Crèches de Noël : le référé suspension est au purgatoire ; le référé mesures utiles est aux enfers ; le déféré-laïcité est aux anges

En matière de crèches de la nativité, le droit est devenu assez byzantin, mais compréhensible (I). Le type de référé utilisable pour les requérants est un sujet plus délicat encore (II) : le référé liberté est à proscrire ; le référé suspension est incertain ; le Conseil d’Etat vient (logiquement) de bannir le référé mesures utiles de ce domaine… Reste, pour l’Etat, sans doute, l’usage du nouveau déféré laïcité. 

 

I. Rappel, très schématique, du droit en ce domaine

 

En raison de la pluralité de significations des crèches de la nativité (de Noël, donc), qui présentent un caractère religieux mais sont aussi des éléments des décorations profanes installées pour les fêtes de fin d’année, le Conseil d’État avait, non sans vaticinations, jugé que leur installation temporaire à l’initiative d’une personne publique, dans un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, est :

  • légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif,
  • illégale si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse (bref, en pareil cas… in hoc signo vinces…mais le signo on va le mettre ailleurs qu’en mairie… sauf peut-être en Alsace et en Moselle)

 

La présence dans d’autres bâtiments publics est plus largement acceptée (qu’on pense aux maisons de retraite par exemple…) sauf prosélytisme évident.

Mais est-ce opérationnel ? Comment savoir si on franchit la frontière entre le légal et l’illégal, entre la sanctification juridique et le péché ?

Bon Prince (de l’Eglise ?), les magistrats du Palais Royal nous ont donné un mode d’emploi via l’arrêt CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (n° 395122).

Citons le résumé fait par le Conseil d’Etat lui-même afin de ne pas perdre une miette de ce subtil (mais équilibré) jésuitisme. Afin de :

«  déterminer si l’installation d’une crèche de Noël présente un caractère culturel, artistique ou festif, ou si elle exprime au contraire la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse, le Conseil d’État juge qu’il convient de tenir compte du contexte dans lequel a lieu l’installation, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux et du lieu de cette installation.

Compte tenu de l’importance du lieu de l’installation, le Conseil d’État précise qu’il y a lieu de distinguer les bâtiments des autres emplacements publics :

• dans les bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, une crèche de Noël ne peut pas être installée, sauf si des circonstances particulières montrent que cette installation présente un caractère culturel, artistique ou festif ;

• dans les autres emplacements publics, compte tenu du caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année, l’installation d’une crèche de Noël est légale, sauf si elle constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

Faisant application de ces principes, le Conseil d’État casse les deux arrêts dont il était saisi, l’un qui avait jugé que le principe de neutralité interdisait toute installation de crèche de Noël, l’autre qui ne s’était pas prononcé sur l’ensemble des critères pertinents. Dans la première affaire, il juge que l’installation de crèche litigieuse méconnaissait le principe de neutralité. Il renvoie la seconde affaire à la cour administrative d’appel de Nantes, afin qu’elle se prononce sur l’ensemble des éléments à prendre en compte. »

 

Les applications au cas par cas peuvent être parfois très subtiles :

 


 

Plus largement, voir sur la position complexe et devenue subtile, nuancée, du juge sur la laïcité :

 

Voir aussi :

 

 

II. La question du référé utilisable pour les requérants

 

Si le droit est méconnu, naturellement les requérants peuvent obtenir l’annulation des décisions, explicites ou informelles, d’implanter une telle crèche.

Voir par exemple : TA Lille, 30 novembre 2016, n°1509979 ; CAA Marseille, 3 avril 2017, n° 15MA03863 ; TA de Dijon, 7 juin 2019, n° 1603353 ; TA de Dijon, 7 juin 2019 n° 1703010

Mais le référé est d’un usage plus malaisé, ce qui inquiètera les requérants et réjouira les défendeurs. En effet :

N.B. : voir ici un article de synthèse, récent, que nous avons tenté de rédiger sur le référé mesures utiles. 

D’où, donc, ce rejet récent par le Conseil d’Etat du recours au référé mesures utiles en ce domaine tant pour violation du caractère subsidiaire de ce référé qu’en raison du fait qu’il s’agit bien de s’opposer à une décision publique (i.e. celle d’installer une telle crèche), ce qui n’est pas possible en référé mesures utiles :

« La commune de Perpignan se pourvoit en cassation contre l’ordonnance du 21 décembre 2022 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier, à la demande de la Ligue des droits de l’homme, lui a enjoint, sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative, de retirer cette crèche dans un délai de vingt-quatre heures, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.
« 2. Aux termes de l’article L. 521-3 du code de justice administrative : ” En cas d’urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l’absence de décision administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l’exécution d’aucune décision administrative “. Saisi, sur le fondement de ces dispositions, d’une demande qui n’est pas manifestement insusceptible de se rattacher à un litige relevant de la compétence du juge administratif, le juge des référés peut prescrire, à des fins conservatoires ou à titre provisoire, toutes mesures que l’urgence justifie, notamment sous forme d’injonctions adressées à l’administration, à la condition que ces mesures soient utiles et ne se heurtent à aucune contestation sérieuse. En raison du caractère subsidiaire du référé régi par l’article L. 521-3, le juge saisi sur ce fondement ne peut prescrire les mesures qui lui sont demandées lorsque leurs effets pourraient être obtenus par les procédures de référé régies par les articles L. 521-1 et L 521-2 du code de justice administrative. Enfin, il ne saurait faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative, même celle refusant la mesure demandée, à moins qu’il ne s’agisse de prévenir un péril grave.
« 3. L’ordonnance attaquée a fait obstacle à l’exécution de la décision implicite du maire de Perpignan, révélée le 25 novembre 2022 par l’installation elle-même, d’exposer de manière temporaire une crèche de la Nativité dans l’espace public pendant les fêtes de fin d’année. D’une part, les effets de cette ordonnance pouvaient être obtenus par une procédure de référé régie par l’article L. 521-1 du code de justice administrative et, d’autre part, il ne ressortait pas des pièces du dossier soumis au juge des référés que la mesure sollicitée ait été de nature à prévenir un péril grave. Dès lors, en faisant droit à la demande de la Ligue des droits de l’homme sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative, le juge des référés a entaché son ordonnance d’erreur de droit
« 4. Il ressort toutefois des pièces du dossier que la crèche de la Nativité n’est plus exposée dans le patio de l’hôtel de ville situé place de la Loge à Perpignan.»

Conseil d’État, 26 juillet 2023, n° 470109

Alors aucune voie de référé ne serait possible avec un minimum de sécurité pour les requérants ? Ou, pour se positionner de l’autre côté, un tel référé sera-t-il gagné à tout coup en défense ?

NON. Car il existe une autre voie de droit. Mais qui n’est ouverte qu’à l’Etat. C’est celle du déféré laïcité avait été une des grandes batailles du projet de loi séparatisme / RPR :

 

Après que la polémique ait commencé à enfler, avec des critiques du CNEN et du Conseil d’Etat, l’article 2 du projet de loi avait fini par être adouci.… pour aboutir dans le texte final à un régime assez ordinaire avec le texte définitif (loi n° 2021-1109 du 24 août 2021) que voici ainsi présenté :

 

Le texte finalement adopté prévoit que lorsque le préfet défère l’acte au tribunal administratif et en demande la suspension provisoire, il est statué sur cette demande de suspension dans un délai de quarante-huit heures, comme tel est le cas pour les actes de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle. Mais ce délai raccourci s’applique si l’acte de la collectivité est de nature à « porter gravement atteinte au principe de neutralité des services publics ».

Les crèches de la nativité pourraient donner lieu à application de ce régime, en tous cas probablement (on pourrait débattre de la gravité d’une telle atteinte cela dit)/

Citons l’article L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales (CGCT), lequel dispose que :

« Le représentant de l’Etat dans le département défère au tribunal administratif les actes mentionnés à l’article L. 2131-2 qu’il estime contraires à la légalité dans les deux mois suivant leur transmission […]
« Le représentant de l’Etat peut assortir son recours d’une demande de suspension.
« 
Il est fait droit à cette demande si l’un des moyens invoqués paraît, en l’état de l’instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué. Il est statué dans un délai d’un mois.
« 
Jusqu’à ce que le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué par lui ait statué, la demande de suspension en matière d’urbanisme, de marchés et de délégation de service public formulée par le représentant de l’Etat dans les dix jours à compter de la réception de l’acte entraîne la suspension de celui-ci. Au terme d’un délai d’un mois à compter de la réception, si le juge des référés n’a pas statué, l’acte redevient exécutoire.
« 
Lorsque l’acte attaqué est de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle, ou à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat dans la quinzaine de la notification. En ce cas, le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat ou un conseiller d’Etat délégué à cet effet statue dans un délai de quarante-huit heures.
« 
L’appel des jugements du tribunal administratif ainsi que des décisions relatives aux demandes de suspension prévues aux alinéas précédents, rendus sur recours du représentant de l’Etat, est présenté par celui-ci. »

Ce n’est pas à proprement parler un « déféré laïcité » nouveau, un nouveau type de recours donc, contrairement à ce qui est proclamé avec amusement ou indignation ici ou là. C’est plutôt un nouveau cas d’entrée d’un déféré préfectoral avec des conditions un brin différentes d’obtention de la suspension quand à ce déféré est adjoint un référé suspension. Mais trève d’inutiles — et subjectifs — débats de taxonomie.

Voici la circulaire (instruction du 31 décembre 2021) qui a été diffusée à ce sujet :

circulaire BOMI déféré laïcité 202112

 

Une des premières illustrations, sinon la première, avait été l’affaire du Burkini dans les centres aquatiques (piscines) de Grenoble, conduisant à une intéressante (et très débattue) décision du Conseil d’Etat :

 

 

Encore faut-il que la Préfecture trouve un moyen sérieux. Sinon, point de miracle (comme l’a démontré le juge des référés du TA de Montreuil).

Source : TA Montreuil, ord., 17 février 2023, n°2301691. Voir ici notre article à ce sujet.