme en atteste l’article II de cet arrêté cannois d’août 1918 :

IMG_1805

Peu contesteront qu’il s’agit là d’un thème qui importe en tant que sujet de société et que la lutte contre toute aliénation est un sujet majeur. A supposer que les femmes qui mettent un burkini souffrent d’aliénation socio-religieuse.

Sur ce dernier point comment ne pas citer la remarquable lettre ouverte d’E. Badinter de 2009 (laquelle est par ailleurs plutôt pour des positions réglementaristes) ?

C’est donc un débat de société. Important ou non selon les avis de chacun.

Mais est-ce un sujet de réglementation ? Est-il certain qu’il relève du pouvoir public de réguler les comportements religieux individuels en dehors des services publics et des bâtiments publics ?

Et avec quel résultat en termes de repli sur soi et de réclusion des personnes que l’on entendait protéger ? Avec quel risque uniformité mortifère ? Notre société a-t-elle juste peur ou a-t-elle le regret d’une homogénéité culturelle et sociale qui n’était pas sans difficulté d’expression individuelle des différences de toutes natures (sauf milieu social particulier) ?

Le sujet, on le voit, n’est pas aisé. Et les risques d’atteintes aux libertés, de quelque côté qu’on se place, s’avèrent réels. D’où la distinction opérée par le Conseil d’Etat : dans les espaces publics, liberté d’accoutrement ; dans les services publics, non… quoique.

 

I.C. Le cas, délicat, des services publics et, même, de certaines activités sportives en club

 

Dans une affaire sur le burkini à Grenoble, le juge des référés du Conseil d’État était saisi en 2022 pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (RPR).

Ce déféré avait été une des grandes batailles du projet de loi séparatisme / RPR :

… avant que d’aboutir dans le texte final à un régime assez ordinaire avec le texte définitif (loi n° 2021-1109 du 24 août 2021) que voici ainsi présenté :

Ce texte prévoit que lorsque le préfet défère l’acte au tribunal administratif et en demande la suspension provisoire, il est statué sur cette demande de suspension dans un délai de quarante-huit heures, comme tel est le cas pour les actes de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle. Mais ce délai raccourci s’applique si l’acte de la collectivité est de nature à « porter gravement atteinte au principe de neutralité des services publics ».

Ce n’est pas à proprement parler un « référé laïcité » nouveau, un nouveau type de référé donc, contrairement à ce qui est proclamé avec amusement ou indignation ici ou là.

Voici la circulaire (instruction du 31 décembre 2021) qui a été diffusée à ce sujet :

 

Mais même avant cette loi, dans les services publics, y compris dans certains domaines pour les usagers, ou quand il s’agit de juger des actions de l’administration qui pourraient porter atteinte aux principes de laïcité et de neutralité, le juge a toujours été plus strict.

L’exemple le plus net porte sur les crèches de la nativité pour lesquelles, le Conseil d’État avait, non sans vaticinations, jugé que leur installation temporaire à l’initiative d’une personne publique, dans un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, est :

  • légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif,
  • illégale si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse (bref, en pareil cas… in hoc signo vinces…mais le signo on va le mettre ailleurs qu’en mairie… sauf peut-être en Alsace et en Moselle)

La présence dans d’autres bâtiments publics est plus largement acceptée (qu’on pense aux maisons de retraite par exemple…) sauf prosélytisme évident.

Bons Princes (de l’Eglise ?), les magistrats du Palais Royal nous avaient sur ce point donné un mode d’emploi via l’arrêt CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (n° 395122).

Les applications au cas par cas peuvent être parfois très subtiles :

 

Autre exemple, celui des statues, avec un mode d’emploi là encore parfois subtil :

 

Sans être exhaustif et sous réserve des règles propres à l’Alsace et à la Moselle, il est notamment nécessaire de distinguer selon que l’édifice :

Ainsi, le régime juridique étant particulièrement complexe, il est évident que son application reste casuistique et dépend donc des faits de chaque espèce.

Voir aussi :

De même la CEDH a-t-elle permis des bénédictions religieuses discrètes de bâtiments publics :

 

Enfin, bien sûr, une femme peut porter le voile quand elle est dans le public qui assiste à une assemblée délibérante locale :

 

Mais ce sera beaucoup moins souvent le cas quand les personnes sont accompagnantes scolaires ou périscolaires, ou pour les agents publics hors Université ou hors cas particuliers. Voir nos nombreux articles sur ce sujet d’ailleurs passionnant :

 

NB voici un article sur laïcité et restauration scolaire où j’ai mis pas mal d’informations : Laïcité et restauration scolaire : quand l’Idole déjeune… 

 

OUI MAIS LA nous étions dans un autre cadre. Les personnes sont des usagers du service public, à priori libres de s’habiller comme ils le souhaitent, sous réserve bien évidemment des réglementations municipales dans cette piscine (centre aquatique) publique… lesdites réglementations et interventions des pouvoirs de police (la frontière en ces domaines entre règlement de service et arrêtés de police étant un vrai casse-tête) devant plutôt intervenir en matière d’hygiène, de santé et de sécurité.

Oui mais comme on vient de le voir, par exemple pour les crèches de la nativité, s’impose un minimum de principe de laïcité et de neutralité… sauf qu’il s’agit en l’espèce des usagers.

Ce principe s’impose donc aux usagers en dehors du cas, connu donc, des usagers que sont les publics scolaires, collégiens et lycéens (la liberté d’accoutrement revenant en revanche dans le monde universitaire) ?

OUI nous pose donc le Conseil d’Etat, dans la continuité des positions du TA de Grenoble.

Sur ce point, certes, les exigences s’imposant aux services publics se trouvent renouvelées depuis la loi séparatisme :

 

 

 Ceci dit : ATTENTION CAR ce n’était pas sous l’angle des obligations nées de la loi séparatisme qu’avait été censurée la décision grenobloise autorisant (entre autres) le burkini dans les piscines publiques de la capitale (principale) du Dauphiné.

En mai 2022, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse.

Cette disposition avait été suspendue par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai 2022 :

Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service.

Sur ce dernier point, voir CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483. Voir notre article à ce propos : Les menus de substitution en restauration scolaire ne sont ni illégaux (ils ne sont pas contraires à la laïcité) ni obligatoires (libre à une commune de le faire ou non) .  

Par son ordonnance, rendue ce jour, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

DONC le Conseil d’Etat n’a pas vraiment interdit le burkini dans les piscines. Il a censuré l’autorisation qui en l’espèce en avait été faite, ce qui pour jésuitique que cette distinction puisse paraître n’est pas exactement la même chose.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne viserait (selon le juge des référés de la Haute Assemblée) qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Mais détaillons le raisonnement du Conseil.

Il commence par citer les meilleures sources (DDHC ; Constitution  loi de 1905). Rien de spécial ni d’anormal. Rien surtout, qui résulte de la loi séparatisme per se :

« 7. D’autre part, aux termes de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ». Aux termes de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Aux termes de l’article 2 de la même loi : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».»

Puis, il rappelle les principes de neutralité (logique) et d’égalité de traitement devant le service public :

« 8. Le gestionnaire d’un service public est tenu, lorsqu’il définit ou redéfinit les règles d’organisation et de fonctionnement de ce service, de veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l’égalité de traitement des usagers. »

Que vient faire le principe d’égalité de traitement dans cette galère me direz vous ? Et bien il intervient en tant que l’on va calibrer au cas par cas les adaptations à tel ou tel public (en raison des croyances dudit public) au prisme de ces deux principes.

L’ordonnance pose  NON pas que l’on ne pourrait pas — par principe — tenir compte des convictions de chacun mais que l’on n’en a pas l’obligation (principes de neutralité et d’égalité de traitement en effet) :

« S’il lui est loisible, pour satisfaire à l’intérêt général qui s’attache à ce que le plus grand nombre d’usagers puisse accéder effectivement au service public, de tenir compte, au-delà des dispositions légales et réglementaires qui s’imposent à lui, de certaines spécificités du public concerné, et si les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle, par eux-mêmes, à ce que ces spécificités correspondent à des convictions religieuses, il n’est en principe pas tenu de tenir compte de telles convictions et les usagers n’ont aucun droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. »

Oui mais si on décide de le faire ?

Alors… si on décide de le faire… force est de trouver des limites bien sûr et c’est là que le Conseil d’Etat fait vraiment oeuvre novatrice mais avec un mode d’emploi un brin embrouillé.

Continuons de citer la Haute Assemblée :

« Cependant, lorsqu’il prend en compte pour l’organisation du service public les convictions religieuses de certains usagers, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l’ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public. »

DONC :

  • s’adapter aux convictions de chacun n’est pas, pour une administrations gérant un service public avec des usagers, obligatoire
  • et si on le fait, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui :
    • soit porteraient atteinte à l’ordre public
    • soit nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient
      • soit plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation
      • soit se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

Puis suit l’hallali en l’espèce :

« 9. La commune de Grenoble, ainsi qu’il ressort de ses écritures et de ses déclarations à l’audience publique, soutient avoir introduit l’adaptation, rappelée au point 2, du règlement intérieur des piscines qu’elle gère au motif de permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps, quel que soit la raison de ce souhait. Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers. Si, ainsi qu’il a été rappelé au point précédent, une telle adaptation du service public pour tenir compte de convictions religieuses n’est pas en soi contraire aux principes de laïcité et de neutralité du service public, d’une part, elle ne répond pas au motif de dérogation avancé par la commune, d’autre part, elle est, par son caractère très ciblé et fortement dérogatoire à la règle commune, réaffirmée par le règlement intérieur pour les autres tenues de bain, sans réelle justification de la différence de traitement qui en résulte. Il s’ensuit qu’elle est de nature à affecter tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l’égalité de traitement des usagers.
« 10. Il résulte de ce qui vient d’être dit qu’en procédant à l’adaptation en litige du règlement intérieur des piscines qu’elle gère, la commune de Grenoble a méconnu les conditions, rappelées au point 8, qui président à la faculté du gestionnaire d’un service public d’adapter ce service, y compris pour tenir compte de convictions religieuses. Dans ces conditions, la commune de Grenoble n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, qui, ce faisant, n’a pas statué au-delà des conclusions dont il était saisi, a estimé que les dispositions litigieuses portaient gravement atteinte au principe de neutralité des services publics. »

L’arrêté en l’espèce a donc pris l’eau, certes. Mais il est notable que ce soit non pas par application du principe de laïcité (car les usagers sont libres de leurs convictions) mais au nom des principes de neutralité et surtout d’égalité. Sauf que le mode d’emploi ainsi brossé risque d’être complexe. Il est fait pour tacler les coups politiques ou les approches « en silo » des usagers par catégorie, par religion, par groupe. Toutefois, le mode d’emploi qui en résulte risque, au cas par cas, de donner lieu à nombre de difficultés en raison du caractère éminemment subjectif des paramètres à prendre en compte… 

Source :

CE, ord., 21 juin 2022, n° 464648

 

VOICI UNE PETITE VIDÉO COMMISE PAR MES SOINS À CE SUJET

 

En 10 mn 18, voici ce sujet décortiqué par mes soins (ou du moins ai-je tenté de le faire) :

https://youtu.be/Uy-e8jh-IFc

 

NB : à comparer avec une décision récente, mais dans le même sens, quoique sur un sujet distinct. Récemment, en effet, le Conseil d’Etat a estimé que la Fédération française de football (FFF) pouvait bien, légalement, interdire tout port de signes religieux pendant les compétitions et manifestations sportives : ainsi en a décidé le Conseil d’Etat, rendant ce jour une décision contre l’avis de son rapporteur public, par une construction prétorienne au delà des exigences pourtant déjà strictes, de la loi de 2021.

  • I. Allaient dans le sens de la censure de la décision de la FFF, toute une série de jurisprudences et de principes sur la liberté de porter, ou non, des signes religieux dans la vie privée de chacun, et parfois même en lien avec des bâtiments ou des services publics
  • II. Mais le Conseil d’Etat a du être sensible à d’autres paramètres et d’autres jurisprudences, plus récents, mais qui tous témoignent d’une évolution en matière de libertés individuelles dans la sphère privée, d’une extension de ce qui sera considéré comme la sphère publique… et du champ  d’application du principe de neutralité (surtout depuis la loi Séparatisme)
  • III. Au point que le Conseil d’Etat franchit une frontière importante, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore : nous ne parlons pourtant plus d’élèves mineurs et nous sommes dans la sphère privée (oui mais une sphère privée organisée collectivement avec une qualification de service public !)… Cependant, le principe de neutralité, boosté par la loi séparatisme, conduit donc à la légalité de l’interdiction de la FFF… même si l’interdiction en question, s’agissant des usagers eux-mêmes, n’est pas dans la loi de 2021, mais est bien une création jurisprudentielle.

Voir : CE, 29 juin 2023, n°458088-4595478-463408 (voir ici cette décision et mon article, détaillé, rédigé alors).

 

II. Saison de 2023 avec un air de déjà-vu : la confirmation opérée par le Conseil d’Etat (et pour ce qui est des risques d’affrontements, le juge en revient aux critères de la jurisprudence Benjamin : il y a-t-il réellement un risque de troubles à l’ordre public et la mesure était-elle proportionnée à ce supposé risque ?)… Avec ensuite une nouvelle application par le juge des référés du TA de Toulon.

 

Le maire de Mandelieu-La-Napoule avait interdit l’accès aux plages publiques de sa commune et la baignade, entre le 15 juin et le 31 août 2023, à toutes les personnes ayant une tenue ne respectant pas les règles d’hygiène et de sécurité ou « étant susceptible d’entraîner des troubles à l’ordre public, voire des affrontements violents ».

L’idée d’évoquer les risques d’échauffourées était plutôt habile pour l’édile, puisque la possibilité de censurer les burkini passe par l’invocation de circonstances particulières (voir la décision SISCO précitée Conseil d’État, 14 février 2018, Ligue des droits de l’Homme, n° 413982).

Reste que celui qui évoque de tels risques doit, d’abord démontrer d’une part que ces risques sont réels et, d’autre part, que l’on n’est  vraiment pas en mesure d’assurer l’Ordre public (avec une restriction la plus limitée possible, à cette aune, des libertés publiques)… c’est le très traditionnel arrêt Benjamin du Conseil d’État (19 mai 1933, n° 17413, au rec.).

L’arrêté d’interdiction a été contesté en référé par la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) devant le tribunal administratif de Nice puis devant le Conseil d’État.

Le Conseil d’Etat rappelle tout d’abord les règles habituelles applicables au sein de l’espace public, qui diffèrent de celles relatives aux services publics, régis, eux, par les principes de neutralité et de bonne organisation du service. Au sein de l’espace public, chacun jouit des libertés garanties par la loi. Les maires, dans le cadre de leur mission de maintien de l’ordre, ne peuvent y porter atteinte que pour prendre des mesures adaptées, nécessaires et proportionnées. Ces mesures doivent tenir compte des circonstances de temps et de lieu et être justifiées par des impératifs d’ordre public.  Il en va notamment ainsi en ce qui concerne les mesures que le maire d’une commune du littoral peut prendre pour organiser l’accès à la plage et garantir la sécurité de la baignade, l’hygiène et la décence. Citons la décision de la Haute Assemblée :

» 5. Si le maire est chargé par les dispositions citées au point 4 du maintien de l’ordre dans la commune, il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois. Il en résulte que les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public.»

Il résulte de l’instruction que le maire de Mandelieu-la-Napoule a souhaité par cette décision, interdire sur toutes les plages publiques de sa commune le port de tenues de bain manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse, telles que le burkini, pour prévenir les troubles à l’ordre public et assurer le respect des règles d’hygiène et de sécurité en période de forte affluence estivale.

Le Conseil d’État constate toutefois que, pour justifier d’un risque de trouble à l’ordre public durant l’été 2023, la commune ne mentionne aucun incident récent. Elle rappelle uniquement des faits s’étant déroulés il y a respectivement 11 et 7 ans et le contexte général de menace terroriste après les attentats de Nice en 2016 et 2020.

Le Conseil d’État observe, par ailleurs, que la commune n’apporte aucun élément permettant de démontrer que de telles tenues feraient courir un risque pour l’hygiène ou la sécurité des usagers de la plage et des baigneurs.

Le Conseil d’État estime ainsi, dans les circonstances de l’espèce, que le maire de Mandelieu-la-Napoule ne pouvait prendre une telle interdiction et que celle-ci porte une atteinte grave et illégale à trois libertés fondamentales : la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle. L’arrêté d’interdiction du 7 juin 2023 de Mandelieu-la-Napoule est donc suspendu (en référé liberté).

 

Source :

CE, ord., 17 juillet 2023, n°475636

 

Puis ensuite en cet été 2023 ce fut au tour du juge des référés du TA de Toulon de censurer l’arrêté anti-burkini sur les plages d’un autre maire :

« 2. D’une part, l’arrêté mentionne explicitement, dans ses motifs, que  » la tenue des usagers de la plage n’est pas visée par l’arrêté  » et, dans son dispositif, que  » l’accès aux plages n’est () pas visé « . Il résulte toutefois clairement de l’instruction, en particulier des termes mêmes du tweet du maire de Fréjus du 3 août 2023 sur le réseau social X indiquant :  » Les accoutrements islamistes comme le #burkini n’ont rien à faire sur nos plages. Nous veillerons au bon respect de cet arrêté pris dans l’intérêt de tous les Fréjusiens « , que le maire a essentiellement entendu priver les seules femmes de confession musulmane portant un burkini d’un accès effectif à la mer durant toute la saison estivale à Fréjus.
« 
3. D’autre part, si, en principe, le fait qu’une décision administrative ait un champ d’application limité à un territoire fait obstacle à ce qu’une association ayant un ressort national justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour en contester la légalité devant la juridiction administrative, il peut en aller autrement lorsque la décision soulève, en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales.
« 
4. En l’espèce, l’arrêté litigieux, en raison de ses implications relatives notamment à la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle, soulève des questions susceptibles de se poser dans toute commune dotée d’un accès à la mer et présente ainsi une portée qui excède le seul territoire de la commune de Fréjus. Par suite, l’association requérante qui, aux termes de ses statuts, s’est notamment donné pour objet le combat contre toute forme de discrimination, justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour agir à l’encontre de cet arrêté. Il s’ensuit que la fin de non-recevoir opposée par la commune de Fréjus à l’encontre de la demande de la LDH doit être rejetée.
« 
Sur l’arrêté litigieux du maire de Fréjus :
« 
5. Le maire est chargé du maintien de l’ordre dans la commune mais il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois. Il en résulte que les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade en milieu naturel doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public (voir, en ce sens, ordonnance du Conseil d’État du 17 juillet 2023, n° 475636, point 5, concernant un arrêté similaire du maire de Mandelieu-la-Napoule).
« 
6. Il résulte de l’instruction que, si l’arrêté litigieux mentionne le respect de règles de sécurité publique en période de forte affluence et que le communiqué de presse de la commune de Fréjus du 2 août 2023 fait état du nombre de noyades  » enregistrées en France  » sur la période du 1er juin au 12 juillet 2023, aucun élément sérieux ne permet de tenir pour établie l’existence d’un risque particulier pour la sécurité des baigneurs lié à la pratique de la baignade habillée d’une tenue couvrante et ample, telle que le burkini. Pa ailleurs, la circonstance qu’un arrêté identique à celui en litige avait été pris pour la saison estivale 2022 sans avoir été déféré au tribunal administratif par le préfet du Var, est sans incidence sur les atteintes aux libertés fondamentales mais serait seulement susceptible d’engager la responsabilité de l’État pour faute lourde du fait de carences dans l’exercice du contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales (voir arrêt du Conseil d’État du 9 octobre 2000, n° 205959). Dans ces conditions, le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter une telle interdiction.
« 
7. Il résulte de ce qui précède que l’arrêté litigieux, comme celui du maire de Mandelieu-la-Napoule sur l’illégalité manifeste de laquelle il a été statué par la décision du Conseil d’État du 17 juillet 2023, porte une atteinte tout aussi grave et tout aussi manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle, qui inclut celle de se baigner. Les conséquences de l’application de telles dispositions sont en l’espèce également constitutives d’une situation d’urgence qui justifie que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Par suite, il y a lieu d’ordonner la suspension de l’exécution de l’arrêté du maire de Fréjus en date du 1er août 2023.»

 

Source :

TA Toulon, ord., 5 août 2023, LDH, 2302537