Peut-on appliquer la jurisprudence Czabaj à un contentieux contractuel ? [suite — et pas fin — du feuilleton]

Entre la défense de la légalité des actes (et donc la sanction des actes illégaux), ou des droits de chacun en responsabilité, et la sécurité juridique (et donc la non sanction des actes illégaux ou de l’irrespect des droits de chacun, au delà d’un certain délai), l’équilibre ne cesse, depuis quelques années, de progresser en défaveur de la légalité des actes (I).

Ce mouvement n’est certes pas sans limites (II) mais il grignote ces temps-ci le domaine contractuel…

Or voici que ce domaine rebondit avec :

• la CAA de Paris qui applique la jurisprudence Czabaj aux contentieux de l’indemnisation consécutive à l’illégalité d’une passation de DSP mais nous sommes là dans un domaine qui diffère des contentieux contractuels et précontractuels), une jurisprudence qui pourrait être débattue au regard de l’arrêt « Centre hospitalier de Vichy » du Conseil d’Etat, cela dit.

• la CAA de Lyon qui estime que cette jurisprudence ne s’applique pas au stade des règlements financiers de marchés publics.

• la CAA de Marseille qui, quant à elle, vient de poser que cette jurisprudence Czabaj s’applique aux recours de pleine juridiction devant être exercé dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, et ce en cas de publicité incomplète

L’application de la jurisprudence CZABAJ en matière contractuelle reste donc encore très débattue, mais avec quelques lignes qui semblent pouvoir commencer d’être dégagées (III).

 

 

I. L’arrêt Czabaj s’inscrit dans un cadre plus large qui étend le principe de sécurité juridique versus la défense de la légalité des actes

 

Entre la défense de la légalité des actes (et donc la sanction des actes illégaux), ou des droits de chacun en responsabilité, et la sécurité juridique (et donc la non sanction des actes illégaux ou de l’irrespect des droits de chacun, au delà d’un certain délai), l’équilibre ne cesse, depuis quelques années, de progresser en défaveur de la légalité des actes.

Ainsi, les actes individuels non notifiés ou mal notifiés  ne peuvent plus être attaqués indéfiniment (un délai — indicatif — d’un an pour engager un recours étant alors appliqué par le juge mais avec des modulations au cas par cas). Voir :

Ce mouvement est à rapprocher d’autres. Citons :

 

Revenons donc sur cette jurisprudence CZABAJ qui vient de connaître un coup d’arrêt après une série d’arrêts qui en traduisaient l’apparente irrésisitible ascension.

A la base, on avait un texte de la partie réglementaire du Code de justice administrative qui posait que faute de notification en bonne et due forme des voies et délais de recours, c’était sans condition de délai que pouvait agir un requérant.

Plutôt que de demander au pouvoir réglementaire de modifier ce texte (le bonheur juridique pouvant être aussi simple qu’un coup de fil…), il a plu au juge administratif de se simplifier la tâche en posant que cette règle devait être contre-balancée par un principe de sécurité juridique conduisant donc à ce fameux délai indicatif d’un an au delà duquel le requérant ne peut plus agir.

Cette jurisprudence a été étendue :

 

Dès lors, pour emprunter une formule vue sur twitter, brillamment concoctée (certes avec un brin d’excès) par un confrère (#Grégory‏ @sisyphe1801), la « sécurité juridique n’a plus de limite »…. disons qu’elle en a de moins en moins (en retour de balancier sur le mouvement de la jurisprudence des années 90 et 2000…

 

II. La sécurité juridique a néanmoins quelques limites

 

L’extension de la jurisprudence Czabaj et des autres lignées conduisant à privilégier la sécurité juridique sur la légalité a néanmoins connu quelques limites.

Une première limite, prévue par l’arrêt Czabaj lui-même, repose sur l’appréciation par le juge du comportement de l’administration à ce stade. Voir :

 

Une autre porte sur les cas de fraude, conduisant à des solutions subtiles :

 

Surtout, le Conseil d’Etat a posé que cette règle ne trouve pas à s’appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique qui, s’ils doivent être précédés d’une réclamation auprès de l’administration, ne tendent pas à l’annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics ou, en ce qui concerne la réparation des dommages corporels, par l’article L. 1142-28 du code de la santé publique (CSP).

Source : CE, 17 juin 2019, n° 413097 (aff. centre hospitalier de Vichy)

 

Le délai raisonnable de recours issu de la jurisprudence Czabaj ne s’applique pas non plus à la contestation par un contribuable du rejet implicite de sa réclamation d’assiette. Voir :

 

Enfin, il n’est pas certain que l’arrêt Czabaj ne souffre pas un peu de son prochain passage devant la CEDH… Voir :

III. Quelle application de Czabaj aux contentieux contractuels ? A cette importante question, il nous semble que le juge administratif n’a pas encore apporté de réponse nette, mais une décision récente de la CAA de Marseille, en sus des décisions un peu plus anciennes des CAA de Paris et de Lyon, apporte un nouvel élément à ce débat qui commence à se clarifier

 

Cette expansion de l’arrêt Czabaj va-t-elle s’étendre aux contrats ?

En fait, dès 2016, il s’est trouvé un TA pour, en citant expressément l’arrêt Czabaj, appliquer ce régime au domaine contractuel.

Voir TA La Réunion, 19 octobre 2016, n° 1601022 :

Et la meilleure doctrine de poser dès 2017 que :

« Rien ne paraît d’ailleurs s’opposer à ce que la jurisprudence « Czabaj » dont elle constitue une application en connaisse d’autres en matière contractuelle et soit par exemple étendue au contentieux des actes (unilatéraux) détachables de la conclusion des contrats passés par des personnes publiques, pour ce qu’il en reste.»
(in 
Contrats et Marchés publics n° 1, Janvier 2017, repère 1, « Sur la réforme du Code de justice administrative et quelques évolutions récentes du contentieux administratif des contrats » par MM. François LLORENS et Pierre SOLER-COUTEAUX)

N.B.: voir aussi, dans le même, sens, la remarque finale in Yann SIMONNET, Contrats et Marchés publics n° 6, Juin 2018, étude 9, Contentieux contractuel : réflexions sur le champ d’application des dispositions réglementaires du Code de justice administrative.

Voir aussi par analogie pour les redevances d’occupation domaniale : CAA Paris, 31 juillet 2019, n° 18PA03062. 

Un autre TA est allé dans le même sens que celui de La Réunion, toujours en matière contractuelle, avec application nette de l’arrêt Czabaj (TA Lyon, 12 juillet 2018, n° 1609526).

Le TA de Lille a, lui aussi, de rendre un jugement très net en ce sens, obtenu par la communauté urbaine de Dunkerque et la commune de Dunkerque. Il s’agissait en l’espèce d’un contentieux dit « Tarn-et-Garonne ». Rappelons que dans cet arrêt d’assemblée, en date du 4 avril 2014 (CE Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994), le Conseil d’Etat a posé que :

« Considérant qu’indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l’excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d’un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles».

Ce recours est encadré car il doit:

« être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi »

Et surtout c’en est fini depuis 2014 des modalités cursives de recours contre les contrats qui faisaient les délices des enseignements de droit administratif puisque désormais :

« la légalité du choix du cocontractant, de la délibération autorisant la conclusion du contrat et de la décision de le signer, ne peut être contestée qu’à l’occasion du recours ainsi défini ; que, toutefois, dans le cadre du contrôle de légalité, le représentant de l’Etat dans le département est recevable à contester la légalité de ces actes devant le juge de l’excès de pouvoir jusqu’à la conclusion du contrat, date à laquelle les recours déjà engagés et non encore jugés perdent leur objet ; »

 

L’extension de cette jurisprudence a donné lieu à moult articles sur le présent blog. Voir :

 

Donc non seulement, en l’espèce, se posait la question de l’application, ou non, de la jurisprudence Czabaj hors de son champ d’application originel, à savoir les actes unilatéraux mais, par surcroît, nous étions dans un cadre de ce contentieux encore assez neuf dit « Tarn-et-Garonne ». Et le TA de Lille de rappeler que :

« Ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi.»

 

OUI mais le TA l’a combiné avec l’arrêt CZABAJ par un point 3 de principe :

« 3. Toutefois, le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment un contrat administratif dans le cas où l’administration a omis de mettre en oeuvre des mesures de publicité appropriées. En cette hypothèse, les tiers ne peuvent exercer de recours juridictionnel contre le contrat au-delà d’un délai raisonnable, qui ne saurait, sous réserve de circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, excéder un an à compter de la date à laquelle celui-ci en a eu connaissance. »

 

Voici cette décision : TA Lille, 15 octobre 2019, n° 1706673 :

 

Puis la CAA de Paris a appliqué le délai raisonnable de l’arrêt Czabaj, non pas à un recours contractuel ou précontractuel, mais à une demande indemnitaire due à l’illégalité d’une passation de DSP. La CAA a appliqué cette jurisprudence, tout en estimant qu’en l’espèce la demande indemnitaire (ou plutôt sa réédition) n’était pas tardive. Voir CAA de PARIS, 9 avril 2021, 19PA01935 (voir ici.) On signalera que sur ce point, on aurait pu s’interroger sur l’application des règles de l’arrêt Centre hospitalier de Vichy, précité.

 

Le cadre semblait donc être celui d’une  d’une extension du champ de Czabaj aux domaines des contentieux contractuels.

 

A cette extension, la CAA de Lyon a apporté un coup d’arrêt, au moins dans un domaine spécifique : celui du règlement financier d’un marché public et principe de sécurité juridique.

Avec un argument intéressant, ainsi résumé par le site ALYODA, selon lequel nul besoin d’appliquer Czabaj puisque l’objectif de sécurité juridique est assuré par les règles de prescription en ce domaine :

« La prise en compte de l’objectif de sécurité juridique, qui implique notamment que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée, à défaut de stipulation contractuelle invocable, par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics. »

Source : https://alyoda.eu/index.php?option=com_content&view=article&id=3230:reglement-financier-d-un-marche-public&catid=244&Itemid=213

On retrouve là exactement le même raisonnement que dans l’affaire CE, 17 juin 2019, n° 413097

Source : CAA Lyon, 4ème chambre – N° 21LY00022 – Société Majolane de Construction – 7 octobre 2021 – C+

Voir l’intéressant commentaire de la DAJ de Bercy à ce sujet :

 


 

C’est dans ce cadre que la CAA de Marseille vient de rendre une décision qui, elle, accepte le délai d’un an de l’arrêt Czabaj.

Cet arrêt, classé, lui aussi en C+, porte sur les recours de plein contentieux en contestation de la validité d’un contrat administratif par un concurrent évincé. Un tel recours de pleine juridiction devant être exercé dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées. La CAA admet l’application de la jurisprudence Czabaj en cas de publicité incomplète.

Voici l’analyse publiée sur Ariane :

Indépendamment des actions dont les parties au contrat disposent devant le juge du contrat, tout concurrent évincé de la conclusion d’un contrat administratif est recevable à former devant ce même juge un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ces clauses, qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires. Ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi.

Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment un contrat administratif. Dans le cas où l’administration a omis de mettre en oeuvre les mesures de publicité appropriées permettant de faire courir le délai de recours de deux mois, un recours contestant la validité du contrat doit néanmoins, pour être recevable, être présenté dans un délai raisonnable à compter de la publication de l’avis d’attribution du contrat. En règle générale, et sauf circonstance particulière dont se prévaudrait le requérant, un délai excédant un an ne peut être regardé comme raisonnable.

Toutefois, « la présentation de conclusions indemnitaires par le concurrent évincé n’est pas soumise au délai de deux mois suivant l’accomplissement des mesures de publicité du contrat, applicable aux seules conclusions tendant à sa résiliation ou à son annulation. »

 

Source : CAA de Marseille, 25 avril 2022, n° 19MA05387, C+

 

Tentative de synthèse provisoire

 

De tout ceci, tentons une synthèse :

  • la jurisprudence Czabaj, sous réserve de ce qu’en dira la CEDH (voir civ-avant), s’applique de plus en plus aux contentieux contractuels :
    • divers TA l’ont admis très librement 
    • la CAA de Paris a appliqué le délai raisonnable de l’arrêt Czabaj, non pas à un recours contractuel ou précontractuel, mais à une demande indemnitaire due à l’illégalité d’une passation de DSP.
    • la CAA de Lyon a apporté un coup d’arrêt, au moins dans un domaine spécifique : celui du règlement financier d’un marché public et principe de sécurité juridique.
    • la CAA de Marseille vient de l’admettre en recoursen contestation de la validité d’un contrat administratif par un concurrent évincé (mais pas pour la partie indemnitaire)
  • mais si des règles de prescription précises existent, Czabaj cède le pas (ce qui fait que, par exemple, pour les recours indemnitaires contractuels, les prescriptions propres aux créances évoquées devraient l’emporter sur le délai d’un an de l’arrêt Czabaj ; voir d’ailleurs en ce sens par analogie CE, 10 juillet 2020, n° 430769, aux tables)