FFF 1 ; Hijab Ø… Vision stricte du principe de neutralité 1 ; jurisprudences usuelles sur la liberté de s’habiller Ø.

La FFF pouvait bien, légalement, interdire tout port de signes religieux pendant les compétitions et manifestations sportives : ainsi en a décidé le Conseil d’Etat, rendant ce jour une décision contre l’avis de son rapporteur public, par une construction prétorienne au delà des exigences pourtant déjà strictes, de la loi de 2021.  

I. Allaient dans le sens de la censure de la décision de la FFF, toute une série de jurisprudences et de principes sur la liberté de porter, ou non, des signes religieux dans la vie privée de chacun, et parfois même en lien avec des bâtiments ou des services publics

II. Mais le Conseil d’Etat a du être sensible à d’autres paramètres et d’autres jurisprudences, plus récents, mais qui tous témoignent d’une évolution en matière de libertés individuelles dans la sphère privée, d’une extension de ce qui sera considéré comme la sphère publique… et du champ  d’application du principe de neutralité (surtout depuis la loi Séparatisme)

III. Au point que le Conseil d’Etat franchit une frontière importante, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore : nous ne parlons pourtant plus d’élèves mineurs et nous sommes dans la sphère privée (oui mais une sphère privée organisée collectivement avec une qualification de service public !)… Cependant, le principe de neutralité, boosté par la loi séparatisme, conduit donc à la légalité de l’interdiction de la FFF… même si l’interdiction en question, s’agissant des usagers eux-mêmes, n’est pas dans la loi de 2021, mais est bien une création jurisprudentielle. 

 

illustration d’un match de foot sans distinction sexuelle ou de religion identifiable 

 

La Fédération française de football interdit par l’article 1er de ses statuts, « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale » ainsi que « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande », à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées par la fédération ou en lien avec elle. La Ligue des droits de l’homme et deux associations ont demandé au Conseil d’État d’annuler cette interdiction.

Le Conseil d’État, à rebours des conclusions de son rapporteur public, a validé ce jour cette interdiction.

Voyons, non pas en opportunité, mais en pur droit, les arguments qui allaient soit dans ce sens, soit à l’encontre de cette décision :

 

I. Allaient dans le sens de la censure de la décision de la FFF, toute une série de jurisprudences et de principes sur la liberté de porter, ou non, des signes religieux dans la vie privée de chacun, et parfois même en lien avec des bâtiments ou des services publics 

 

Voir :

  • les grands principes en matière de liberté (certes en partie contrebalancés par le risque de contrainte derrière le port individuel du voile)
  • … matérialisés par la décision Burkini :
    Par une désormais célèbre ordonnance (CE, ord., 26 août 2016, LDH et autres, n° 402742 ; voir ici ce texte et notre article), le Conseil d’Etat avait censuré ceux qui voulaient réglementer le port du burkini dans l’espace public qu’est la plage.
    Mais attention : reste à appliquer ceci au cas par cas, car l’ordre public pourra parfois justifier des actions du pouvoir de police en ce domaine. A preuve, l’affaire de Sisco, en Corse : Conseil d’État, 14 février 2018, Ligue des droits de l’Homme, n° 413982.
  • Le juge des référés du Conseil d’Etat prolongeait, via son ordonnance burkini de 2016, sur ce point, la jurisprudence plus que centenaire posée par le célèbre arrêt Abbé Olivier (CE, 19 février 1909, 27355, rec. p. 181 ; publié au GAJA et accessible sur Legifrance) :« aucun motif tiré de la nécessité de maintenir l’ordre sur la voie publique ne pouvait être invoqué par le maire pour lui permettre de réglementer, dans les conditions fixées par son arrêté, les convois funèbres, et notamment d’interdire aux membres du clergé, revêtus de leurs habits sacerdotaux, d’accompagner à pied ces convois conformément à la tradition locale »
    pour une application récente, voir Processions religieuses, bénédictions et laïcité : une intéressante décision du TA de Toulouse .

 

 

Et s’impose (moralement, pas juridiquement certes en raison de l’abrogation funeste de cet édit en 1685) alors la force encore aujourd’hui des mots de l’Edit de Nantes de 1598 :

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Ainsi, le régime juridique étant particulièrement complexe, il est évident que son application reste casuistique et dépend donc des faits de chaque espèce.

Voir aussi :

De même la CEDH a-t-elle permis des bénédictions religieuses discrètes de bâtiments publics :

 

Enfin, bien sûr, une femme peut porter le voile quand elle est dans le public qui assiste à une assemblée délibérante locale :

 

NB voici un article sur laïcité et restauration scolaire où j’ai mis pas mal d’informations : Laïcité et restauration scolaire : quand l’Idole déjeune… 

Voir aussi CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483. Voir notre article à ce propos : Les menus de substitution en restauration scolaire ne sont ni illégaux (ils ne sont pas contraires à la laïcité) ni obligatoires (libre à une commune de le faire ou non) .  

 

 

II. Mais le Conseil d’Etat a du être sensible à d’autres paramètres et d’autres jurisprudences, plus récents, mais qui tous témoignent d’une évolution en matière de libertés individuelles dans la sphère privée, d’une extension de ce qui sera considéré comme la sphère publique… et du champ  d’application du principe de neutralité (surtout depuis la loi Séparatisme)

 

Mais déjà, depuis quelques années, ce droit au port individuel d’insignes religieux a cédé à une vision stricte, séparatiste, de la laïcité, s’agissant des élèves (hors universités) et même parfois des personnes accompagnantes scolaires ou périscolaires. Voir nos nombreux articles sur ce sujet d’ailleurs passionnant :

Sur ce point, les exigences s’imposant aux services publics se trouvent renouvelées depuis la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (RPR ; ou « séparatisme » ; NOR : INTX2030083L) :

 

L’affaire des piscines (centres aquatiques) de la ville de Grenoble avait déjà confirmé le durcissement du juge au lendemain de cette loi séparatisme. L’article 10 de ce règlement, qui régissait les tenues de bain comportait diverses dérogations, tant pour le topless (monokini) que (en sens inverse) pour le burkini, même si ce n’était pas formulé ainsi.  Cette disposition avait été suspendue par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai 2022 :

Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État avait confirmé cette suspension : mais au nom du bon fonctionnement du service, et non de la laïcité: le Conseil d’Etat n’a pas vraiment interdit le burkini dans les piscines. Il a censuré l’autorisation qui en l’espèce en avait été faite, ce qui pour jésuitique que cette distinction puisse paraître n’est pas exactement la même chose.Selon le juge, en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affectait le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et portait atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public s’en trouvait, selon lui, compromise.

pFFF…

Voir : CE, ord., 21 juin 2022, n° 464648

Voir aussi :

 

 

III. Au point que le Conseil d’Etat franchit une frontière importante, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore : nous ne parlons pourtant plus d’élèves mineurs et nous sommes dans la sphère privée (oui mais une sphère privée organisée collectivement avec une qualification de service public !)… Cependant, le principe de neutralité, boosté par la loi séparatisme, conduit donc à la légalité de l’interdiction de la FFF … même si l’interdiction en question, s’agissant des usagers eux-mêmes, n’est pas dans la loi de 2021, mais est bien une création jurisprudentielle. 

 

Premier élément qui s’avère déterminant pour comprendre cette décision (même si celle-ci ne va donc pas dans le sens de la jurisprudence dominante pour des adultes) :

« 7. Les décisions prises par les fédérations sportives, personnes morales de droit privé, sont, en principe, des actes de droit privé. Toutefois, en confiant, à titre exclusif, aux fédérations sportives ayant reçu délégation, les missions prévues aux articles L. 131-15 et L. 131-16 du code du sport, en particulier l’organisation de compétitions, le législateur a chargé ces fédérations de l’exécution d’une mission de service public à caractère administratif. Les décisions procédant de l’usage par ces fédérations des prérogatives de puissance publique qui leur ont été conférées pour l’accomplissement de cette mission présentent le caractère d’actes administratifs. Il en va ainsi alors même que ces décisions seraient édictées par leurs statuts.»

Voir ci-dessous pour mesurer combien en réalité ce n’est que parfois que ces fédérations seront dans l’exécution d’une mission de service public avec prérogatives de puissance publique  :

 

Mais il est aussi vrai que l’article 10-1 de la loi séparatisme précitée prévoit un contrat d’engagement républicain pour les associations subventionnées ou agréées dont le texte et les modalités ont été fixées par le décret n° 2021-1947 du 31 décembre 2021 pris pour l’application de l’article 10-1 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 et approuvant le contrat d’engagement républicain des associations et fondations bénéficiant de subventions publiques ou d’un agrément de l’Etat (NOR : INTD2133844D) :

 

Donc, le Conseil d’Etat rappelle que le principe de neutralité du service public s’applique aux fédérations sportives qui sont en charge d’un service public. Leurs agents et plus largement toutes les personnes sur lesquelles elles ont autorité doivent s’abstenir de toute manifestation de leurs convictions et opinions personnelles. Cette obligation de neutralité s’applique également à toutes les personnes sélectionnées dans une des équipes de France lors des manifestations et compétitions auxquelles elles participent.

Il est également, selon le Conseil d’Etat, de la responsabilité de ces fédérations de déterminer les règles de participation à leurs compétitions ou manifestations sportives, y compris en matière de tenue et d’équipement afin d’assurer la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu. Si les licenciés ne sont pas soumis, contrairement aux agents des fédérations et aux joueurs des équipes de France, à l’obligation de neutralité, les règles de participation édictées par ces fédérations peuvent limiter leur liberté d’expression de leurs opinions et convictions pour garantir le bon fonctionnement du service public et la protection des droits et libertés d’autrui.

 

Citons le Conseil :

« En ce qui concerne les agents de la Fédération française de football ou les personnes sur lesquelles elle exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction :
« 11. Il résulte du principe de neutralité du service public rappelé par les dispositions citées ci-dessus de la loi du 24 août 2021 qu’une fédération sportive délégataire de service public est tenue de prendre toutes dispositions pour que ses agents ainsi que les personnes qui participent à l’exécution du service public qui lui est confié, sur lesquelles elle exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, s’abstiennent, pour garantir la neutralité du service public dont elle est chargée, de toute manifestation de leurs convictions et opinions. Il en va ainsi notamment des personnes que la Fédération sélectionne dans les équipes de France, mises à sa disposition et soumises à son pouvoir de direction pour le temps des manifestations et compétitions auxquelles elles participent à ce titre et qui sont, dès lors, soumises au principe de neutralité du service public.

« En ce qui concerne les autres licenciés de la Fédération française de football :
« 12. Une fédération sportive délégataire dispose du pouvoir réglementaire dans les domaines définis par les dispositions législatives citées au point 6, pour l’organisation et le fonctionnement du service public qui lui a été confié. À ce titre, il lui revient de déterminer les règles de participation aux compétitions et manifestations qu’elle organise ou autorise, parmi lesquelles celles qui permettent, pendant les matchs, d’assurer la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu, comme ce peut être le cas de la réglementation des équipements et tenues. Ces règles peuvent légalement avoir pour objet et pour effet de limiter la liberté de ceux des licenciés qui ne sont pas légalement tenus au respect du principe de neutralité du service public, d’exprimer leurs opinions et convictions si cela est nécessaire au bon fonctionnement du service public ou à la protection des droits et libertés d’autrui, et adapté et proportionné à ces objectifs.
« 13. Il résulte de ce qui a été dit au point 12 que la Fédération a pu légalement interdire « tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical » et « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande », qui sont de nature à faire obstacle au bon déroulement des matchs.
« 14. Par ailleurs, l’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », limitée aux temps et lieux des matchs de football, apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport. Dès lors, la Fédération française de football pouvait légalement, au titre du pouvoir réglementaire qui lui est délégué pour le bon déroulement des compétitions dont elle a la charge, édicter une telle interdiction, qui est adaptée et proportionnée.
« 15. Il s’ensuit que les moyens tirés de la méconnaissance des stipulations des articles 9 et 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de l’incompétence de la Fédération pour édicter une telle interdiction qui, contrairement à ce qui est soutenu, a été adoptée par son assemblée générale, et du caractère injustifié de cette interdiction doivent être écartés. Il en est de même, en tout état de cause, des moyens tirés de la méconnaissance des articles 10 et 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de ce que les dispositions litigieuses introduiraient une discrimination indirecte fondée sur la religion, les opinions politiques et les activités syndicales et méconnaîtrait dès lors l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 1er de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.»

Le Conseil d’État juge donc que pour garantir le bon déroulement des matchs de football et éviter tout affrontement ou confrontation, la FFF pouvait édicter l’interdiction contestée, qu’il estime adaptée et proportionnée, et ce par pure création prétorienne. pFFF.

Source :

CE, 29 juin 2023, n°458088-4595478-463408