Diffamation : est-il constitutionnel que le juge ne puisse prendre aucune mesure conservatoire, dans l’intérêt du diffamé, le temps que s’écoule le délai de dix jours prévu pour que la défense puisse faire valoir « l’exception de vérité » ?
Réponse : OUI le Conseil constitutionnel a, hier, validé ce délai, utile pour les droits de la défense, tout en rappelant que ce délai peut, pour les périodes pré-électorales (élections politiques ou professionnelles), être réduit.
Le droit des diffamations et des injures forme une matière subtile, complexe, délicate, à qui je dédie une affection toute particulière. Voir d’ailleurs, à la fin du présent billet de blog, des liens de renvoi vers quelques uns de nos articles…
Voir en très, très résumé, un petit tableau en ces domaines :
S’agissant plus spécifiquement de la diffamation, existe une originalité de procédure : celui qui se fait accuser d’avoir diffamé dispose d’un délai de dix jours pour « être admis à prouver la vérité des faits diffamatoires », bref… pour être admis à faire valoir l’exceptio veritatis (i.e.« l’excuse de vérité » ou « l’exception de vérité »)… ce qui ne veut pas dire qu’il a dix jours pour prouver que ce qu’il disait EST vrai : cette notion est plus subtile que cela (et en sus n’est pas acceptée dans certains cas).
Précisons qu’il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que ce délai de dix jours s’applique non seulement en matière pénale, mais aussi en matière civile, y compris en référé.
Ce délai fait débat au point de donner lieu à saisine du Conseil constitutionnel.
Ce délai est-il trop bref ? Il ne nous l’a jamais semblé et ce pour deux raisons :
- il appartient à celui qui s’exprime, avant de s’exprimer, de vérifier que ce qu’il affirme est vrai ou semble l’être avec assez de scrupule… pour qu’ensuite il ne lui faille pas beaucoup de temps pour en apporter la preuve après coup. Il n’y a jamais eu selon moi donc d’atteinte aux droits de la défense en raison de la brièveté d’un tel délai.
- tout ce qui peut concourir, sans dommage pour les droits de la défense, à laver promptement l’honneur d’une personne diffamée… est bon à prendre.
Mais si le Conseil constitutionnel a été saisi, ce n’est pas en raison de la brièveté parfois supposée et regrettée de ce délai… mais au contraire en raison de sa longueur.
La société requérante soutenait en effet que ce délai, fixé par les dispositions de l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881, telles qu’interprétées par la Cour de cassation, interdisent à la juridiction civile des référés, saisie par une personne qui s’estime victime d’une diffamation, de statuer avant l’expiration d’un délai de dix jours à compter de cette saisine, ce qui empêcherait le prononcé de mesures conservatoires de nature à préserver ses intérêts.
Il en résulterait une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif. Par ailleurs, elle reproche aux dispositions de l’article 54 de la même loi de ne pas écarter l’application de ce délai de dix jours lorsque la diffamation intervient durant une campagne électorale, notamment en vue d’élections professionnelles, et vise une personne autre qu’un candidat. Il en résulterait, là encore, une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif, ainsi que du principe de sincérité du scrutin garanti, en particulier, par l’article 3 de la Constitution.
On le voit, la requérante visait à censurer ce régime (et à vrai dire plus l’interprétation qu’en fait la Cour de cassation que le texte même de la loi), pour permettre des mesures juridictionnelles provisoires sans attendre le délai de dix jours, avec éventuelles adaptations en période pré-électorale.
… ce qui se heurte là assez directement aux droits de la défense, mais qui, sans jeux de mots, se défend(ait), justement.
Le Conseil constitutionnel pose que :
- ce délai de dix jours est une garantie en faveur de l’exercice de la liberté d’expression et de communication et des droits de la défense (le temps de préparer ladite défense).
- ce régime est efficace au bout de ces dix jours, si c’est ce qu’il faut comprendre de cette formulation un peu absconse : « si les dispositions contestées empêchent le juge de statuer sans délai, y compris à titre conservatoire, elles ne privent pas la personne qui s’estime diffamée de la possibilité d’obtenir, à l’expiration du délai de dix jours, que soient prescrites les mesures nécessaires à la protection de ses intérêts. D’autre part, ces dispositions ne font pas davantage obstacle à ce que cette personne puisse obtenir réparation du préjudice que lui a, le cas échéant, causé la diffamation.»
- et donc que le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, la liberté d’expression et de communication et les droits de la défense et, d’autre part, le droit à un recours juridictionnel effectif.
- le délai de dix jours peut être réduit en période préélectorale avant une élection politique ou professionnelle et rappelle sur ce point l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881…. Nous nous interrogeons d’ailleurs sur le point de savoir si les formulations du Conseil constitutionnel, sur ce point, doivent être interprétées comme un rappel de la loi et de la jurisprudence de la Cour de cassation, ou si ne s’y glisse pas un discret rappel à la Cour de cassation de bien réduire le délai de dix jours à l’approche de telles élections et ce un peu plus que ce qui se pratique… mais bon :
- il nous semble que ce délai est respecté et que, même, la période pré-électorale en question a été largement appréciée par la Cour de cassation (voir en ce sens la jurisprudence citée ici)
- sur ce point voir aussi le nouveau référé de l’article L. 163-2 du code électoral : voir Lois fake news / infox et période électorale : premier référé ).
Voici cette décision rendue hier : décision n° 2020-863 QPC du 13 novembre 2020 (Société Manpower France [Délai de dix jours accordé au défendeur en matière de diffamation]) :
https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020863QPC.htm
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- ô rage, ô désespoir des maires… OUTRAGE, ô espoir des maires ?
- Un maire insulté sera, enfin, en droit, un maire outragé
- etc.
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